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Les Couardes (en cours) (lundi, 13 octobre 2008)

images.jpgPuisque tout le monde rêve, moi non, moi je ne rêve pas, dis-je à Sigmund, dis-je à Grandpère, dis-je montant péniblement la côte, le chemin blanc des Couardes. Tu dis n’importe quoi, dit Grandpère, Sigmund ne dit rien, c’est à peine si on devine un lèger énervement à cette crispation du pied gauche dans le cuir souple de la chaussure noire. Pousse, pousse la brouette, pousse, ça grince, ça coince, ça souffre, ça claque sur la caillasse, allez bagnard pousse, pousse la brouette dans les couardes, bras distendus, muscles blancs, doigts sciés tordus – c’est l’arthrose (c’est l’âge [c’est la mauvaise santé], c’est ça c’est l’âge) – & la puanteur des détritus à vomir, à vomir parigot, à gerber.
Jours jours + jours + jours – affaire connue (cf. la Vie de famille), refrain connu, sifflottements irrésistibles – & jours de canicule, jours de froid, c’est selon, orage, molaires sensibles – ou est-ce incisives, si ce n’est canines acérées (chaud froid, ce n’est pas bon pour l’émail) gencives en sang, il faut se soigner – ôter – changer ? – sa peau est un souhait, on veut la lumière & l’orage, il pleut, il pleut des cordes, il pleut à seaux il grêle – c’est mauvais pour la vigne – odeur âcre des trottoirs des villes puantes, chaussée trempée, il fait froid pour ainsi dire – dans les vieux os, il fait froid toujours, toujours il fait froid, toujours trop tôt – Grand-père ne pars pas.
Grandpère ne pars pas. Grandpère est tombé, Grandpère dans la montée entrelesdeuxmurs (cf. entrelesdeuxrivières), tombé au calvaire du château d’eau, à mi-chemin entre bas & haut – il montait – personne n’a rien vu, sauf moi – l’enfant – & une litorne gloutonne. Cest le chant, voici le chant de l’origine, le chant sensible, ni propre, ni net, le chant de l’origine, voici le premier chant sensible, une espérance – tu n’as pas tenu tes promesses ! va te faire foutre (soit maudit) –, un chant à cinq tons, tout au plus le développement d’une petite pensée, un souper seul – a che barbaro appetivo ! –, travestit déjà mais pas encore démasqué – ouf ! Grandpère rigole, hérisse sa moustache blanche, retrousse ses lèvres, il a deux écorchures à la paume droite & le pantalon salit aux deux genoux & je prépare mes valises, je ne prétends pas tout savoir, je ne connais pas toute l’histoire – vieillir c’est grandir tout seul –, n’est-ce pas toute cette histoire, je ne la connais pas, pourtant il faudra bien qu’on y arrive en haut, tout en haut de cette côte, aux couardes, mais pour l’instant on est à moitié, ai-je pensé, en poussant les fermoirs de ma valise, à moins d’une heure du départ vers Middleburg, dans l’île où j’espère retrouver le sens de l’histoire, ai-je pensé en fermant la valise, après une demie-heure de traversée du détroit de l’Escaut (cf. Vent faste).
Mes doigts fatigués, ridés, gercés, craquelés, parcheminés, mes doigts d’enfant aux marques violettes, entre pouce & index – l’encre de l’apprentissage, l’encre violette deviendra bleue l’encre du savoir, puis noire l’encre du professionnel –, cette encre violette qui nous marque, qui tatoue la servilité dans l’homme, bon au travail, bon à l’abattage, viens, dit Rose, la maîtresse aux joues rouges & au col claudine, viens, tu sera chargé aujourd’hui du remplissage des encriers & la croix d’honneur épinglée sur la peau, l’honneur.
Je suis ici seul & tranquille & triste touchez-moi, touchez-moi – ne me touchez pas, oubliez-moi –, ici je monte la côte, je m’agenouille près de Grandpère, mes genoux nus sur les cailloux, le chemin blanc, la poussière, voix de la litorne sourde, tourmentée, préoccupée d’un homme, une trille sur l’arbre, écoute, Grandpère n’est pas mort. Grandpère est mort, quinze années plus tard, seul, le bonnet de nuit sur l’œil, son cœur ne fut jamais calme, jamais, il frappait sauvagement, il frappait la mort sauvagement, d’un bateau sur la vague, lui courbé sur le navire, le «Monp’ticoco», maintenant se trouve étrangement mort. Deux pensées coulissaient, où s’écoulent-elles maintenant, elle se tordent ici, cherchent après les morts. Je volais loin de la plainte, cherchez-moi, je n’ai jamais trouvé grand-chose, je n’ai pas vu le cercueil. La nuit, une seule flamme pour m’éclairer, la vieille la tenait haute, dressée sur ses talons de putain, sans larme, a bâillé de l’œil. Je n’ai jamais volé loin, ne me cherchez pas, je n’ai jamais trouvé grand-chose, le soleil est descendu, la cloche a retenti, je n’ai jamais volé loin, ne me cherchez pas, je n’ai jamais beaucoup trouvé.
Maintenant le chemin absorbe chaque pierre de mer & chaque fragment du pays, chaque abandon de nuages stocké au bord du ciel en paix, silencieux mais ferme & la forêt, les barrières, les murets & les dépôts de la mer, les vagues anciennes, claires, tout se repose. À l’ouest, le jour prochain est encore un luxe, maintenant que le plus petit feuillage agite la forêt retentit un son très calme, un repos à mon sens ,un repos.
& lui se repose & en bas l’eau, l’idée de la mer, au bord de cette forêt, un arbre & des nuages qui décorent le ciel & la vallée & les collines forment un jeu de couleurs, de mousses, maintenant que les dieux ne rêvent plus.
Grandpère, Grandpère, si inerte, non, je ne m’enfuis pas de la matière, je monte la côte des Couardes pour encore remplir mon devoir & tu pêches encore au remblai où chasse la buse variable, des ombres s’étendent sur le canal, je dois sauter la barrière, chercher le son qui va retentir & reposer, retentir sur le pont & de là planer, puis tomber, dans la cour, tombe maintenant.
La rivière, elle brille, il presse son côté, son cœur bruyant, la rivière, elle murmure, il tremble, il espère la fin de l’épouvante, il flambe & brille si volontiers, la forêt le relève, elle écoute le village maintenant & la vieille monte l’escalier, jusqu’à ce qu’il tombe dans mes bras ouverts.
Ainsi les merles ne chantent plus devant la barrière, leurs ailes d’argile, sous leurs airs de chrétien, ils inventent des polémiques & les poilus de quatorze ne peuvent même plus gagner un simple baiser.
Maintenant, dis-moi toi, pour la première fois, je t’aime, toi, maintenant, embrasses-moi, toi, pour la première fois & ne me parles que de toi & soit le baiser, le futile, l’imprévoyant & je dis, je suis très probablement, un imbécile moi & tu dis, assez.
C’est la minuit, les sexes sont sur les tombes, ils regardent la nostalgie & les bougies & le canal & le vent secoue tout vers le bas & les sexes rétrécissent & ma tête pèse sur les vagues gonflements & prends les baisers rouges, la pluie pure, pure qui coule & mes lèvre exultent contre le froid, je suis une grue & je rampe & m’attache sur la croix noire, tu m’envoies une vue chère, mais la vue a perdue la main les lèvres & chaque nuit est un luxe éternel & une nouvelle beauté glisse un sourire dans la tombe.
Je suis maintenant si riche, que même un désir est plus pauvre que moi, ma poitrine, ma pensée, mon âme, si calmement si étrangement sur mes lèvres le mot demeure, il repose sur mon haleine épouvantable, Grandpère ne répond pas.
Je leur ai échappé, je ne sais quel bond habile sous la lampe, dans ma chambre, silencieuse imprudence de le dire, cela les fait sortir des bois, comme si on avait allumé la lampe pour les aider à trouver la piste, les pieds nus dans des pantoufles rouges, emmitouflé dans cette robe de chambre, qu’avant moi papa portait, agenouillé au pied du lit de cuivre – dans la famille depuis plus de cent ans, perdu depuis vingt & des poussières d’âmes belliqueuses – pater noster qui es in cœlis sanctificetur nomen tuum, les mains jointes, ave maria gratia plena, la moiteur des mains, la moiteur des pieds, l’odeur épouvantable du corps prostitué, encore dans les narines dilatées, benedictus fructus ventris, les glaïeuls lourds, l’eau croupie dans le vase, ne nos inducas in tentationem, moite l’entrejambes où macèrent les breloques familiales, ne nos inducas in tentationem, il faut élucider l’inavouable, tout dort en paix sauf l’amour, dans la cité, dans le village au bord du fleuve boueux, au bord du canal.

Chapitre I de Les Couardes, travail en cours

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