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Fleur Jaeggy (lundi, 25 janvier 2010)

images.jpg« À quatorze ans j’étais pensionnaire dans un collège de l’Appenzell. En ces lieux où Robert Walser avait fait de nombreuses promenades lorsqu’il se trouvait à l’asile psychiatrique, à Herisau, non loin de notre institution. Il est mort dans la neige. Quelques photos montrent ses traces et la posture de son corps dans la neige. Nous ne connaissions pas l’écrivain. Et il était même inconnu de notre professeur de littérature. Parfois je pense qu’il est beau de mourir ainsi, après une promenade, de se laisser choir dans un sépulcre naturel, dans la neige de l’Appenzell, après presque trente années d’asile, à Herisau. Il est vraiment dommage que nous n’ayons pas connu l’existence de Walser, nous aurions cueilli une fleur pour lui. Kant lui-même, avant sa mort, fut ému lorsqu’une inconnue lui offrit une rose. En Appenzell, on ne peut faire autrement que de se promener. Si l’on regarde les petites fenêtres bordées de blanc et les fleurs laborieuses et incandescentes sur les appuis des fenêtres, on ressent une stagnation tropicale, une luxuriance tenue à bride haute, on a l’impression qu’à l’intérieur il se passe quelque chose de calmement obscur et un peu malade. Une Arcadie de la maladie. On dirait qu’il y a là une paix idyllique et mortelle, dans un éclat brillant. Une jubilation de chaux et de fleurs. À l’extérieur des fenêtres le paysage lance un appel, ce n’est pas un mirage, c’est un Zwang, disait-on au collège, une imposition. »

Fleur Jaeggy
Les années bienheureuses du châtiment
Traduit de l’italien par Jean-Yves Manganaro
Gallimard, 1992, rééd. 2004

Merci à Enrique Vila-Matas d'avoir attiré mon attention sur Fleur Jaeggy dans son indispensable Journal volubile.

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