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Claude Esteban (dimanche, 07 mars 2010)

Dans le fleuve


CE.jpg« Un homme, d’avoir tant souffert, s’est jeté dans le fleuve, et ce fut, puisqu’il s’agissait de Robert Schumann, une manière pour les autres, non pas de l’entendre mieux, mais de s’émouvoir. Peut-être que ce geste, ce dernier geste avant de disparaître, signifiait comme un appel. Mais rien ne put s’interposer, ni l’amour d’une femme, ni la grandeur de ce qu’il avait écrit. Et nous, qui venons si tard, comment faire pour le soutenir tout un moment, comment l’arracher à cette nuit, à ce flot, à ce désastre ? Aimer les morts qui sont plus nobles que nous, c'est nous donner encore une sorte d’excuse et nous enorgueillir absurdement d’être là. Où sont-ils, ces maîtres de notre âme ? Nous écoutons ce qu’ils nous ont laissé, des signes qui nous traversent, qui nous illuminent, mais eux, qui les firent surgir de leur malheur, où vont-ils ? C'est le soir, c’est un soir de ce même hiver, et je crois que je ne suis pas seul puisque je me retrouve dans la voix d’un violon et que je sais que c’est un peu de la grâce de Schumann qui m’habite, mais c’est vrai que je suis toujours moi, et que ma détresse ou mon désarroi, peut-être aussi ma confiance secrète, ce privilège d’être là et de ne pas mourir, je les dois à cette immense douleur devant laquelle je demeure démuni, rien d'autre en vérité qu’un spectateur qui passe. Et que cette substance mystérieuse de la mort me pénètre, je n’y puis rien changer. Comme ils demeurent seuls, les témoins sublimes de leur défaite, comme ils sont nus. Un accord, deux notes qui se rejoignent, et soudain l’espace les écartèle, c'est un peu de moi qui renonce à mourir, et qui va mourir là-bas, dans le mouvoir atroce du fleuve. »


Claude Esteban
Janvier, février, mars (pages)
Farrago, 1999

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