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Michel de Montaigne, 28 février 1533 (jeudi, 28 février 2013)

Montaigne_Essais_Manuscript.jpg« L’Histoire, c’est plus mon gibier, ou la poésie que j’ayme d’une particulière inclination. Car, comme disoit Cleantes, tout ainsi que la voix, contrainte dans l’étroit canal d’une trompette, sort plus aiguë & plus forte, ainsi me semble il que la sentence*, pressée aux pieds nombreux de la poésie, s’eslance bien plus brusquement & me fiert d’une plus vive secousse. Quand aux facultez naturelles qui sont en moy, dequoy c’est icy l’essay, je les sens flechir sous la charge. Mes conceptions & mon jugements ne marche qu’à tastons, chancelant, bronchant et chopant ; &, quand je suis allé le plus avant que je puis, si ne me suis-je aucunement satisfaict : je voy encore du pais au delà, mais d’une veuë trouble & en nuage, que je ne puis desmeler. &, entreprenant de parler indifferemment de tout ce qui se presente à ma fantaisie & n’y employant que mes propres et naturels moyens, s’il m’advient, comme il faict souvent, de rencontrer de fortune dans les bons autheurs ces mesmes lieux que j’ay entrepris de traiter, comme je vien de faire chez Plutarque tout presentement son discours de la force de l’imagination : à me reconnoistre, au prix de ces gens là, si foible & si chetif, si poissant & si endormy, je me fay pitié ou desdain à moy mesmes. Si me gratifie-je de cecy, que mes opinions ont cet honneur de rencontrer souvent aux leurs ; & que je vais au moins de loing apres, disant que voire. Aussi que j’ay cela, qu’un chacun n’a pas, de connoistre l’extreme difference d’entre eux & moy. & laisse ce neant-moins courir mes inventions aussi foibles & basses, comme je les ay produites, sans en replastrer & recoudre les defaux que cette comparaison m’y a descouvert. Il faut avoir les reins bien fermes pour entreprendre de marcher de front à front avec ces gens là. Les escrivains indiscrets de nostre siecle, qui, parmy leurs ouvrages de neant, vont semant des lieux entiers des anciens autheurs pour se faire honneur, font le contraire. Car cett’ infinie dissemblance de lustres rend un visage si pasle, si terni & si laid à ce qui est leur, qu’ils y perdent beaucoup plus qu’ils n’y gaignent. »

 

Michel de Montaigne

 Essais

Livre I. Chapitre XXVI


 * Phrase

 

12:54 | Lien permanent | Tags : michel de montaigne, essais