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Franck Venaille, « Visage du condottiere » (lundi, 19 novembre 2018)

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DR

 

« D’une douleur prégnante je cherche la raison

quand cesserai-je de porter à mon cou cette pancarte

où s’étale le mot : “c.o.u.p.a.b.l.e” ?

Pourrais-je enfin vivre et penser, agir, aimer et caresser

la chair de l’autre sans me croire installé

sur le bûcher de souffrir ?

D’une blessure ancienne suinte le pus.

Quelque chose se tord et ricane en moi.

Peut-être la vision que j’ai de l’infini.

Peut-être ce qui perdure en moi de primitif.

Rien que la sensation d’être cet homme désigné

fatigué de tirer l’attelage des jours.

Çà ! Ma douleur !

Ne pouvons-nous pas ajouter un brin de comique à nos rapports ?

(je me contenterai d’un pétale d’humour).

Déjà : on installe devant moi cette bouilloire.

Déjà : dans mon uniforme d’officier du 54e régiment des Trop Sensibles

je prie ma compagne de partager, avec moi, le breuvage fort !

C’est alors qu’un cheval avance sa tête par la fenêtre blonde ouverte

avec harmonie ses longs cils se mêlent aux broderies du rideau.

Ah ! Montagnes bleues peintes par l’Éternel !

Ah ! Mélodie rose de la fleur de lupin !

La douleur est bien là : n’est-elle pas organiquement mienne ?

Mais j’en fais don au pasteur intègre du village.

Et c’est d’un air léger que je termine de boire,

alors que

pour moi seul, cette femme entière

soulève sa voilette.

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En ces après-midi où surgissaient les merles

– petits orateurs agités et pugnaces –

je ne demandais rien d’autre à la vie que cela

partager avec eux le silence capiteux

me laisser abuser par leur si incompréhensible joie

et

pourquoi pas ?

à mon tour étendre sur ma douleur mes ailes noires

afin de la cacher au regard d’autrui

en ces après-midi où surgissaient les merles.

D’une chambre à l’autre

en leurs fenêtres ouvertes

passait, bon compagnon : le vent d’avril !

J’étais ce condottiere venu pour régner sur quelques icônes

forcément chastes. Ce soldat adossé à cet arrole noir

lui servant de rempart – main nue qui se tend au passage d’une jupe –

Rien que moi !

Tout de moi !

En ces après-midi où s’agitaient qui vous savez.

Elle était donc douce et lumineuse cette vie !

Pourquoi, soudainement, cette étrange odeur glissant dans les couloirs ?

Et d’où venait, rauque et rauque, cette roux rauque, qui :

s’élançait

contournait

s’immisçait partout, si rauque ?

De quelle poitrine ? Ça je le saurai.

De quels poumons ? On me le confiera.

De quel appartement avec vue sur le lac ?

Rauque et rauque cette toux signalant à toutes et tous

que, parmi eux, un être souffrant, sur sa couche, mal respirait.

En ces après-midi où surgissaient les merles. »

 

Franck Venaille

Tragique

Obsidiane, 2001, rééd. Poésie/Gallimard, 2010

11:28 | Lien permanent | Tags : franck venaille, visage du condottiere, tragique, obsidiane, poésiegallimard