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Gil Jouanard, « Dans le paysage du fond » (mercredi, 07 août 2019)

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© Héloise Jouanard

  

« C’était presque à coup sûr un chant, ou bien la vielle cagneuse du moulin à café qui éclairait le fond de la cuisine. Non, c’était plutôt un chant qui crépitait dans l’âtre ou bien les hésitations cuivrées de la pompe archaïque au-dessus de l’évier. C’était un chant ; et le blé parfumait jusqu’aux draps ; les graviers montaient en flammes douces dans la vacuité de la cour. On était là. Ou bien encore on portait le pain sous l’aisselle du bras droit, et la farine épousait le tricot de laine bleue.

 

Il y avait, contre le mur, une gerbe d’orties ; ou c’était l’avancée syncopée d’un lézard hésitant ; disons : une simple minute d’attention qui ne se serait pas laissée écarter. Ou bien, à l’inverse, c’est l’oubli qui fouillerait du bout d’une invisible perche la surface herbue d’une biographie aléatoire. Et les lumières tout au fond de l’étang, dessineraient la forme des fenêtres par lesquelles on regarderait se succéder les climats au hasard de la rue épaisse. Ou bien ce ne serait rien, sinon notre propre nom, notre nom propre, si commun, derrière l’écran de la distance prononcé par une voix que l’on aurait autrefois connue et qui viendrait s’émietter à travers les gouttes de pluie.

 

Ou bien ce ne serait rien d’autre qu’un reflet sur le bois peint en rouge du crayon ; et l’on se serait encore une fois de plus laissé embarquer dans une de ces aventures exploratoires dont nul ne saurait dire si l’on saura revenir.

 

Ou bien ce serait que l’on préfère décidément tout, fût-ce un mot de trop, plutôt que cette effroyable solitude qui vient nous prendre à la gorge à l’orée du bois.

 

De la table au tronc de merisier, il n’y a que l’épaisseur de cette feuille, qui hésite à se prendre pour celle de l’arbre ou plutôt pour celle, si infime, du fil d’étendage où viennent sécher les fruits maigres de ma sève.

 

De la table au tronc de merisier, il y a l’épaisseur de toute cette distance qu’il y a à franchir à travers mon regard ; il y a ce brouillard des mots qui voile pour toujours l’évidence. »

 

Gil Jouanard

Dans le paysage du fond

Isolato, 2013

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