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Hanz Magnus Enzensberger, « V. M. M. (1890-1986) » (samedi, 14 septembre 2024)

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DR

 

« Le souffle court, sous le pommier en fleur

derrière la datcha, glisse d’une fesse à l’autre,

sur son fauteuil d’osier, Viatcheslav Mihaïlovitch,

le survivant. En retraite, en retraite, en retraite.

 

Il est vrai que son cul de plomb n’est plus

ce qu’il était. Seul à sa chaîne de montre,

le taille-crayon rappelle les années radieuses

du Politburo. Il rumine, fait craquer ses doigts.

 

Un bolchevik insignifiant : groupe des “chimistes”.

J’ai moi-même été en prison ! (Justifications.)

Pour la révolte, pour la mort, prêt. De tous les côtés des souvenirs.

Les faits, mais ils ne sont que propagande, rien d’autre.

 

Par exemple autrefois la Chancellerie du Reich, la pluie

de novembre battait aux fenêtres. L’amitié entre nous

est cimentée avec du sang. A-t-il vraiment dit cela ?

Toasts éditoriaux mémorandums : l’histoire ?

 

une histoire ? Qui pourrait faire la différence !

Qui pourrait la retenir ? Bourdonnement des mouches

dans les arrière-salles et dans les cellules. Au procès-verbal :

Rebut. Chien enragé. Charogne dangereuse.

 

Sa propre femme, comme toutes les autres, déportée :

Avait-elle les yeux verts ou marron ? Et les enfants ?

Insignifiant : qu’est-ce que ça signifie ? Lavette !

criait Lénine. Une momie assise au soleil de mai.

 

Bourdonnement des mouches comme toujours. Survivant, en mémoire.

Somnolent, en conserve. Dans ses rêves,

il confond arrêts de mort et devoirs à faire à la maison.

Il a toujours été un bon élève. Il n’y a qu’en anglais

 

qu’il a baissé. Cocktail par exemple : un mot étranger,

incompréhensible. À ses oreilles qui entendent mal

ne gronde aucune détonation. Craquements de doigts.

Il écoute. Serait-ce les mouches ? Avec lenteur

 

reviennent les délicates Études, Rêverie, Un sospiro,

qu’il jouait autrefois à Kukarka,

district de Nolinsk, anno mil neuf cent trois,

plein d’expressivité et pénétré de nobles sentiments. »

 

Hans Magnus Enzensberger

Mausolée, précédé de Défense des loups et autres poésies

Traduction de Maurice Regnault et Roger Pillaudin

Préface d’Hédi Kaddour

Poésie / Gallimard, 2007

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