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poésie gallimard

  • Charles d’Orléans, « Belle, vous gardez souvenance… »

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    Charles d'Orléans & Marie de Clèves

    Tapisserie, 1460, Musée des Arts décoratifs, Paris

     

     

    « Belle, vous gardez souvenance,

    Comme j’en ai la conviction,

    De la très agréable alliance

    Qu’Amour fit entre vous et moi.

    Son secrétaire, Bonne Foi,

    Écrivit l’acte du traité,

    Puis Loyauté y apposa

    Son sceau pour attester le fait

    Au moment il le faudra.

     

    Joyeux Désir y fut présent,

    Qui, se gardant d’être passif,

    Mit le fait en application

    Au nom d’Amour, le puissant roi,

    Et, selon la loi de l’amour,

    De nos deux souhaits, pour garantie,

    Fit une même volonté :

    Il m’en souvient et souviendra

    Au moment où il le faudra.

     

    Mon cœur n’a confiance en personne,

    Pour garder l’acte, qu’en lui-même.

    Et, pour sûr, il m’est agréable

    De le voir loyal à ce point ;

    Et, par devoir, je lui conseille

    De toujours haïr Fausseté,

    Car Amour fera corriger

    Toute personne qui l’estime,

    Au moment où il le faudra.

     

    Envoi

     

    Réfléchissez à ce récit,

    Ma dame : au motif de la foi,

    Vraiment mon cœur vous poursuivra,

    Au moment où il le faudra ! »

     

    Charles d’Orléans

    mis en français moderne par Gérard Gros

    in En la forêt de longue attente

    Poésie Gallimard, 2001

     

     

  • Wisława Szymborska, « Certains aiment la poésie »

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    « Certains —

    donc pas tout le monde.

    Même pas la majorité de tout le monde, au contraire.

    Et sans compter les écoles, où on est bien obligé,

    ainsi que les poètes eux-mêmes,

    on n’arrivera pas à plus de deux sur mille.

     

    Aiment —

    mais on aime aussi le petit salé aux lentilles,

    on aime les compliments, et la couleur bleue,

    on aime cette vieille écharpe,

    on aime imposer ses vues,

    on aime caresser le chien.

     

    La poésie —

    seulement qu’est-ce que ça peut bien être.

    Plus d’une réponse vacillante

    furent données à cette question.

    Et moi-même je ne sais pas, et je ne sais pas, et je m’y accroche

    comme à une rampe salutaire. »

     

    Wisława Szymborska, « Fin et début » 1993

    in De la mort sans exagérer, poèmes 1957-2009

    Préface et traduction de Piotr Kaminski

    Poésie / Gallimard 2018

  • Franck Venaille, « Ô voici des ruines »

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    DR

     

    « ô voici des ruines combien pénibles à franchir l’amoncellement de pierres voici qu’il forme rivière à traverser et le lit de l’eau craque et murmure

     

     

     

    mais qu’il fait tendre également dans la douceur des peaux, l’odeur prégnante du foin qui fut hier ramassé par un essaim d’enfants parlant langue immature

     

     

     

    et te voici allant seule dans ton corps, allant si claire toi sur qui, en entier, repose l’instinct de vie, retournez-vous allant à vos travaux, saluez celle-là

     

     

     

    dis-je à l’entour mais nul n’écoute et les oiseaux dans l’alpage s’installent formant damier sur lequel prudemment les longs doigts d’un dieu bougent les figurines

     

     

     

    mes angelots au plumage de flammes dirait-on près de la fontaine vous vous querellez est-ce en vous sentiment d’une mort à venir ou simple soif qui s’exprime enfançons ! »

     

    Franck Venaille

    Tragique

    Osidiane, 2001, rééd. Poésie / Gallimard, 2010

  • Herberto Helder, « Du monde »

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    DR

     

    « Celui qui atteint son poème par ce que les poèmes ont de plus haut,

    touche au lieu où c’en est fini du monde : je ne le veux pas

    pour le charme, ou l’erreur, dit-il,

    je le veux pour l’étoile plénière qui existe à certains endroits de certains poèmes

    abrupts, sans indication d’auteur.

    Il y découvrit ce que tout cela contenait

    d’âpreté :

    plutonium, l’abîme.

    La lune travaillait à la vitesse de la splendeur.

    Les clous vivants au-dedans de la tête, je sais.

    Un vase fait sur le vif, soufflé chaud, dit-il, je sais.

    Le système du son au plus secret du poème à jamais,

    poème intact, de

    musique et

    d’exaltation.

    Où se trouve pour le délire, dans la partie

    haute, dévorée par l’or, la partie inhospitalière.

    Hanté aussi par le plus simple :

    quantité et fraîcheur, un exemple :

    les fruits enivrent.

    Quelqu’un a dit : l’étoile absolue a pénétré ta douceur.

    De traverse en traverse d’os – parce que tu étais vierge – alors elle te transmua,

    fils.

    La bouche meurtrie par l’air inspiré, l’air expiré.

    Brûlé là où la chair se ferme, ou bien ouvert peut-on

    dire

    comme un trou de matière maternelle.

    Un âpre tas de sacs en haut :

    des sacs brillants, des sacs de sang amarré.

    ————

     

    Miroir qui regarde un miroir : image

    arrachant à l’image, oh

    merveille de sa profondeur même, l’eau vive

    que son œuvre enchâsse, lumière tissée

    pour qu’on voie la lumière.

    ————

     

    Œuvre à cette chose ancienne tandis que le monde marche

    sur son centre,

    comme si chaque point de ton ouvrage formait le cœur du monde. »

     

    Herberto Helder

    « Du monde » – 1994

    in Le poème continu – 1961-2008

    Traduit du portugais par Magali Montagné et Max de Carvalho

    Préface de Patrick Quillier

    Chandeigne, 2002, réédition, Poésie / Gallimard, 2010

  • Wisława Szymborska, « Prêt-à-vivre »

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    © : Elżbieta Lempp

     

    «Voilà du prêt-à-vivre.

    Pièce sans répétition.

    Corps sans essayage.

    Tête sans réflexion.

     

    J’ignore le rôle qu’on me fait jouer.

    Je sais seulement qu’il est à moi, non échangeable.

     

    De quoi parle la pièce, je n’ai pas d’autre choix

    que de le deviner une fois sur scène.

     

    Préparée à la diable pour cet honneur de vivre,

    j’ai du mal à tenir le rythme qu’on m’impose.

    J’improvise, bien que cela me fasse horreur,

    je bute à chaque instant sur l’ignorance des choses.

    Mes manières fleurent sans doute la province.

    Mes instincts n’ont sûrement rien de professionnel.

    Le trac est une excuse, et une humiliation.

    Je trouve cruelles ces circonstances atténuantes.

     

    Mots et réflexes qu’on ne peut retirer,

    l’inventaire des étoiles plein d’erreurs,

    caractère ? Un manteau boutonné en courant.

    Telles sont les conséquences pénibles de la hâte.

    Si j’avais pu seulement répéter un mardi,

    ou revoir les détails d’un jeudi, juste un seul !

    Mais voilà vendredi au scénario obscur.

    “Est-ce correct ?” croassé-je (on ne m’a pas laissé

    le temps de m’éclaircir la gorge en coulisses).

     

    Et ce n’est pas, hélas, une audition sommaire,

    dans un studio provisoire. Certes, non.

    Traversant le décor, je vois qu’il est solide.

    La précision des accessoires m’étonne.

    La scène tournante semble rodée depuis longtemps.

    Nébuleuses toutes banchées, jusqu’à la plus lointaine.

    Je n’ai plus aucun doute, c’est la première – et

    quoi que je fasse maintenant,

    deviendra à jamais la chose que j’aurai faite. »

     

     

    Wisława Szymborska

    Grand nombre (1976)

    in De la mort sans exagérer – Poèmes 1957-2009

    Préface et traduction du polonais de Piotr Kaminski

    Poésie / Gallimard, 2018

  • Volker Braun, « Ripaille nocturne avec Su Dung-po (1036-1101) »

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    « Sur le sol je me repose

    De

    Ma poitrine coule l’eau

    D’où

     

    Sources jaillissant des pierres

     

    L’espoir est insensé

    Tout comme le désespoir

    Personne ne boit ? Demande le drap :

    “Laisse écouler le reste de ta vie…”

     

    J’ai bien trop de sueur

    Mais pas assez d’encre

    Et salive plus que patience

    Pour décrire le monde

    Jusqu’à ce que je me tarisse — »

     

    Volker Braun

    Poèmes choisis

    Traduit de l’allemand par Jean-Paul Barbe et Alain Lance

    Préface d’Alain Lance

    L’oreille du loup, 2001, réédition : Poésie / Gallimard, 2018

  • Ingeborg Bachmann, « Une sorte de perte »

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    DR

     

    « Utilisés en commun : des saisons, des livres et une musique.

    Les plats, les tasses à thé, la corbeille à pain, des draps et un lit.

    Un trousseau de mots, de gestes, apportés, employés, usés.

    Respecté un règlement domestique. Aussitôt dit. Aussitôt fait. Et toujours tendu la main.

     

    De l’hiver, un septuor viennois et de l’été je me suis éprise.

    De cartes, d’un nid de montagne, d’une plage et d’un lit.

    Voué un culte aux dates, déclaré les promesses irrévocables,

    porté aux nues un Quelque chose et pieusement vénéré un Rien,

     

    (— le journal plié, la cendre froide, un message sur un bout de papier)

    intrépide en religion, car le lit était l’église.

     

    La vue sur la mer produisait ma peinture inépuisable.

    Du haut du balcon il fallait saluer les peuples, mes voisins.

    Près du feu de cheminée, en sécurité, mes cheveux avaient leur couleur extrême.

    Un coup de sonnette à la porte était l’alarme pour ma joie.

     

    Ce n’est pas toi que j’ai perdu,

    c’est le monde. »

     

    Ingeborg Bachmann

    « Poèmes 1964-1967 »

    in Toute personne qui tombe a des ailes

    Édition, introduction et traduction de l’allemand (Autriche) par Françoise Rétif

    Poésie / Gallimard, 2015

  • Wisława Szymborska, « Ça va sans titre »

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    DR

     

    « Voilà où l’on en est : moi assise sous un arbre,

    au bord d’une rivière,

    un matin de soleil.

    Événement futile que l’histoire

    ne retiendra nullement.

    Ni bataille, ni traité

    dont on sonde les motivations,

    ni le meurtre mémorable d’un tyran.

     

    Et pourtant me voilà assise, c’est un fait.

    Et puisque je suis ici, tout près de la rivière,

    je serai bien venue ici de quelque part,

    sans dire qu’auparavant

    j’aurai bien vadrouillé dans pas mal d’autres endroits.

    Tout comme les grands conquérants

    avant qu’ils ne montent à bord.

     

    L’instant le plus fugace eut un passé illustre,

    son vendredi précédant son samedi,

    son mois de mai avant le mois de juin.

    Ses horizons aussi réels que

    dans les jumelles du général.

     

    L’arbre est un peuplier enraciné depuis des lustres.

    La rivière s’appelle Raba et ne coule pas d’hier.

    Le sentier qui traverse les buissons,

    ne fut pas frayé aujourd’hui.

    Le vent qui chasse les nuages,

    les aura amenés par ici.

    Et bien que tout autour rien d’important ne se passe

    le monde n’est pour autant pas plus pauvre en détails,

    ou plus mal défini, ses fondements plus faibles

    qu’au temps où l’emportaient les grandes migrations.

     

    Le silence n’appartient pas en propre aux grands complots.

    On voit le cortège des raisons ailleurs qu’aux couronnements.

    Les dates anniversaires des révolutions sont rondes,

    mais pas plus qu’un caillou qu’on foule près du fleuve.

     

    Elle est complexe et dense, la broderie des fortunes.

    Le point de croix de la fourmi dans l’herbe.

    L’herbe dans le sol ourlée.

    Motif que tisse dans la vague – la navette du bout de bois.

     

    Ainsi donc, par hasard je suis et je regarde.

    Au-dessus, un papillon blanc agite dans les airs,

    ses ailes qui ne sont et ne seront qu’à lui,

    et l’ombre qui soudain traverse mes deux mains

    n’est pas une autre, ni quelconque, mais la sienne.

     

    Voyant cela, je perds toujours toute certitude

    que ce qui est important

    l’est vraiment davantage que ce qui ne l’est pas. »

     

     

    Wisława Szymborska

    Fin et début – 1993

    in De la mort sans exagérer – Poèmes 1957-2009

    Préface et traduction de Piotr Kaminski

    Poésie / Gallimard, 2018

     

  • Volker Braun, « Walter Benjamin dans les Pyrénées »

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    DR

     

    « S’enfoncer calmement dans le mur de brouillard.

    Les bras rament repliés mais régulièrement.

    Selon les indications du papier au-dessus du précipice

    L’explosif dans la sacoche

    Le présent

     

    Pas à pas, comme le hasard

    Offre au pied un mince point d’appui

    Dans le matériau. Chère Madame, le vrai risque

    Serait de ne pas partir.

    D’après la montre / une halte au bout de cinq lignes.

     

    Des champs où ne pousse que la folie.

    Progressant, hache plantée en tête

    Je n’ai rien à dire. À montrer seulement.

    Dans le plus petit segment précisément découpé.

    Sans regarder à gauche ou à droite vers

    L’horreur

     

    J’y arriverai en suivant la méthode.

    La vigne ruisselle, dévale à la verticale

    Pleine de grappes sombres sucrées presque mûres.

    Le plus important, c’est la sacoche ! Le corps entre les ceps

    Respiration difficile, le cœur

    Lutte, le moment critique :

    Quand le statu quo risque de durer.

    Squelette sous moi au-dessus de moi les vautours.

    Plus courtes enjambées, pauses plus longues.

    Ma patience me rend indépassable.

    Hisser les voiles des concepts. Chère Madame,

    Puis-je me servir ? Au sommet

    Soudain comme prévu la violence

     

    Du coup d’œil. Bleu profond des mers :

    D’un seul coup j’en vois deux. Côtes de cinabre.

    Sous les falaises, la liberté

     

     

    À Port-Bou on ne passe pas. Mais nous les apatrides

    Avons la dose mortelle

    Voudriez-vous garder la sacoche – sur nous.

     

    Sans doute pensa-t-il ne pas pouvoir faire une nouvelle ascension. Au matin les douaniers ont trouvé le cadavre dans mon texte. La construction suppose la destruction. La lourde sacoche de cuir, échappée à la Gestapo, UNOS PAPELES MAS DE CONTENIDO DESCONOCIDO a été perdue. Trop rapide, le trait final, monsieur, à votre vie. La vie, si je puis dire, porte l’œuvre sur cette pente abrupte.

    Dans chaque œuvre on trouve cet endroit où le vent frais nous souffle au visage, comme l’aube qui vient »

     

    Volker Braun

    Poèmes choisis

    Traduit de l’allemand par Jean-Paul Barbe et Alain Lance

    Préface d’Alain Lance

    Poésie / Gallimard, 2018