dimanche, 01 janvier 2023
Claude Chambard, « Nous, enfants, encore, même grandis, enfants encore »
© : CChambard
Ces voix que j’entends, dit l’Aîné, lors de ces moments mal assurés d’avant la minuit, juste entre le moment où le Père cessait de lire & celui où nous nous endormions profondément, ces voix creusées dans les lampes dont le filament s’éteignait lentement, dans les dernières braises de la cheminée, dans le claquement du dernier volet, ou, plus mat, celui du mouton de la cloche au moment où il s’anime pour que le battant frappe l’airain, sonne cette heure si étrange qui découpe le temps plus sûrement encore que son pendant de midi, ces voix un peu fatiguées, usées parfois, violentes rarement, toutes imprégnées de la nuit éternelle d’où elles ne peuvent jamais même apercevoir les petites lueurs roses de l’aube, puis, presqu’aussitôt, celles plus lumineuses, à la fois plus claires & plus foncées, virant à l’orangé avant de, sans quasiment attendre, devenir bleues, ce bleu qui allume pour de bon le jour, ces voix que l’enfant craint d’entendre, qui se réchauffent à notre maigre chaleur, à nos poitrines un peu creuses, voyageuses immobiles, gardiennes sans clefs des âges indatables, ces voix elles espèrent de nous — mais quoi ? —, elles ne posent pas de question, elles ne donnent pas de réponse, mais portent en elles les effarements des siècles passés & des siècles à venir.
C’était cela notre temps, notre enfance. Nous avions connaissance, très intimement, du devenir — parallèle, sans doute —, des ancêtres, de la richesse qui les habite encore, du grand mystère qu’ils semblent ne pas parvenir à clairement nous montrer — & il me semble que cela vaut mieux —, cette petite lumière qui brille encore dans leurs poitrines caves & que nous ne savons pas percevoir, qui nous réveille à peine afin que nous puissions juste entendre ces voix, chuchoter, chuchoter & encore chuchoter, mais quoi, nous ne le saurons peut-être même pas en les rejoignant.
Ces voix parlent cependant la même langue que nous. Elles n’en ont pas d’autre. Mais c’est le manque de résonance de leurs poitrines sépulcrales qui empêche les mots de se glisser dans le conduit de nos oreilles, rien ne fait vibrer les tympans & nos cervelles trop vivantes, ne savent comment révéler ce qui vient de si loin en étant si près.
Même nos miroirs ne savent pas restituer ce qui est trop visiblement invisible.
C’est comme si le tain fondait d’impatience.
Nous, enfants, encore, même grandis, enfants encore, nous ne voyons d’eux que des ruines alors qu’ils sont de véritables ralentisseurs de temps — ce temple du torero parfois —, des montreurs d’éternité impossible à partager.
Claude Chambard
Extrait d'un travail en cours : Entrelesdeuxrivières
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samedi, 30 janvier 2021
Un matin, simplement un matin
© Sophie Chambard
pour fêter l’anniversaire de Sophie, ce 30 janvier
Un matin, simplement un matin, frais, un peu ensoleillé, les oiseaux sont de la partie, l’enfant est vivante, elle fait des petits baisers avec ses petites mains potelées & son petit sourire transperce la bêtise & la méchanceté, tu sais, elle dit les mots d’amour, elle dit framboise & pistache d’Égine, elle mâche lentement, on pourrait croire qu’elle déguste déjà ses souvenirs, elle ne pleure pas ou alors lorsqu’il n’y a personne, elle rit souvent en regardant les papillons aller de fleur en fleur, aspirant les sucs qui arrondiront son ventre, elle parle de vie, ce n’est pas facile une vie, elle sait déjà que c’est une tâche très ardue qui nécessite que l’on partage la grâce du chat qui s’étire
Claude Chambard
inédit, extrait de Un matin, en cours
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mardi, 01 septembre 2020
Gérard Haller, « Menschen »
Les Inédits du Malentendu, volume 8.
semblable maintenant d’un bord à l’autre
de la terre on dirait l’image se clôt
et l’image se déclôt qui nous tenait
ensemble et c’est comme si tout de nouveau
me quittait. Le visage autrefois du dieu
mort que tu étais. Comme s’il revenait
mourir sous mes yeux
regarde
irressemblant maintenant vide l’enclos
là-bas lumineux de ta voix
tout le heim autrefois. Regarde. Gisant
nu de part et d’autre du grillage ici
qui le défigure et les traces partout
du sang sur l’herbe et les rails et le linceul
bleu du fleuve au loin miroitant sous le bleu
incicatrisable du ciel oh et tout
le ciel comme ça lèvre contre lèvre
de nouveau qui s’ouvre et les larmes dans nous
sans mer à la fin où retourner
Gérard Haller
Inédit, extrait de Menschen
à paraître aux éditions Galilée le 17 septembre 2020
http://www.editions-galilee.fr/f/index.php?sp=liv&livre_id=3534
on pourra regarder cette lecture de Nous qui nous apparaissons de et par Gérard Haller sur le site « Philosopher au présent » ttps://www.youtube.com/watch?v=3ftmFUkUns8
Gérard Haller est un auteur rare, qui compte infiniment pour moi, dont j’attends chaque livre avec une vertueuse et tremblante patience depuis Météoriques (Seghers) en 2001, en passant par all/ein, Fini mère, Le grand unique sentiment (Galilée) etc. Dans quelques jours celui-ci, Menschen, sera sur nos tables, nul doute qu’il éclairera avec quelques rares autres – ceux d'Isabelle Baladine Howald, Fragments du discontinu (Isabelle Sauvage), Pascal Quignard, L'Homme aux trois lettres (Grasset), Camille de Toledo, Thésée, sa vie nouvelle (Verdier), pour n'en citer que trois essentiels – cet été qui se termine & cet automne qui commence.
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dimanche, 16 août 2020
Frédérique Germanaud, « 8.6 — Notes urbaines »
Les Inédits du Malentendu, volume 7.
© : Frédérique Germanaud
Installée au plein cœur de la ville, depuis la fenêtre, j’observe, je grappille, je note. Je tente de saisir la matière urbaine dans ce plan serré et fixe. La 8.6 est « le réchaud de la rue », cette bière à 8.6 degrés d’alcool, vendue en canette de 50 centilitres. Elle a remplacé le vin chez les gens de la rue.
8.6 est un chantier en cours.
*
Je vivais avec les oiseaux. Je suis projetée dans l’espace des hommes. Dans le temps des hommes. Frottements. Contacts. Électricité. Un gros nuage noir.
C’est neuf et c’est vieux. Des trafics et des vengeances. Des alarmes, des guerres. On sort le couteau. La prochaine fois, c’est la mort. Pour une femme.
Je somnole, bercée par la rue sonore du matin.
La ville cousue serrée. Rugueuse. Raide. Ma place dedans. Sans déchirure ni accroc. M’y glisser.
*
Devant le Stalingrad, bar à Chicha, des hommes seuls. Survêt noir à bandes blanches, claquettes chaussettes ou baskets siglées. Ils fument. Entrent. Sortent. Entrent. Poignée de main à un jeune noir. Jamais une fille.
Des canettes de bière payées en pièces jaunes au Diagonal. La 8.6 la bière des mecs à chien, des bras tatoués, des sacs à dos.
Au soir les camions. Fracas. Vacarme. Nos poubelles dégueulant dans les bennes. Nos ordures mâchées. Les os craquent.
Après minuit la rage des voitures. Sèche. Puissante. Le moteur ronfle pour dire la vie.
La geste tapageuse des jeudis soirs. Vociférations nocturnes. Des flambeurs. Rapides. Verbe haut. Toute cette énergie injectée dans la nuit. La tension. (Ma jalousie, mon dépit) (Au tensiomètre ce sont toujours eux qui gagnent)
*
L’homme du parking. Yannick. Son gros blouson au cœur de l’été. Capuche rabattue sur la tête, boîte de bière à la main. Le matin, clair, interpelle le cafetier, les gens dans leurs voitures. Son rire plein la rue, jusqu’à ma fenêtre. Son crâne rasé. Il tend la main timidement (sans conviction). Son sac à dos noir. Sa boîte de 8.6.
Au soir il insulte les filles de la supérette. Il geint. Il ne sait plus pourquoi il est là. S’arrime avec peine au poteau du parking, Yannick.
– Quand est-ce qu’on sort ?
– T’es dehors, mon gros.
Les passants insomniaques.
Une nuit. Bruit de verre. Bruit de poubelles.
Frédérique Germanaud
8.6
Inédit
Les Inédits du Malentendu, septième semaine. Aujourd'hui, Frédérique Germanaud, dont le travail, découvert grâce à l’œil de mon copain Claude Rouquet lorsqu’il publia, en 2012, à ses éditions de L’Escampette, La Chambre d’écho, étonnant ensemble de textes qui me sidéra littéralement, est un de ceux qui comptent en ces temps improbables et mortifères. Depuis, Courir à l’aube, Vianet, et Journal pauvre — tous à l’excellente Clé à molette (Alain Poncet) — confirment ces impressions premières en y ajoutant de l’épaisseur, de la simplicité, un œil rare pour une écriture nette, attentive à ce qui la fonde et au monde qui l’entoure. Bonne lecture.
15:48 Publié dans Écrivains, Les Inédits du Malentendu | Lien permanent | Tags : frédérique germanaud, 8.6, notes urbaines, les inédits du malentendu
dimanche, 02 août 2020
Françoise Ascal, « Autour d’Odilon — Trois tableaux »
Les Inédits du Malentendu, volume 6.
Odilon Redon, La mort d'Ophée, vers 1905, Gifu, Musée des beaux-arts
Anémones
Les anémones surgissent de nulle part
rassemblées dans un vase sans assise
elles flottent dans la lumière
appellent notre regard
Au sommet de leur épanouissement
elles supplient qu’on les retienne
bleues violettes pourpres
elles vibrent sous la caresse du peintre
elles cachent en leur centre une pupille noire
un gouffre à la mesure de l’amour
Orphée
Les morts font une haie.
Ils se dressent devant toi et cachent le bleu du ciel.
Comment pourrais-tu sortir du deuil ?
Ton père d’abord, jeune encore, puis ton frère cadet Léo, puis ta petite sœur Marie, puis l’ami Jules, puis l’ami Émile, puis l’ami Ernest, puis Clavaud, ton maître spirituel dont le suicide te bouleverse
et par-dessus tout,
ton fils Jean,
le nourrisson de deux mois, sur le berceau duquel tu t’es penché avec tant de tendresse.
Trop de morts en trop peu de temps.
Quelle échappée, quelle issue, si ce n’est dans ton art ?
Tu travailles comme un forcené. Tu combats le sort adverse.
À coup de fusain encre plume tu exorcises les puissances nocturnes.
Longtemps Orphée te hante, Orphée te parle à l’oreille.
Trois ans avant ta propre mort, tu lui offres le plus doux des tombeaux.
Visage et lyre reposent côte à côte
enveloppés d’un nuage luminescent, piqueté de fleurs-étoiles.
Viatique pour le voyage de l’âme, le Livre bleu.
Orphée l’inconsolable a trouvé la paix.
Vase de fleurs, le pavot rouge
Rouge flamboyant
le pavot insiste
il s’impose dans les nuits sans sommeil
hante tes jardins clos
le pavot se dilate dans l’espace
ouvre et déploie ses pétales
plus vastes plus tendres
que l’arrondi du vase
bientôt on ne voit plus que lui
dans les galeries du crâne
le pavot brûle
ton désir croît
Françoise Ascal
Chantier Odilon
Inédit
L’œuvre de Françoise Ascal est une des plus précieuses qui soient. Son journal, ses poèmes, ses récits, depuis son premier livre Le Pré, en 1985, sont attendus comme témoignages d’un travail exigeant, rigoureux, sachant creuser l’autobiographie pour qu’elle devienne celle de tout le monde. La mémoire, l’art, les bonheurs et les douleurs… sont au cœur de ce travail émouvant et précieux. Qu’elle soit donc mille fois remerciée de nous avoir donné ces trois pages alors que vient de paraître l’étonnant Journal du perce-neige chez Al Manar avec des travaux de Jérôme Vinçon. https://editmanar.com/editions/livres/lobstination-du-per...
16:12 Publié dans Écrivains, Édition, Les Inédits du Malentendu, Poésie | Lien permanent | Tags : françoise ascal, autour d'odilon, trois tableaux, la mort d'orphée, gifu
dimanche, 12 juillet 2020
Alexis Pelletier , « Aujourd’hui »
Les Inédits du Malentendu, volume 5.
Carmelo Zagari, Les forains, gravure à l’eau forte sur cuivre, 2017
il y a une voix qui continue dehors
qui voyage quand personne ne le peut
qui répète heureuse
je ne suis pas celle que vous croyez
je n’ai pas d’autre intention que
d’être la voix qui continue
et c’est parce que je sais qu’on m’entend
que je trouve la force d’être là
sans majuscule
sans commencement ni fin
et quand on croit qu’elle s’arrête
c’est qu’elle reprend un souffle
en écoutant ce qui à l’intérieur
d’elle doit se réduire encore
pour être au plus vif du timbre
au plus simple des inflexions
pour au moment où elle reprend
alors même que personne n’a
entendu son arrêt
mieux saisir l’espace
avec elle
ce qui se présente
est peut-être un murmure
peut-être une affirmation
quelque chose qui tient et
se retient
un espoir
le mot serait trop fort
une nécessité
pas assez décalé
une entrevue plutôt
celle qui consiste à remonter
à prendre l’époque à contre-courant
un murmure à contretemps
jamais la voix ne demande où
elle est
jamais elle ne considère
les jours comme des
tranchoirs et jamais les jours
ne nous mangent le front
comme un linceul
jamais l’on n’est incrédule
pour suivre dans la voix
un oiseau qui vole entre les
murs jamais dans la voix
l’oiseau n’est obscène
jamais la voix sans doute
native ne se dissout-elle
parce que jamais elle n’a à persister
parce que toujours elle est
là jamais
il n’y a d’écart ni de
centre avec elle
jamais elle ne se désigne
autrement que par elle-même
puisqu’elle n’est ni souffle ni
note tenue qui porterait
jamais elle ne se fait à la
complaisance des
images
à leur hystérie
la voix est sans
doute une
contre-voix
quelque chose qui
vient d’en-dessous
et laisse avec
cette impression de
vague qui ferait dire
que c’est un murmure
alors qu’il n’en est rien
c’est détimbré mais
contre l’époque ou plutôt
à rebours
du discours moral
des propos de ceux et celles qui
ne savent pas dire qu’ils ne savent
rien
et qui n’ont jamais vu que la langue
est minée et que
les mots de
la tribu sont déjà ceux
d’un asservissement de
l’autre
la voix et sa désappartenance
elle n’accepte rien de
tous les mots qui lui viennent
et parce qu’ils causent et détruisent
elle continue sans eux
sans moi
toujours en puissance même
dans son retrait toujours ferme
même quand muette
englobant tout
le malaxant le formulant
dans une pâte qui invalide
chaque certitude et laisse
pantois et en plein suspens
pas une pâte
pas une matière
quelque chose de l’infra-sonore
qui saisit le corps et destitue
la certitude au moment où
elle s’acquiert
sans moi sans toi
peut-être pour éviter la question
pourquoi continuer
le fait de tout abandonner
ça n’est pas l’essentiel
rien n’existe
quoi
encore un vers
Alexis Pelletier
Aujourd’hui
Inédit – extrait
15:44 Publié dans Arts, Écrivains, Les Inédits du Malentendu, Poésie | Lien permanent | Tags : alexis pelletier, aujourd'hui, carmelo zagari, les forains, voix
dimanche, 28 juin 2020
Marcelline Roux, « Carnet pour et avec Emma »
Les Inédits du Malentendu, volume 4.
Bulle griffée, Emma Glodt
Ce carnet aurait dû se refermer le 4 juin 2020 et être lu lors du vernissage de l’exposition des photographies d’Emma Glodt à la Galerie d’Art de Corbeil-Essonnes. Le confinement en a décidé autrement. Le carnet restera ouvert jusqu’en janvier 2021, date de report de l’exposition.
Celle qui regarde pourrait
être embarquée dans un sous-marin
voir le monde à travers un hublot, début du véritable savoir selon Jules Verne,
être enfermée dans une capsule spatiale jouant au-delà des nuages,
ou simplement spectatrice derrière une fenêtre, immobile face au monde.
Pour celle qui regarde,
des bulles de temps flottent, voyagent, passent comme le sang dans les veines.
Elle a la force d’y être, d’y revenir, d’oser la répétition surtout quand le corps rechigne.
Celle qui regarde n’est pas celle qui marche mais celle qui vient se déposer,
croit encore au cadre, au frémissement des couleurs, à la présence de l’arbre.
Elle invite au grain d’un soir, au bruissement d’un matin.
Sa contemplation charrie des ciels tourmentés, des lumières étrangères.
L’arrêt sur image n’en finit pas de passer.
Le rituel l’accroche, la retient tandis que la nature découd le dehors comme le dedans.
Celle qui regarde tisse avec le sauvage de la douleur, l’apprivoise,
y glisse des tremblements, des bougés, de l’épaisseur,
quitte à griffer la surface des choses.
Elle ne peut mentir,
adoucir le monde d’en face, qui se dresse chaque matin comme un défi,
une image à prendre ou à laisser s’évanouir dans un souvenir.
Sa chambre est camera obscura et pourtant capte la lumière.
Sa Vita Nova débute dans une autre chambre, imposée par le corps.
Sa vue cherche vallons, toits éloignés, brumes et natures mortes.
La ville et l’humain ont été mis à distance.
Elle a osé le repli au creux ou au sommet des monts
selon la foi qu’elle accorde au geste qui capte l’instant.
22 Février 2020, je lui envoie par texto : « J’attends tes images, comme on attend des nouvelles des éléments, des bouleversements cosmogoniques. Beau temps sur Corbeil ». Pour elle, j’ai ouvert un nouveau carnet. J’ai la manie des carnets et ses instantanés feront bon ménage avec ce genre du quotidien. Envie d’écrire à partir de ses percées et griffer moi aussi du papier. Envie d’une correspondance légère entre mots et images, au ras de l’ordinaire.
22 février 10H49, je reçois cinq images et une vidéo : une maison bouge, un chemin, une forêt-nuages, une encre, un nuage solitaire.
23 février 12H10, un portrait d’elle apparaît sur Facebook. Un regard face, des yeux ronds et bleus comme les bulles de ses photos, des pointillés comme un voile de pixels, tiré sur la moitié du visage comme si le portrait ne pouvait pas tout dire, qu’il fallait deviner sa part cachée, la construire autrement. Tirer des lignes, se montrer à points comptés, broder autour de soi, chercher les lettres manquantes comme dans une grille de mots croisés : n’est-ce pas le lot de chacun ?
29 février 18H43, me parviennent des images de brins d’herbe. La lumière est celle de mon jour : éclair entre giboulées. Le vent secoue et la cabane virtuelle laisse tout passer. J’ai cru que ma maison meulière ne résisterait pas plus que ces traits esquissés. Pluie, bourrasques, dérèglements non virtuels de nos temps présents.
12 mars, dans le TGV vers Angers, je goûte aux images à grande vitesse à l’exact opposé des prises immobiles d’Emma. Points communs : la vitre striée qui donne la sensation d’images retravaillées, l’écran de la fenêtre qui fait cadre, découpe le réel et invite à chercher ce qui se cache, à rêver de netteté, de captation de la vision fugitive.
21 mars , nous sommes tous passés de l’autre côté du miroir. On ne sort plus de chez nous : confinés depuis le début de la semaine et les photographies de nature, de brume, d’herbe sont comme des pieds de nez, des souvenirs insuffisamment savourés, ou déjà les images d’un avant. Elles deviennent mes randonnées visuelles. Pas envie d’ajouter un journal de confinement à tous ceux qui vont être écrits mais juste tenter de poursuivre ce carnet.
Marcelline Roux
Carnet pour et avec Emma
Inédit
15:27 Publié dans Écrivains, Les Inédits du Malentendu, Poésie | Lien permanent | Tags : marcelline roux, emma glodt, carnet pour et avec emma, les inédits du malentendu
dimanche, 21 juin 2020
Dominique Preschez, « Un matin, l’autre »
Les Inédits du Malentendu, volume 3.
pour Claude et Sophie Chambard
… repères ciels en pinceaux
d’oiseaux sans couleur autre
qu’infime or montgolfière
au levant continues
ses narines au vent caressent
l’ambre des algues
en dépôt de la nuit
sur toute rive ronde…
… les bois en veille bandent
l’effigie des solistes cotonnée
aux pollens roulés en tierces
cordes ou résonances
quel orchestre ?
sous la hêtraie du vent...
_____________________________________________________________
… attente à l’air sec du parquet
disjoint le souffle étouffé
un enfant marche sur les mains
liées à la pression
au vide noir s’incline
où trait de lune sauve
l’instant du sacrifice…
… dans le bas du jardin chaud
frisé par la fontaine
l’arbre à glycines
grimpe au parquet de lune
un funambule étoilé
en blanc de laine
il a talqué ses mains…
_____________________________________________________________
… quelle prévoyance d’ailes
amantes en secret
ô, tournis ! sous l’ombrage
exhalent une écurie haletante
son musc de corne
près des paupières retournées…
… en poussière les silences
de l’air mesurent
l’horloge de verre célèbre
seconde à la seconde
près l’illusion du temps…
Dominique Preschez
Jardin de sommeil (extrait)
15:13 Publié dans Écrivains, Édition, Les Inédits du Malentendu, Poésie | Lien permanent | Tags : dominique preschez, un matin, l'autre, jardin de sommeil, les inédits du malentendu
mercredi, 10 juin 2020
Michaël Glück, « 7 jours en mai »
Les Inédits du Malentendu, volume 2.
Lysiane Schlechter, Dreaming – craie/papier– décembre 2019
01/05
il écrit : cette fleur, la beauté de cette fleur, la beauté est cette fleur ; il écrit ce qu’il tait : la laideur du jour qui n’est pas cette fleur, les couleurs et les cris du matin à l’écoute des nouvelles du monde ; il écrit entre laideur et beauté, entre la bouse et les cils soulignés de khôl des belles Aubrac.
Il écrit : ce jourd’hui n’est pas celui de la fête du travail, ce jourd’hui est anniversaire des luttes des travailleurs, la beauté est cette fleur des luttes, la beauté est dans le refus de la domination, la laideur du jour est dans cette nomination : fête du travail.
02/05
il écrit qu’aujourd’hui n’est pas lendemain de fête, qu’il ne travaille plus, qu’il ne travaillera jamais plus, il écrit qu’une phrase d’arthur rimbaud lui tourne dans la tête et que pourtant il lui faudrait faire travailler sa mémoire, qu’hier n’est pas si loin, hier, il pouvait se souvenir de tant.
il écrit il, parce que sortir de il est exil et qu’on ne connaît pas encore le mot exelle, excelle, oui, ce mot est bien recensé, mais exelle non, il y a comme ça des mots dont on dira néologisme sans le laisser paraître dans l’ordinaire des usuels, c’est ainsi la patience, la lenteur des lexicographes, c’est ainsi.
03/05
il écrit que dans sa main tient le stylo, qu’il aime la couleur et le parfum de l’encre, que les instruments anciens ont une musique d’enfance, qu’écrire est cette enfance muette qu’il affrontait dans la nuit silencieuse quand il entendait derrière les murs de sa chambre les hoquets ou ronflements des parents dans leur grand lit.
il écrit qu’écrire se souvient encore de l’enfance et que la rage lui vient de savoir aujourd’hui enfances plus meurtries encore que la sienne ; il écrit contre. il écrit pour. il écrit pour ne pas guérir de cette belle maladie de vivre ; dehors l’églantine écolière fait des lignes de ciels avec pâtés de nuages.
04/05
il écrit que la main qui écrit est une main négative, que l’écriture dit l’absence, dit la main qui se soustrait au fouissement de la terre, au geste de porter la terre vers la bouche, à celui d’ensemencer et plus tard cueillir, il écrit que la main qui écrit désapprend à tuer.
il écrit : j’ai posé sur le bois le couteau de la faim ; une autre main a pris le bois, le couteau a taillé une autre absence dans le bois, le couteau a taillé les petits dieux absents, a cessé de vénérer, il écrit que la main a offert aux enfants les figurines d’un jeu autre avec l’absence.
05/05
il écrit la soif, l’indécence qu’il y a à écrire la soif quand l’eau manque ; la main tavelée par la soif et les ans ; il écrit, il décrit ; la main cherche dans l’encre façon d’apaiser la soif ; il dit qu’il ne sait d’où lui vient cette soif, cette faim des mots ; il écrit l’enfance muette des phrases restées au fon de l’encrier, sous la craie.
il écrit les vieilles guerres d’écoliers ; se souvient des insultes qui tombaient du ciel avec la poussière des paillassons ; sales étrangers, youtres, youpins ; il écrit ces mots qu’il a entendu derrière les otites ; ces mots qu’il a lus plus tard, qui ne faisaient pas dans la dentelle, sous les bagatelles ; il écrit : massacre.
06/05
il écrit la nostalgie des odeurs d’encre dans la salle des rotatives, les souvenirs des voix qui cherchent les questions plutôt que les réponses, il regarde sa main tachée, le noir bleuit sur la peau rosée et ridée, il murmure le mot événement puis balbutie avènement, il écrit, il n’entend pas sur la place les chants d’oiseaux.
il écrit qu’il aurait aimé écrire, qu’il y a des chansons d’amour inaudibles sous les décombres, que le service public se retire de tout soutien au silence entre les mots, qu’il faut faire du chiffre et mettre en concurrence les longueurs des listes de poètes, qu’il faut assermenter assermentir.
07/05
il écrit qu’il a commencé l’écriture d’un nouveau livre et sait qu’il lui faudra changer de chemin, emprunter les laies transversales, il écrit qu’il faudra donner autre corps autre chair à ce pronom personnel, étoffe vide qui ne préserve ni du dehors ni du dedans, il écrit qu’il a à renoncer.
il écrit tourments des jours des matins, tourments des nuits qui s’encrent, il écrit parce qu’il ne dit pas, parce que quelque chose en lui a cédé au silence ; il écrit pour céder et celer ce silence ; il sait trop la profusion des phrases, les envolées ; il sait qu’il eût pu basculer vers l’excès ; il écrit qu’il lui faudrait brider l’écriture.
Michaël Glück
7 jours en mai
2018
Publié ce jour d’hui pour fêter l'anniversaire de Michaël Gluck.
19:42 Publié dans Anniversaires, Arts, Écrivains, Édition, Les Inédits du Malentendu, Poésie | Lien permanent | Tags : michaël gluck, 7 jours en mai, lysiane schlechter, dreaming, inédit
dimanche, 07 juin 2020
Armand Dupuy, « vingt août, huit heures cinquante-trois… »
Premier Carnet des Inédits du Malentendu.
Tableau radiographique de Claire Combelles
vingt août, huit heures cinquante-trois, relisant les notes
de C.C., s’active mon sentiment de plongée dans le
T-Shirt bleu de la veille, tube odorant, cheminée grand
tirage, parfumant, fumant dans ma lecture, le texte et l’odeur
mêlés, traces végétales et vitesses des phrases dans le nez.
neuf heures vingt-huit, toujours la mort galope et me rattrape
dans l’odeur, bête traquée par toutes les extrémités (ses flancs
traqués, sa nuque, sa queue, sa truffe traquées, ses oreilles),
devenant l’équivalent d’une tâche aveugle ne cessant d'électriser,
même d’érotiser ma vue pénétrée par couleurs et moussures
lentes. vingt-et-un août, vingt heures onze, mon rapport
d’échelle maladif, l’escalade sensorielle, tension de désir
et de couleurs malmenées, déclinant, fanant, ma tête
ramifiant les obstacles, branchies putréfiées, cherchant
du secours dans mes rimailles visuelles, répétant le vert,
le bleu, patinant dans l’étendue jusque sur mon torse :
ciel et glacier floqués sur le T-Shirt. vingt-trois août,
huit heures, reprendre mon geste parlé, dictaphone
occasionnant la dépression légère dans l’habitacle,
générant ma phrase, main décousue, langagière,
et quatre pneus roulant, pétrissant de plus belle mon élan
de poisson réflexif, ma remontée puis mon retrait dans ce
que creuse la vitesse – l’air seul destinataire –, ne reste
qu’un flux, ce bruit de tristesse et d’ignorance mêlées.
vingt-cinq août, sept heures cinquante-et-une, nuit mauvaise
ramasse dans les épaules l’épuisette ou le tamis malmenés,
mes grilles de lecture aphasiques, tout se verse mal à travers
les yeux, ou me verse, sac de grisaille en moi, sa charge
de bélier mou, l’assaut quand je détourne les yeux, le sac
poubelle à mes pieds, masse fripée, close, cordon rouge,
continue le ciel et, relevant la tête, le ciel répète les plis
du sac à n’en plus savoir ce que continue l’étrange décor
de papier mâché. huit heures treize, on est debout dans
ses jambes avec, parfois, quelque chose encore plus debout
que soi – ou bien les yeux debout dans ce debout de soi,
non pas globes mais perches, flèches, ficelles ou sagaies
lancées. vingt-six août, neuf heures vingt-cinq, j’en appelle
à mes cavités, mes fosses, les grottes portatives qui marchent
en moi d'un pied creux, foulent mes viscères, mes patinoires
et muscles lisses, mon nez soudain lasso tournant sur
son café, sur les cheveux qu’elle détache d’une épaule,
les déposant sur l'autre, la bretelle de chemise de nuit,
fil intime ou longue patte de mouche tordue – l’accroc
dans son bronzage –, j’en appelle à ce qui n’est pas, sans
savoir d’où ni pourquoi j’appelle, je serre les dents, les ombres
se moquent et se resserrent autour de moi, d’un autour
intérieur, se recroquevillent.
Extrait de Selfie lent
à paraître, Faï fioc, 2020
17:32 Publié dans Arts, Écrivains, Les Inédits du Malentendu, Poésie | Lien permanent | Tags : armand dupuy, claire combelles, vingt août, huit heures cinquante-trois, selfie lent, faï fioc