UA-62381023-1

Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

Blog

  • Pascal Quignard, « Lascaux (extrait) »

    IMG_6119.jpeg

     

    « Chacun se fait une image caverneuse et obscure de l’intérieur de sa tête. Chacun se fait une image caverneuse et obscure du ventre maternel. La “cavité céphalique” répond à la “cave” utérine — à ce qu’on nomme pudiquement dans les romans anciens le “sein” ou le « giron”. Les grottes furent de ce fait des crânes à rêves c’est-à-dire des utérus reproducteurs des êtres dont les images étaient accrochées aux parois.

    Nuits gravides, réservoirs cynégétiques, le monde paléolithique eut peur des retours de toutes ces images du jour et de tous ces êtres pourtant massacrés ou absents que les rêves imposent au corps qui dort.

    Une des premières peurs humaines fut celle de la symétrie, c’est-à-dire la réciprocité, ou encore la rétroversion. L’arroseur arrosé. Le chasseur pourchassé par le chassé. Peur d’être poursuivi sans fin par celui qu’on poursuit sans fin. Peur du talion.

    Peu importent les mots dont j’use — puisqu’ils manquaient à ceux dont je cherche à imaginer les images.

    La culpabilité puisa dans les rêves rétrocessifs (avant même les miroirs).

    La première figuration d’un homme a été peinte à l’aide d’un flambeau sur la paroi entièrement obscure d’un puits profond au cœur d’une grotte elle-même obscure. La première image humaine enfouit physiquement dans la nuit cette peur : le tueur tué, le prédateur devenu proie.

    La rétrospection interdite.

    Interdite à la femme de Lot qui se retourne sur Sodome en flammes.

    Interdite à Orphée qui se retourne sur sa femme qui remontait derrière lui du monde des morts.

    Dans la rétrospection ce qui est fui c’est le boomerang : le retour du bâton. »

     

    Pascal Quignard

    La nuit sexuelle

    Flammarion, 2007

  • Sylvie Durbec, « W. G. Sebald, Fugue »

    140_0_4749601_158234.jpg

    Dessin de François Ridard

     

     « Tandis que nous restons assis sous la lampe, à la table de travail, perdus dans des réflexions errantes, les livres continuent à se taire sur les étagères autour de nous. Le silence des bibliothèques, la nuit, que de rares fantômes borgèsiens visitent, la vastitude sonore de la Grande Bibliothèque évoquée par Sebald à la fin d’Austerlitz nous reviennent en mémoire. Les livres parlent la langue des existences perdues et la conservent intacte. Tout ce qu’ils racontent, tout ce sur quoi ils réfléchissent, les bombardements acharnés sur Hambourg et Dresde par exemple, tous ces lieux perdus, qu’en faisons-nous tandis que la nuit tombe et que de rares voitures passent à toute vitesse devant la maison en éclaboussant les murs de lumière ? Est-ce que je possède une seule photo de la gare de Saint Dalmas de Tende pour prouver ce que je raconte à son propos ? Ai-je à ma disposition autre chose que des fragments disparates pour tenter de raconter des histoires ? Récemment ne m’a-t-on pas reproché d’avoir une écriture trop morcelée, trop fragmentée ? Mais, ai-je eu envie de répondre, comment une femme aux origines si dispersées pourrait-elle écrire un livre d’une seule coulée, elle qui, depuis l’enfance n’a obtenu que des bribes, des éclats, des quartiers d’existences, à la manière des collages de Max Ernst où jamais une image unique n’est à l’œuvre, oui, comment? Il ne s’agit pas de se disculper. Ce que raconte Sebald de Ferber par exemple ne peut que m’inciter à reprendre la vie des Rosselini venus d’Italie pour s’installer à Marseille, des émigrants eux aussi, la course du petit chien blanc qui me poursuivit en aboyant avec férocité au sortir de chez eux dans la traverse des Polytres (je ne sais toujours pas aujourd’hui quel est le sens à donner à ce mot, Polytres) tandis que j’habitais au 18 achélème des Tilleuls, à Saint-Jérôme, dans le treizième arrondissement de Marseille, sentir aussi le goût du lait chaud et son odeur, que la religieuse servait aux enfants dans le réfectoire de l’école où je fus élève jusqu’en 1968, dans un bol en pyrex qui restait brûlant, parce que Mendès-France avait fait voter une loi pour enrayer le défaut de calcium chez les enfants nés après la guerre. Les Rosselini parlaient italien entre eux et lisaient le Corriere della Sera, ce qui me ravissait à cause des illustrations dramatiques qui se trouvaient en couverture et des mots étrangers. Que faisaient-ils en France ? Elle était couturière et lui, menuisier, Marie et Joseph en quelque sorte. Ils avaient un tout petit jardin et des poules. Où était leur Jésus ? Ils sont morts. J’ai trouvé chez ma mère une carte postale datant de l’exposition universelle à Turin, en 1911. L’homme qui écrit est désespéré, il n’a pas trouvé dans la ville le travail qu’il espérait et recommande à son destinataire resté à Marseille de ne surtout pas le rejoindre en Italie. Lui et son destinataire sont morts aujourd’hui. Était-ce un membre de la famille Rosselini ? Tous sont morts. Comme est mort le fils d’Henriette, et mon grand-père et tout le monde. Sauf moi, serais-je tentée de dire. Sauf Sebald, pourrais-je ajouter. Trois de ses livres sont sur mon bureau et j’en ai commandé deux autres chez la libraire qui les aura bientôt, apaisant ainsi ma terrible angoisse depuis que je sais que Sebald a disparu dans un accident de voiture “stupide” et qu’il n’écrira plus de nouveau livre. Dans la notice biographique qui ouvre Vertiges, il y a deux phrases bizarres. Au début il est dit que Sebald “vit et enseigne la littérature à Norwich” et un peu plus loin, que “W.G. Sebald est mort en décembre 2001”. Comme si un Sebald continuait à enseigner la littérature à l’université et l’autre, le mort, avait terminé son existence. Est-ce que ça voulait dire que si on se rendait à Norwich, on pourrait rencontrer Sebald vivant, le professeur continuant à exister tandis que l’écrivain aurait péri définitivement ? Par exemple, on pourrait le croiser marchant “à trois ou quatre milles au sud de Lowestoft”, menant ainsi la vie ordinaire d’un professeur épris de randonnées et d’érudition. Cette notice m’a plongé dans le trouble assez durablement. Pouvait-on exister et être mort en même temps, comme dormir et vivre ? Même bizarrerie dans la notice qui ouvre Les Anneaux de Saturne. Ainsi, pour moi qui le découvrais, Sebald appartenait à une espèce unique, en constant mouvement, entre la vie et la mort, entre présence et absence. Et au premier chef ses livres, qui étaient eux aussi affectés de cette ubiquité, mêlant le passé au présent, l’oubli au souvenir, une langue à une autre, un pays à un autre. Livres de marche, comme d’autres le sont de prière ou de contemplation. Depuis, j’ai appris par son éditrice, M.W., que d’autres livres existaient, non encore traduits ou sur le point de l’être, et j’en ai éprouvé un vif soulagement. Elle m’a montré un exemplaire d’un texte poétique écrit par Sebald, qui évoque un voyage en Corse, et j’ai été, pendant un bref instant, tentée d’apprendre l’allemand pour être en mesure de le lire, parce que j’avais pu déchiffrer le titre. Mais j’ai renoncé très vite. Tant de choses me retiennent, tant de choses que je n’aurais pas le temps d’accomplir ou d’achever, l’apprentissage d’une langue étant au nombre des exploits impossibles à réaliser, ce que j’ai pu constater lorsque ‘ai essayé d’apprendre le portugais à cause de Fernando Pessoa et de l’Alentejo. Mais c’est une autre aventure qu’ici je veux écrire. Marcher pour une infirme de la langue est une sorte d’exploit. Marcher dans la langue-territoire de l’autre, y faire des incursions, des razzias, ramenant vers soi un butin toujours nouveau, words, words, et ensuite se fabriquer pour la route un bagage, un havresac contenant toutes les phrases de Sebald imprononçables pour moi, la vie de Grunewald after Nature, toujours écrire comme on respire, comme on ingurgite un morceau de pain quand on a faim, à la va-vite, presque trop naturellement. Et maintenant, sur le bureau de Vollezele, marcher devient de l’écriture, et du tremblement. »

     

    Sylvie Durbec

    « W. G. Sebald, Fugue »

    in Fughe

    Propos2éditions, collection « propos à demi », 2015

    http://www.propos2editions.com/1/fughe_2615364.html

  • Jeanne Gatard, « DE L’ART, S’ESQUIVER »

    jeanne gatard,de l'art,s'esquiver,laps,tarabuste

     

    « De l’art s’esquiver, même si l’art s’esquive lui-même autant que l’hippocampe de la mer s’esquive à paraître indifférent, non, discret, distrait peut-être ?

    Cheval du jeu, échec ou roi roux, l’hippocampe, ange ambigu des eaux, se sauve jouant la diagonale. Racé, il survole les cases, les évite en vrai dandy des mers. On ne sait de quel petit monstre il garde élégance et silence. Il a l’élégance de l’esquive.

     

    L’esquive, avec cette élégance vers la grande inconnue serait pour le dévoilement d’un coup. Mais pourquoi la plus courante des choses sous le banal des jours, émerveille-t-elle tout à coup ? C’est l’émerveillement subit, même devant le plus connu, celui que nos mères nous montraient sur le Pont le long du quai.

     

    Tout balayer avec la gomme idéale, arrêter ce qui hurle et garder le sacré du silence, son dieu Harpocrate, distiller là où le temps n’a prise, miniatures et riches heures. Concentrer le tir vers un point mental sur échafaudage.

    Garder l’émotion sur le fil, sur la colonne de Siméon, funambule sur le fil. Y retrouver l’attention du moine peintre d’icônes.

     

    Le funambule de l’à-peine, inscrit pour ces instants qui tentent de voir un brin d’affinement de quelque lumière, tandis que les siècles d’art traversent, poussant ces instants.

    Faire des lignes une seule, au plus juste, que des couleurs aiguisent pour attiser la paix partant du corps et arriver à la paume.

     

    La ligne de cœur,

    ligne du vif,

    se précise,

    s’aiguise,

    s’incise

    arrive

    au fil

    fin.

     

    La très jeune femme est déjà là, dans ce fil. Ses sandales fines glissent sous cette porte, les chevilles maigres à peine touchées par le bas d’une robe de soies légères.

    Le grand marin l’a-t-il vue, tant emmêlé dans ses siècles.

    D’un siècle l’autre, toujours quelques péripéties pour attraper le ciel.

    Embarqués dans une époque qui se cherche, toujours au bord d’un vaste cassage de gueule, où se niche le ciel à vif sur les rues, les forêts et les sables ?

     

    La pudeur dit en sourdine, dit en force, préserve, protège encore cet amour formidable qui fait la vie, la suscite, la relance. En sourd, discrètement farfelue, un peu silencieuse une émotion qui mine de rien est le fond des sentiments qui continuent à se tisser sur les tables en silence pour tenter d’inscrire du léger.

     

    C’est l’assis face au debout, l’à peine face à l’époustouflant, ce qui se tait face au criard.

    Le bruit n’effacera jamais le murmure continu plus ténu sur les tables. Des fusées ne s’en échappent pas, mais en monte une lumière qui retient du feu.

    A travers des régions malhabiles, des trappeurs moins aguerris continuent à grimper mains nues les roches plus arides.

    La question ouverte infiniment conjuguée et s’articule.

     

    La poser point à point en brodeur qui compte, le faire plus que le dire, à la pointe du crayon.

    Dire met sur la pointe.

    Tenter d’inciser ce cela même qui peut animer l’instant d’un petit air d’éternité, a cet air fin là, même s’il n’est que dans la tête.

     

    Les portraits sur fond cæruleum intense de Cranach

    restent suspendus du côté du cour qui s’en fend.

     

    Il y a plus, encore plus dans ce que l’on ne sait.

    À travers ce fichu trajet qui nous y amène, s’engrange une pyramide d’émotions.

     

    On fait son tour, toujours à court,

    on repart plein, grelottant.

    Né nu, on repart nu.

    Une part ineffable va où elle ne sait, ouvre de l’inconnu limpide. Le face à face avec le papier, plage de blanc un peu ivre, plonge sans mémoire pour défricher ce qui bouge de vent dessous.

    Les décalés du temps, s’évadent en connivence avec les siècles, dans la lisière, large plaie blanche de sable, longue plaie le long des murs qui traverse le fil de l’histoire des villes.

    Eux sautent ces murs de la honte.

     

    Aller dans le brut de briques délitées, salpêtre érodé, poussières, pentes de cendre d’où l’on ne redescend, vers l’impalpable du bleu joyeux par là-bas, vers les chants d’un orchestre malhabile. »

     

    Jeanne Gatard

    Laps

    Tarabuste, 2020

    https://www.laboutiquedetarabuste.com/doute-b-a-t-poesie.b/s419819p/Jeanne-GATARD-Laps

  • Jean-Jacques Rousseau, "Les rêveries du promeneur solitaire"

    1002883-Jean-Jacques_Rousseau.jpg

    Gravure de Louis François Charon d'après Bouchot, Musée Carnavalet, Paris

     

    « Tout est dans un flux continuel sur la terre. Rien nʼy garde une forme constante & arrêtée, & nos affections qui sʼattachent aux choses extérieures passent & changent nécessairement comme elles. Toujours en avant ou en arriere de nous, elles rappellent le passé qui nʼest plus, ou préviennent lʼavenir qui souvent ne doit point être : il nʼy a rien là de solide à quoi le cœur se puisse attacher. Aussi nʼa-t-on gueres ici-bas que du plaisir qui passe ; pour le bonheur qui dure je doute quʼil y soit connu. À peine est-il dans nos plus vives jouissances un instant où le cœur puisse véritablement nous dire : je voudrois que cet instant durât toujours. Et comment peut-on appeler bonheur un état fugitif qui nous laisse encore le cœur inquiet & vide, qui nous fait regretter quelque chose avant, ou désirer encore quelque chose après ?

    Mais sʼil est un état où lʼame trouve une assiette assez solide pour sʼy reposer tout entiere & rassembler là tout son être, sans avoir besoin de rappeler le passé, ni dʼenjamber sur lʼavenir ; où le tans ne soit rien pour elle, où le présent dure toujours sans néanmoins marquer sa durée & sans aucune trace de succession, sans aucun autre sentiment de privation ni de jouissance, de plaisir ni de peine, de désir ni de crainte que celui seul de notre existence, & que ce sentiment seul puisse la remplir tout entiere; tant que cet état dure, celui qui sʼy trouve peut sʼappeler heureux, non dʼun bonheur imparfait, pauvre & relatif tel que celui quʼon trouve dans les plaisirs de la vie; mais dʼun bonheur suffisant, parfait & plein, qui ne laisse dans lʼame aucun vide quʼelle sente le besoin de remplir. Tel est lʼétat où je me suis trouvé souvent à lʼIsle de St. Pierre dans mes rêveries solitaires, soit couché dans mon bateau que je laissois dériver au gré de lʼeau, soit assis sur les rives du lac agité, soit ailleurs au bord dʼune belle riviere ou dʼun ruisseau murmurant sur le gravier.

    De quoi jouit-on dans une pareille situation ? De rien dʼextérieur à soi, de rien sinon de soi-même & de sa propre existence ; tant que cet état dure, on se suffit à soi-même comme Dieu. Le sentiment de lʼexistence dépouillé de toute autre affection est par lui-même un sentiment précieux de contentement & de paix, qui suffiroit seul pour rendre cette existence chere, & douce à qui sauroit écarter de soi toutes les impressions sensuelles & terrestres qui viennent sans cesse nous en distraire & en troubler ici-bas la douceur. Mais la plupart des hommes agités de passions continuelles connoissent peu cet état, & ne lʼayant goûté quʼimparfaitement durant peu dʼinstans, nʼen conservent quʼune idée obscure et confuse qui ne leur en fait pas sentir le charme. Il ne seroit pas même bon dans la présente constitution des choses, quʼavides de ces douces extases, ils sʼy dégoûtassent de la vie active dont leurs besoins toujours renaissans leur prescrivent le devoir. Mais un infortuné quʼon a retranché de la société humaine, & qui ne peut plus rien faire ici-bas dʼutile & de bon pour autrui ni pour soi, peut trouver dans cet état, à toutes les félicités humaines des dédommagemens que la fortune & les hommes ne lui sauroient ôter. »

    Jean-Jacques Rousseau,

    Les rêveries du promeneur solitaire —  extrait de la cinquième promenade

     

  • Claude Royet-Journoud, « Pour énigme »

    CRJ.jpg

     

    « 1

    la nudité est une histoire

     

    le naturel

    ce qui passe et ce qui

    limite l’air et

    sa puissance

     

    je change de jour

     

    2

    délicats contours

     

    voir

    ceci et cela

     

    tous se groupaient

    contre la mer

    l’image parlait

    sans parenthèses

     

    3

    fiction inattendue

    dans le studieux parcours

     

    le portrait

     

    la forme de la main »

     

    Énigme est le titre d'une section (vide) de État d'Anne-Marie Albiach, Mercure de France, 1972

     

    Claude Royet-Journoud

    Le Renversement

    Gallimard, 1972

     

    Bon anniversaire Claude Royet-Journoud — né le 8 septembre 1941.

  • Daniil Harms, « La petite mémé qui traquait des bestioles »

    IMG_5861.jpeg

    Gravure de Marfa Indoukaeva

     

    « Une p’tite mémé traquait sur les asters

    Maintes bestioles, les prenant au filet.

    Cette p’tite mémé tenait d’une main de fer

    Ses cachets, sa clé, sa canne à poignée.

     

    Un jour, Mémé fouillait dans les asters

    Puis s’écria soudain, toute affolée :

    Perdus ! Foutus ! Où sont-ils donc ? Misère !

    Mes cachets, ma clé, ma canne à poignée ?

     

    Clouée sur place, Mémé resta figée,

    Criant : À l’aide ! Agitant son filet.

    Vite, aidez-la ! Afin que not’ Mémé

    Retrouve cachets, clé et canne à poignée. »

     

    Daniil Harms

    Le samovar

    Bilingue

    Traduit du russe par Eva Antonnikov

    Gravures de Marfa Indoukaeva

    Héros-limite, 2015

    https://heros-limite.com/auteurs/harms-daniil/

     

    Une des prises ramenées de ma visite d'hier au Livre, à Tours. Ce petit livre, largement illustré d'épatantes gravures, est une merveille de grâce, de drôlerie, de poésie. Rythme, élégance,  malice, sont au rendez-vous, et la traduction si belle d'Eva Antonnikov n'est pas pour rien dans cette réussite.

    À lire à nos enfants, leurs parents et leurs grands-parents.

  • Maurice Chappaz, « L’île déserte »

    maurice chappaz,le livre de c,corinna bille,christophe calame,la différence

    Corinna Bille & Maurice Chappaz en 1942

     

    « — Et qu’emporterez-vous sur une île déserte ?

    Je me réveillais sur mon lit tandis que la neige accompagnait le sapin qui se balançait imperceptiblement à la fenêtre et qu’il n’y avait que lui et moi au monde.

    Mais la voix reprit comme si elle s’adressait à plusieurs hommes qui exploraient la nuit en train de finir.

    — Je vous inquiéterai. Un souvenir de votre aimée, un seul ?

    Vous êtes plus perdus que vos prés et vos fermes, constatait en moi le passant invisible.

    Je cherchais et ne voulais pas d’images. Qui sait ? Je me dis : ce vieux bocal aux griottes que je viens d’ouvrir. J’ai été saisi la veille. D’un coup les fruits m’ont piqué et j’ai reconnu mes cerisiers sauvages, les rejetons si vivaces de ceux que j’ai plantés autour de notre maison à V. J’ai cru m’y retrouver. J’ai senti avant que l’été s’use le parfum de l’air et la chaleur, juin qui s’ouvre, sur ma joue. Quand ce rouge à l’eau (qui est la couleur des merises), leur rouge un peu opalin commence à flotter. Et bien sûr, Elle était là sur le balcon, je ne distinguais pas ses traits de sa voix. Elle aussi était une saveur. Je fermerai les yeux sur l’île déserte. Que puis-je emporter de plus près de tout et me traversant que cette langue de verger que je sucerai ? Je survivrai autant de jours ou de nombre de semaines qu’il y a de fruits. Manger c’est disparaître comme la neige qui fond déjà sur le sapin qui devient si vert.

    Je m’endormis puis je songeai à la malachite, une petite pierre luisant au clair de lune qu’elle avait trouvée en descendant un chemin entre les vignes sous Venthône. Verte et brûlante. Elle l’avait fait tailler puis portée vingt ans en bague et ensuite l’avait partagée en deux pour chacune de ses nièces.

    Je leur réclamerai cet infime bijou âpre, très montagnard de ton. J’observe une attente dans l’aventure de cette pierre et une onde de magie prête à nous envahir. Une puissance a été mise en veilleuse. À elle seule, à mon doigt, étincelle d’une planète que j’aime, celle qui indique tantôt le soir tantôt le matin, elle me scellerait cette malachite dans un creux au fond du sable. Elle me marierait à l’île déserte.

    Oui, il y a encore une page d’écriture dans un tiroir. La dédicace de sa main en tête des Cent petites histoires d’amour…* “ce cœur éclaté dont le meilleur est pour lui, sa Corinna”.

    Ce seul feuillet de l’Arbre de vie me suffira mais l’issue sera tout de suite l’océan.

    Une île ce monde comme le dos d’une baleine. On dit que les marins en voyage croient à une terre ; ils l’abordent et pique-niquent. Ils allument un petit feu et l’île réveillée s’enfonce dans l’océan. Exactement ça, le moment de la mort, la terre nous quitte, on plonge dans l’eau sans limites ni demeures. »

     

    * Corinna Bille, Cent petites histoires d’amour, Gallimard, 1979

     

    Maurice Chappaz

    Le livre de C

    Préface de Christophe Calame

    Éditions de la Différence, 1995

  • Anne Perrier, « Feu les oiseaux (extraits) »

    240px-Anne_Perrier_en_1960.jpg

    Anne Perrier en 1960

     

    « Si le monde

    Était un raisin transparent

    Qui survivrait ?

     

    L’aile d’un ange

    À ma fenêtre obscure

    Neige

     

    Mon cœur prends garde !

    Cette année quel retard

    Sur l’églantine

     

    L’heure qui monte vers midi

    Laisse tomber son ombre

    Dans la nuit

     

    L’été chaque fois plus royal

    Chaque fois plus mortel

    L’abeille toujours plus transparente

     

    L’oiseau touché à mort

    D’un coup de son aile blessée

    A dépassé le jour

     

    J’ai rejoint les oiseaux sauvages

    Oh ! ne me cherchez plus

    Qu’ailleurs »

     

    Anne Perrier

    Feu les oiseaux

    Payot, 1979

  • Franck Venaille, « La bataille des éperons d’or »

    Venaille-2_article - copie.jpg

    © Jacques Sassier

     

    « L’EAU

    des tourbières

    l’eau où mon règne perdure

    avant de glisser ce qui me reste de voix dans la fanfare

    et

    d’en être le speaker jamais abattu

    l’eau

    m’attire – tire – cette eau

    j’ai bien connu le bourgmestre

    il faisait apparaître la ligne d’horizon

    souris – mulots – hérissons – taupes

    devinrent mes amis ces années-là

    où je fus désigné fournisseur en eau potable pour récitals il

    faut être celui-ci qui bouleverse la salle entière

    ainsi

    la poésie un jour fermera boutique

    laissera une dernière fois ses rideaux métalliques

    comme cela fera chic et bon genre

     

    J’ai délaissé mon Palais d’enfant. J’ai vécu loin des canaux. Ailleurs. Face à la mer du Nord. J’ai écrit des livres. Il a encore fallu se battre contre les chars venus de Prusse. Je savais que par milliers, les tourbières m’attendaient. Certaines d’entre elles, depuis, je ne sais pas, moi, disons l’acte officiel attestant de la naissance chez le charpentier d’un enfant de sexe mâle dénommé comme déjà ? Jésus. Mais les tourbières souffraient-elles du froid? Quel était, oui quel était le meilleur angle pour tenter de pénétrer dans ce qui ressemblait au souterrain quasi secret du château d’Allemonde. Mais qu’entendait-on ? Des respirations irrégulières d’un soldat sommeillant durant ses heures de garde, c’est le destin des hommes qui m’attire. J’aime savoir. Quoi ? Ce qui se passe derrière les apparences. Le plateau attendait la fonte des neiges. D’énormes blocs de glace s’étaient rassemblés. De grandes dépressions se formèrent. J’avais quoi ? L’enfance mauvaise. Pourtant j’apprenais avec cœur le nom des rivières ici nées : la Sauve, la Gileppe, la Soor, la Helle. Mais voir les arbres combattre, pliés par le vent, perdre feuilles et branchages : comment supporter cela ? »

     

    Franck Venaille

    La bataille des éperons d’or

    Mercure de France, 2014

  • Marcel Cohen, trois enfants dans « Le grand paon-de-nuit »

    page 38 col 1 Marcel Cohen © Francesca Mantovani - Gallimard - copie.jpg

     

    « Affamé après plusieurs jours de fugue, un enfant, dans la rue, tente d’attirer l’attention des policiers pour qu’ils l’interrogent et le ramènent chez lui, mais avec assez de nonchalance pour qu’il ne soit pas dit qu’il se rendait.

    *

    La scène se répète jour après jour : au jardin public, l’enfant court derrière les pigeons ; il court de plus en plus vite, tend les bras, finit par trébucher et tombe. S’il éclate en sanglots, ça n’est jamais vraiment sous l’effet de la douleur, pourtant très réelle, mais de rage : il ne voulait qu’embrasser les oiseaux, tente-t-il d’expliquer.

    *

    Un enfant mimant sa mort, immobile sur le sol, yeux clos, les bras en croix comme le Christ (il n’imagine pas encore qu’on puisse mourir autrement), dans l’espoir qu’on va s’apitoyer, laisser éclater tout l’amour qui lui revient. On lui lance seulement : “Cesse donc tes jeux imbéciles et va te laver les mains pour passer à table !” »

     

    Marcel Cohen

    Le grand paon-de-nuit

    Collection Le Chemin, Gallimard, 1990

  • Robert Walser, « La forêt (extrait) »

    H18953-L310420755.jpg

    Karl Walser

     

    « C’est en été naturellement que les forêts sont les plus belles, parce que, alors, rien ne manque à la pétulante richesse de sa parure. L’automne donne aux forêts un dernier charme, bref, mais d’une beauté indescriptible. L’hiver enfin n’est certainement pas propice aux forêts, mais même les forêts hivernales sont encore belles. Y a-t-il du reste dans la nature quelque chose qui ne soit pas beau ? Les gens qui aiment la nature sourient à cette question ; toutes les saisons leur sont également chères et ont la même importance car eux-mêmes se fondent en chacune d’elles par les sensations et la jouissance qu’ils en tirent. Comme sont splendides les forêts de sapin en hiver, quand ces hauts et sveltes sapins sont plus que lourdement chargés de neige, molle, épaisse, de sorte que leurs branches pendent longuement, mollement, jusqu’au sol, rendu lui-même invisible tant la neige est partout. Moi-même, l’auteur, je me suis beaucoup promené à travers les forêts de sapins en hiver et j’ai toujours très bien pu alors oublier les plus belles forêts d’été. C’est comme ça : ou bien on doit tout aimer dans la nature, ou bien on se voit interdit d’y aimer et reconnaître quoi que ce soit. Mais les forêts d’été sont quand même celles qui se gravent le plus vite et le plus vivement dans la mémoire, et ce n’est pas étonnant. La couleur se grave en nous mieux que la forme, ou que ce genre de couleurs monotones que sont le gris ou le blanc. Et en été la forêt est tout entière couleur, lourde, débordante. Tout alors est vert, le vert est partout, le vert règne et commande, ne laisse paraître d’autres couleurs, qui voudraient aussi se faire remarquer, que par rapport à lui. Le vert jette sa lumière sur toutes les formes de sorte que les formes disparaissent et deviennent des éclats. On ne prend plus garde aux formes en été, on ne voit plus qu’un grand ruissellement de couleur plein de pensées. Le monde alors a son visage, son caractère, il a ce visage-là ; dans les belles années de notre jeunesse il a eu ce visage, nous y croyons car nous ne connaissons rien d’autre. Avec quel bonheur la plupart des gens pensent à leur jeunesse : la jeunesse leur envoie des rayons verts, car c’est dans la forêt qu’elle a été le plus délicieuse et la plus captivante. Ensuite on est devenu grand, et les forêts sont devenues aussi plus vieilles, mais tout ce qui est important n’est-il pas resté le même ? Celui qui dans sa jeunesse était un garnement, il portera toujours un petit air, un petit insigne de garnement, qu’il gardera toute sa vie, et de même pour celui qui déjà en ce temps-là était un arriviste, ou un lâche. Le vert, le tout-puissant vert des forêts d’été, ne se laisse pas oublier ni des uns ni des autres ; à tous ceux qui vivent, qui veulent arriver, qui grandissent, il est pour toute la vie inoubliable. Et comme c’est bien que quelque chose d’aussi bon, d’aussi aimable, reste inoubliable de cette façon ! Père et mère et frères et sœurs, et coups et caresses et goujateries, et, liant tout cela, le fil intérieur de ce vert unique. »

     

    Robert Walser

    Les rédactions de Fritz Kocher (1904)

    Illustrations de Karl Walser

    Traduit de l’allemand par Jean Launay

    Postface de Peter Utz

    Gallimard, 1999, nouvelle édition Zoé Poche, 2024

  • Saigyo, « Poèmes de ma hutte de montagne »

    1311451-Saigyo.jpg

    Saigyo par Hiroshige, vers 1830

     

    « cueillant des jeunes herbes

                dans le pré

    la brume m’attriste

                quand je pense combien

    d’autrefois elle me sépare

    *

    dans ce jardin

                à l’abandon

    envahi par de jeunes fétuques

                qui donc s’est frayé un chemin

    pour aller y cueillir des violettes ?

    *

    c’est seulement à la vue

                des jeunes feuilles de cerisiers

    que mon cœur s’apaise

                des fleurs tombées

    je les considère comme le souvenir

     *

    un pêcheur

                au bord du rivage

    exposé au vent furieux

                dans une barque sans amarre

    tel est mon sentiment

     *

    quand tu seras parti

                comme attendant la lune

    je guetterai

                vers l’est

    le ciel du crépuscule »

     

    Saigyo (Sato Norikiyo, 1118-1190)

    Poèmes de ma hutte de montagne

    Poèmes choisis et traduits du japonais par Cheng Wing & Hervé Collet

    Moundarren, 1992