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  • Virgile « Non loin de là se font voir les Plaines des Larmes… »

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    Énée et la Sibylle au vestibule des Enfers. Jean Grüninger & Sébastien Brant, gravure sur bois, 1502.

    Édition de Strasbourg de l’Énéide, conservée à la bibliothèque universitaire d’Heildelberg.

     

    « Non loin de là se font voir les Plaines des Larmes (c’est ainsi qu’on les nomme) qui s’étendent de tous côtés. Des sentiers écartés y recèlent ceux que le dur amour a fait dépérir en une langueur sans merci. Tout à l’entour, une forêt de myrtes les couvre de son ombre. Dans la mort même, leur tourment ne les quitte pas. Énée aperçoit en ces lieux Phèdre, Procris et la triste Éryphile montrant le coup fatal reçu d’un fils cruel, Évadné et Pasiphaé ; Laodamie les accompagne, et Cénée, autrefois garçon, puis femme, que le destin a ramenée à sa forme d’antan.

    Parmi elles, la Phénicienne Didon errait dans la grande forêt avec sa blessure encore fraîche. Dès que le héros troyen se trouva à côté d’elle et reconnut dans l’ombre sa forme obscure (telle la lune qu’au début du mois on voit ou croit voir entre les nuages), il se prit à pleurer et lui dit, avec la douce voix de l’amour : “Malheureuse Didon, ce qu’on était venu m’annoncer était donc vrai : tu n’étais plus, tu étais allée jusqu’au bout, le fer à la main ! J’ai donc été pour toi, hélas, une raison de mourir ! Je le jure par les astres, par les dieux du ciel, par la bonne foi qu’il peut y avoir dans les profondeurs de la terre, ce n’est pas de moi-même, ô reine, que j’ai quitté tes bords. Les dieux dont les ordres me forcent à présent à traverser cette ombre sur ces terrains vagues, dans la nuit profonde, ces dieux m’ont fait partir, par leurs injonctions. Je n’ai pu croire non plus que mon départ te causerait une pareille douleur. Arrête tes pas, ne te dérobe pas à mes yeux. Qui devrais-tu bien fuir ? C’est la dernière fois que le destin me laisse ainsi te parler.” Il tentait en ces termes d’adoucir cet être enflammé au regard farouche, tout en versant lui-même des larmes. Mais Didon s’était détournée et gardait les yeux fixés au sol, sans qu’à cet essai de dialogue son visage montrât plus d’émotion que si Énée avait eu devant lui un dur rocher ou de la Pierre de Paros. Elle finit par se ressaisir et, d’un air hostile, alla chercher refuge dans le bosquet ombragé où son mari d’autrefois, Sychée, répond à ses attentions et lui rend  son amour. Néanmoins Énée, très ému devant ce sort inique, la suit longuement des yeux, tout en versant des larmes, et il est plein de pitié, tandis qu’elle va son chemin. »

     

    Virgile

    Énéide (chant VI, 440-476)

    Traduction de Paul Veyne

    Albin Michel / Les Belles Lettres, 2012

  • Virgile, « Cependant l’Aurore »

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    Didon & Énée dans la grotte. Jean Grüninger & Sébastien Brant, gravure sur bois, 1502.

    Édition de Strasbourg de l’Énéide, conservée à la bibliothèque universitaire de Heildelberg.

     

    « […] Cependant l’Aurore qui s’élève a quitté l’Océan. Aux premiers rayons de l’astre, des hommes bien choisis sortent de la ville ; filets à grandes mailles, nasses, épieux au large fer… Les cavaliers massyles s’élancent, et la meute à l’odorat subtil. La reine s’attarde dans sa chambre, les notables puniques l’attendent à sa porte. Rutilant de pourpre et d’or, son coursier est là qui mâche fougueusement son mors blanc d’écume. Elle s’avance enfin, au milieu de toute une troupe, serrée dans une chlamyde sidonienne au liseré brodé ; son carquois est d’or, ses cheveux sont noués dans l’or et une agrafe d’or retient son vêtement de pourpre.

    Mais s’avancent aussi les Phrygiens, qui l’accompagnent, et Iule est tout heureux. Énée lui-même, le plus beau de tous, se joint à eux et réunit les deux troupes. Tel Apollon lorsqu’il abandonne en hiver la Lycie et les eaux du Xanthe, va revoir sa Délos maternelle, y reforme ses chœurs et qu’autour des autels se mêlent bruyamment Crétois, Dryopes et Agathyrses au corps peint ; le dieu en personne parcourt les hauteurs du Cynthe, une couronne de feuillage rassemble et presse sa chevelure flottante qu’il entrelace d’or, et ses flèches sonnent sur ses épaules : Énée n’allait pas moins vivement que le dieu, la même beauté brille sur son noble visage. Une fois parvenus sur des monts élevés et dans des retraites sans chemins, voici que les chèvres sauvages, débusquées de leur somment rocheux, ont déboulé des crêtes ; de l’autre côté, les cerfs quittent la montagne, traversent au galop la plaine découverte et y reforment dans leur fuite leurs escadrons qui soulèvent la poussière. Tandis qu’au milieu de la vallée le jeune Ascagne, tout joyeux de son cheval, devance à la course tantôt les unes et tantôt les autres ; parmi ces troupeaux inoffensifs, il souhaite que la chance lui fasse rencontrer un sanglier écumant ou qu’un lion fauve descende de la montagne.

    Mais entre-temps un vaste grondement se met à brouiller le ciel, un orage le suit, mêlé de grêle. Effrayés, l’escorte des Tyriens, la jeunesse troyenne et le petit-fils dardanien de Vénus sont partis à travers champs chercher des abris çà et là. Des eaux torrentueuses dévalent des hauteurs. Didon et le chef troyen se retrouvent dans une même grotte. Ce sont la Terre et Junon nuptiale qui donnent d’abord le signal ; les éclairs et un ciel complice brillèrent pour ces noces et du haut de leur sommet les nymphes hurlèrent le cri nuptial. Ce jour-là fut l’origine d’un malheur, l’origine d’une mort, car Didon est insensible aux convenances et à la renommée ; elle ne se propose nullement un amour furtif, elle l’appelle mariage, elle couvre sa faute de ce nom. »

     

    Virgile

    Énéide (chant IV, 129-172)

    Traduction de Paul Veyne

    « L’Énéide est un récit versifié. Toutefois aux yeux de Virgile, pareil récit n’est digne de la Muse qu’à condition d’être davantage que de la prose mise en vers. Condition rarement remplie.  Elle est remplie par l’Énéide, le génie de son poète produisant avec une aisance mozartienne, pour le lecteur charmé, une écriture narrative qui est d’une autre race que la prose. Hélas, à moins d’avoir du génie, le traducteur en est réduit, comme je l’ai fait, à traduire en prose. Notre traduction, toutefois, a tenté de passer entre deux écueils : la tradition humaniste, ou plutôt scolaire, et le charabia. » extrait de la Préface

    Albin Michel / Les Belles Lettres, 2012

  • Virgile, « Mais le printemps renaît ; de l’empire de l’air… »

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    L’éloge des abeilles. Enluminure du rouleau Exultet Barberini, vers 1087. Bibliothèque Vaticane

     

      « Mais le printemps renaît ; de l’empire de l’air

    Le soleil triomphant précipite l’hiver,

    Et le voile est levé qui couvrait la nature :

    Aussitôt, s’échappant de sa demeure obscure,

    L’abeille prend l’essor, parcourt les arbrisseaux ;

    Elle suce les fleurs, rase, en volant les eaux.

    C’est de ces doux tributs de la terre et de l’onde

    Qu’elle revient nourrir sa famille féconde,

    Qu’elle forme une cire aussi pure que l’or,

    Et pétrit de son miel le liquide trésor.

      Bientôt abandonnant les ruches maternelles,

    Ce peuple, au gré des vents qui secondent ses ailes,

    Fend les vagues de l’air, et sous un ciel d’azur

    S’avance lentement, tel un nuage obscur :

    Suis sa route : il ira sur le prochain rivage

    Chercher une onde pure et des toits de feuillage :

    Fais broyer en ces lieux la mélisse ou le thym ;

    De Cybèle alentour fait retentir l’airain :

    Le bruit qui l’épouvante, et l’odeur qui l’appelle,

    L’avertissent d’entrer dans sa maison nouvelle. »

     

    Virgile

    Géorgiques

    Traduction de l’abbé Jacques Delille (1769)

    « C’est en voyant la campagne, les moissons, les vergers, les troupeaux, les abeilles, tous ces tableaux délicieux qui ont inspirés l’auteur des Géorgiques, que j’ai cru sentir quelque étincelle du feu nécessaire pour le bien rendre. Jamais je n’ai trouvé la nature plus belle, qu’en lisant Virgile ; jamais je n’ai trouvé Virgile plus admirable, qu’en observant la nature : la nature, en un mot, a été pour moi le seul commentaire de celui qui l’a le mieux imitée. » Discours préliminaire

    Gallimard Folio, 1997

     

  • Virgile, « Mais le printemps renaît… »

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    Détail du Vergilius Romanus, manuscrit du Ve siècle.

     

    « Mais le printemps renaît, et le zéphyr t’appelle,

    Viens, conduis tes troupeaux sur la mousse nouvelle ;

    Sors sitôt que l’aurore a rougi l’horizon,

    Quand de légers frimas blanchissent le gazon,

    Lorsque, brillant encor sur la tendre verdure,

    Une fraîche rosée invite à la pâture.

    Mais quatre heures après, quand déjà de ses chants

    La cigale enrouée importune les champs,

    Que ton peuple, conduit à la source prochaine,

    Boive l’eau qui s’enfuit dans des canaux de chêne.

    À midi, va chercher ces bois noirs et profonds

    Dont l’ombre au loin descend dans les sombres vallons.

    Le soir, que ton troupeau s’abreuve et paisse encore.

    Le soir rend à nos prés la fraîcheur de l’aurore ;

    Tout semble ranimé, gazons, zéphyrs, oiseaux,

    Rossignols dans les bois, alcyons sur les eaux. »

     

     

    Virgile

    Géorgiques

    Traduction de l’abbé Jacques Delille (1769)

    « Les traductions sont pour un idiome ce que les voyages sont pour l’esprit. » Discours préliminaire

    Gallimard Folio, 1997

  • Claude Chambard, « Nous, enfants, encore, même grandis, enfants encore »

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    © : CChambard

     

    Ces voix que j’entends, dit l’Aîné, lors de ces moments mal assurés d’avant la minuit, juste entre le moment où le Père cessait de lire & celui où nous nous endormions profondément, ces voix creusées dans les lampes dont le filament s’éteignait lentement, dans les dernières braises de la cheminée, dans le claquement du dernier volet, ou, plus mat, celui du mouton de la cloche au moment où il s’anime pour que le battant frappe l’airain, sonne cette heure si étrange qui découpe le temps plus sûrement encore que son pendant de midi, ces voix un peu fatiguées, usées parfois, violentes rarement, toutes imprégnées de la nuit éternelle d’où elles ne peuvent jamais même apercevoir les petites lueurs roses de l’aube, puis, presqu’aussitôt, celles plus lumineuses, à la fois plus claires & plus foncées, virant à l’orangé avant de, sans quasiment attendre, devenir bleues, ce bleu qui allume pour de bon le jour, ces voix que l’enfant craint d’entendre, qui se réchauffent à notre maigre chaleur, à nos poitrines un peu creuses, voyageuses immobiles, gardiennes sans clefs des âges indatables, ces voix elles espèrent de nous — mais quoi ? —, elles ne posent pas de question, elles ne donnent pas de réponse, mais portent en elles les effarements des siècles passés & des siècles à venir.

     

    C’était cela notre temps, notre enfance. Nous avions connaissance, très intimement, du devenir — parallèle, sans doute —, des ancêtres, de la richesse qui les habite encore, du grand mystère qu’ils semblent ne pas parvenir à clairement nous montrer — & il me semble que cela vaut mieux —, cette petite lumière qui brille encore dans leurs poitrines caves & que nous ne savons pas percevoir, qui nous réveille à peine afin que nous puissions juste entendre ces voix, chuchoter, chuchoter & encore chuchoter, mais quoi, nous ne le saurons peut-être même pas en les rejoignant.

     

    Ces voix parlent cependant la même langue que nous. Elles n’en ont pas d’autre. Mais c’est le manque de résonance de leurs poitrines sépulcrales qui empêche les mots de se glisser dans le conduit de nos oreilles, rien ne fait vibrer les tympans & nos cervelles trop vivantes, ne savent comment révéler ce qui vient de si loin en étant si près.

     

    Même nos miroirs ne savent pas restituer ce qui est trop visiblement invisible.

    C’est comme si le tain fondait d’impatience.

     

    Nous, enfants, encore, même grandis, enfants encore, nous ne voyons d’eux que des ruines alors qu’ils sont de véritables ralentisseurs de temps — ce temple du torero parfois —, des montreurs d’éternité impossible à partager.

     

    Claude Chambard

    Extrait d'un travail en cours : Entrelesdeuxrivières

  • Jim Harrisson, « Notre anniversaire »

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    DR

     

     

    « Je désire retourner dans cette vieille ferme délabrée

    par un froid matin de novembre pour y manger des

    harengs à l’aube sur la toile cirée de la table, le beurre

    dur effrité en éclats sur le pain de seigle, du beurre

    maison doré. Remplis le panier de bois, Jimmy.

    Crème grumeleuse dans le café, le poêle à bois

    siffle et craque. Dehors c’est la plus forte gelée

    de l’année, mais les talons s’enfoncent jusqu’à la terre.

    Une ferme meurt en hiver, tu as envie d’aller en forêt.

    Dans la grange l’odeur du crottin et du foin encore

    vert envahit tes narines, et celle du lait dans les seaux

    en métal, Grand-papa trait la dernière des sept vaches,

    tire sur leurs pis semblables à des bites,

    un sourire aux lèvres pour le chat de la grange.

    Ma petite amie en aime un autre, à douze ans

    c’est comme si tous les arbres étaient morts.

    Soixante ans plus tard sept colibris à la mangeoire,

    vaches miniatures sirotant du sucre liquide.

    Cinquante années partagées. Les arbres sont toujours là. »

     

    Jim Harrisson

    « Nouveaux poèmes », 2010

    in Une heure de jour en moins

    Poèmes choisis 1965-2010

    Traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Brice Matthieussent

    Flammarion, 2012, réédition J’ai lu, n°11972, 2021

  • Li Po, Adieu à un ami (pour saluer Gil Jouanard)

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    DR

     

    pour Gil, qui est parti hier, 25 mars 2021, rejoindre le mont de l’Ouest (Hua Shan).

    Qu’il y trouve la paix la plus joyeuse & les vins les plus délicieux à partager avec ses vieux amis qui l’ont précédé.

     

    « la montagne bleue surplombe le rempart au nord

    l’eau blanche ceinture la ville à l’est

    ici nous nous séparons

    la graine ailée, solitaire, sur dix mille li erre

    les nuages flottants expriment le sentiment du voyageur,

    le soleil couchant l’amour du vieil ami

    nous nous saluons de la main tandis que tu t’éloignes

    “hsiao hsiao” nos chevaux hennissent, chagrins de se séparer »

     

    Li Po (Li Bai)

    Buvant seul sous la lune

    traduit du chinois par Cheng Wing fun & Hervé Collet

    Moundarren, 1988

  • Idea Vilariño, « Ultime anthologie »

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    « La nuit

     

    La nuit ce n’était pas le rêve

    c’était sa bouche

    c’était son beau corps dépouillé

    de ses gestes inutiles

    c’était son visage pâle me regardant dans l’ombre.

    La nuit c’était sa bouche

    sa force et sa passion

    c’était ses yeux graves

    ces pierres d’ombre

    qui roulaient dans mes yeux

    c’était son amour en moi

    une invasion si lente

    si mystérieuse

     

    * * *

    Tu sais

     

    Tu sais

    tu as dit

    jamais

    jamais je n’ai été heureux comme cette nuit.

    Jamais. Et tu me l’as dit

    à l’instant même

    où je décidais moi de ne pas te dire

    tu sais

    je me trompe sûrement

    mais je crois

    mais il me semble que c’est

    la plus belle nuit de ma vie.

     

     * * * 

    Chanson

     

    Je voudrais mourir

    tout de suite

    d’amour

    pour que tu saches

    comment et combien je t’aimais.

    Je voudrais mourir

    je voudrais

    d’amour

    pour que tu saches. »

     

    Idea Vilariño

    Ultime anthologie

    bilingue

    Traduiction de l’espagnol (Uruguay) et postface par Éric Sarner

    Avant propos / Mots pour Ultime anthologie par Olivier Gallon

    La Barque, 2017

    http://www.labarque.fr/livres17.html

  • Niki Giannari, « Des spectres hantent l’Europe », Georges Didi-Huberman, « Passer, quoi qu’il en coûte »

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    photogramme du film de Maria Kourkouta & Niki Giannari

    Des spectres hantent l'Europe

    https://www.youtube.com/watch?v=VReuK17ouDM

     

    « Tu avais raison.

    Les hommes vont oublier ces trains-ci

    comme ces trains-là.

    Mais la cendre

    Se souvient. »

     

    & & &

     

    « On ne témoigne jamais pour soi. On témoigne pour autrui. Le témoignage vient d’une expérience bouleversante, souvent ressentie comme indicible et dont le témoin, depuis la position qu’il occupait (position d’actant, de souffrant ou de regardant) doit faire foi aux yeux d’autrui, aux yeux du monde entier. Il donne alors forme à ce qu’il doit — d’une dette éthique — comme à ce qu’il voit. Le témoin fait foi, doit, voit et donne : depuis une expérience qu’il a vécue, quel que soit le mode de cette implication, vers toutes les directions de l’autrui. Il donne sa voix et son regard pour autrui. L’autrui du témoin ? C’est, d’abord, celui qui n’a pas eu le temps ou la possibilité de signifier son geste ou sa douleur : c’est le réfugié d’Idomeni quand il demeure muet, occupé aux tâches de l’immédiate subsistance. C’est ensuite, celui qui n’a pas le temps ou le courage d’écouter cet acte ou cette souffrance : c’est le nanti de la grande ville quand il demeure indifférent, occupé aux tâches de sa vie confortable. Le témoignage se tient donc “entre deux autruis”, il est en tous cas un geste de messager, de passeur, un geste pour autrui et pour que passe quelque chose. »

     

    Niki Giannari

    Des spectres hantent l’Europe

    traduit du grec par Maria Kourkouta

    suivi de Georges Didi-Huberman

    Passer, quoi qu’il en coûte

    Minuit, 2017

  • Guillaume Decourt, « Le cargo de Rébétika »

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    DR

     

    «  VI

    Grupetta est bien jolie.

    Elle est bien gentille mais n’entend que peu

    ce que mon intérieur demande, un couscous

    ou bien son fameux bœuf bourguignon qui me comble

    tant et tant.

    Je n’ai droit qu’à du réchauffé :

    tambouille qu’elle prépare au retour de la chasse aux huîtres.

     

    X

    C’est peu dire qu’à l’Hôtel de l’Existence nous jouîmes,

    elle criait si fort qu’au matin les hommes

    de chambre tenaient leurs yeux baissés.

    Et le petit déjeuner ! Par les meurtrières on apercevait les mouettes

    en croquant nos tartines. Je puis dire

    que cela ressemblait au bonheur comme

    deux gouttes d’eau.

     

    XVI

    Une olive entre deux seins semblait

    une tache de vin,

    elle avait aussi un grain de beauté sous l’aisselle

    droite, ses amants anciens, austères, n’en firent point leur miel,

    Grupetta.

     

    XXIV

    Je connus Rébétika par le biais de l’acupuncteur. Elle louait mansarde

    dans son arrière-cour et flânait à heure fixe autour de

    la Fontaine aux Affins. Plus que son tape-cul

    ce fut son sourire dilapidé qui

    me fit percer le judas. Dure d’oreille et la salive propre comme

    atout premier. Elle ne fut pas insensible à mes

    bégaiements de soutier.

    Nous signâmes pour une barcarolle bien déterminée.

     

    XL

    Grupetta, Rébétika.

    J’ai pêché à la senne des petits poissons de remembrance

    dont on peut manger la tête et la queue

    sans frémir.

    Grupetta, Rébétika. »

     

    Guillaume Decourt

    Le cargo de Rébétika

    Lanskine, 2017

    http://www.editions-lanskine.fr/

  • Robert Pinget, « Théo ou le temps neuf »

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    DR

     

    « L’enfant dit tonton pourquoi il faut mourir ?

    Le vieux répond ce sont les autres qui nous font mourir.

    Pourquoi tonton ?

    Parce qu’ils ne nous aiment plus.

    Alors moi je t’aime alors tu mouriras plus.

    Le vieux se rendort. L’enfant continue sa lecture.

     

    Le merle est présent ou quelqu’un de sa descendance.

    Siffle trois notes.

    La forêt lointaine, le blé qui lève, les pruniers en fleurs, tout est dans l’ordre.

    Des mots trop vite dits. La plume se rebiffe.

    Mais le vieux s’en moque. Il dit va falloir une grande lecture pour assurer tout ça.

    Qu’est-ce que c’est une grande lecture tonton ?

    Celle qui ne tient compte ni de l’heure ni des saisons ni de rien que d’elle-même.

    Elle est égoïste tonton.

    Non, elle est libre.

     

    Le scribouillard est pris de fou rire.

    De son lit il tâtonne vers la table de chevet et reprend sa plume.

    Il écrit passons à des souvenirs qui ne m’appartiennent plus. Où les trouver. Dans cette liasse de papiers là-bas, couverts d’une écriture inconnue.

    Que mon désarroi soit ma force.

    Répéter soit ma force.

     

    Dans tes histoires des fois tonton on voit un vieux bonhomme qui monte dans les collines grises qui c’est ?

    Je ne sais pas. Il ne m’a rien dit. Je le vois toujours de dos, jamais sa figure, il s’éloigne, il marche lentement, il n’arrivera jamais nulle part puisque je le revois chaque fois au même endroit en train de s’éloigner.

    Mais tu le vois où ?

    Dans ma tête.

    Mais où c’est les collines grises dans ta tête aussi ?

    Non, dans un pays de soleil, je les connais, je les aime.

    Mais ton bonhomme il est triste on a pas envie de le rencontrer pourquoi tu l’écris ?

    Parce qu’il m’oblige à l’écrire.

    Alors il te parle ?

    Non. Mais je sais qu’il doit être dans mon livre.

    Comment tu le sais ?

     

    Qu’est-ce que tu dis tonton ?

    Des choses pour les enfants, mon ange. Tu es écrit là tu vois sur mon carnet. Jamais personne ne pourra dire que je n’ai pas dit la vérité. »

     

    Robert Pinget

    Théo ou le temps neuf

    Minuit, 1991

     

    Robert Pinget, né le 19 juillet 1919 à Genève est mort le 25 août 1997 à Tours. Il vivait depuis 1964 à Luzillé, en Touraine.

  • Joseph Guglielmi, « Le mouvement de la mort »

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    Sans titre, 1977 © Thérèse Bonnelalbay, Galerie Christian Berst

     

    « clandestin de cette nuit

    je n’habite nulle part,

    la source de vent tarie

    du sang triste un temps de pluie

    Deux oiseaux sur une lune.

    Un chien mâche la prairie

    Un poème sur le mur

    avec le mur immobile.

    Qui lira les mots minutes

    Carré le fleuve soleil

    et la mer dans la vitrine ?

    le corps creuse dans la mort

    comme une statue de sel

    pliée sa gorge de sel

    Lune rouge bisaëule

    ointe pour le sacrifice,

    Vermine du faux garden

    ou du livre de raison.

    Ici que le néant ronge

    souvenir d’un corps vivant.

    Te roule un puissant dictame,

    quelque souvenir de noces

    cette éclipse somptuaire !

    La toute fillette impure

    avec jambes de gazelle

    Montagnes aromatiques

    en miracle du mois doux.

    Compter ces podes antiques

    Samedi un feuillet neuf.

    Au square le dieu muet

    silencieux comme une flûte.

    Les chiures des maisons

    et poussières de murmures.

    Que c’est toujours samedi,

    un vol éclair d’hirondelles

    sur la pensée régulière.

    Puis on oublie désespoir

    (entre le vrai et le faux)

    la détente de la mort.

    Au doigt ce mamour tremblant. »

     

    Joseph Guglielmi

    Le mouvement de la mort

    P.O.L, 1988

     

    Joseph Gulielmi, né à Marseille en 1929, vient de disparaître.
    Le dessin est de Thérèse Bonnelalbay, qui fut son épouse de 1959 à sa mort – dans la Seine – le 16 février 1980.