Jean-Jacques Rousseau, "Les rêveries du promeneur solitaire"
Gravure de Louis François Charon d'après Bouchot, Musée Carnavalet, Paris
« Tout est dans un flux continuel sur la terre. Rien nʼy garde une forme constante & arrêtée, & nos affections qui sʼattachent aux choses extérieures passent & changent nécessairement comme elles. Toujours en avant ou en arriere de nous, elles rappellent le passé qui nʼest plus, ou préviennent lʼavenir qui souvent ne doit point être : il nʼy a rien là de solide à quoi le cœur se puisse attacher. Aussi nʼa-t-on gueres ici-bas que du plaisir qui passe ; pour le bonheur qui dure je doute quʼil y soit connu. À peine est-il dans nos plus vives jouissances un instant où le cœur puisse véritablement nous dire : je voudrois que cet instant durât toujours. Et comment peut-on appeler bonheur un état fugitif qui nous laisse encore le cœur inquiet & vide, qui nous fait regretter quelque chose avant, ou désirer encore quelque chose après ?
Mais sʼil est un état où lʼame trouve une assiette assez solide pour sʼy reposer tout entiere & rassembler là tout son être, sans avoir besoin de rappeler le passé, ni dʼenjamber sur lʼavenir ; où le tans ne soit rien pour elle, où le présent dure toujours sans néanmoins marquer sa durée & sans aucune trace de succession, sans aucun autre sentiment de privation ni de jouissance, de plaisir ni de peine, de désir ni de crainte que celui seul de notre existence, & que ce sentiment seul puisse la remplir tout entiere; tant que cet état dure, celui qui sʼy trouve peut sʼappeler heureux, non dʼun bonheur imparfait, pauvre & relatif tel que celui quʼon trouve dans les plaisirs de la vie; mais dʼun bonheur suffisant, parfait & plein, qui ne laisse dans lʼame aucun vide quʼelle sente le besoin de remplir. Tel est lʼétat où je me suis trouvé souvent à lʼIsle de St. Pierre dans mes rêveries solitaires, soit couché dans mon bateau que je laissois dériver au gré de lʼeau, soit assis sur les rives du lac agité, soit ailleurs au bord dʼune belle riviere ou dʼun ruisseau murmurant sur le gravier.
De quoi jouit-on dans une pareille situation ? De rien dʼextérieur à soi, de rien sinon de soi-même & de sa propre existence ; tant que cet état dure, on se suffit à soi-même comme Dieu. Le sentiment de lʼexistence dépouillé de toute autre affection est par lui-même un sentiment précieux de contentement & de paix, qui suffiroit seul pour rendre cette existence chere, & douce à qui sauroit écarter de soi toutes les impressions sensuelles & terrestres qui viennent sans cesse nous en distraire & en troubler ici-bas la douceur. Mais la plupart des hommes agités de passions continuelles connoissent peu cet état, & ne lʼayant goûté quʼimparfaitement durant peu dʼinstans, nʼen conservent quʼune idée obscure et confuse qui ne leur en fait pas sentir le charme. Il ne seroit pas même bon dans la présente constitution des choses, quʼavides de ces douces extases, ils sʼy dégoûtassent de la vie active dont leurs besoins toujours renaissans leur prescrivent le devoir. Mais un infortuné quʼon a retranché de la société humaine, & qui ne peut plus rien faire ici-bas dʼutile & de bon pour autrui ni pour soi, peut trouver dans cet état, à toutes les félicités humaines des dédommagemens que la fortune & les hommes ne lui sauroient ôter. »
Jean-Jacques Rousseau,
Les rêveries du promeneur solitaire — extrait de la cinquième promenade