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  • Jean-Jacques Viton, « Je voulais m’en aller mais je n’ai pas bougé »

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    DR

      

    « XXII

     

    un matin   dans le bas d’un rideau de fenêtre

    en travers   dans les plis   un visage brûlé

    plein d’épaisseurs   il soutient le regard

     

    observé d’un lit   le visage change

    les plis du rideau deviennent simples

    difficile de retrouver la forme

    ce n’est plus un visage   on peut chercher

    dans l’obscur   le clair   le gris

    quelques angles   une ressemblance improbable

     

    écarter les murs comme des feuilles les repousser

    pour espérer agrandir l’espace mal composé

     

    des rayons de phares se déplacent au plafond

    poursuivis par une troupe de taches sombres

    ce sont cinq cents chiens sauvages

    un gros chiffre   ils bougent dans un galop ralenti

    ils suivent une piste déterminée

    maintiennent le principe du tout droit

    rien n’est décelable en face mais ils passent

     

    c’est un chemin liquide   un ciel qui coule

    on ne comprend pas de quel côté

    il traverse des vides et des volumes

    nombreuses surfaces coloriées sans origine

     

    quand il y a du brouillard les maisons sont en paix

    dans le brouillard une maison est une maison

    ce sont des aspects ou des constellations

    des constellations déterminées par le temps

     

    on invente tout   avec le tout qui existe

    on ne sait jamais au juste ce qu’on pense

     

    où est le vieux vagabond de la Divine Comédie

    où est le vieil homme qui traversait Philadelphie

    avec trois rouleaux sous le bras

    où est le vagabond étrange qui marchait sur l’eau

    où est le vieux vagabond qui allait dans les montagnes

    les poches pleines de morceaux de pain

    qu’il trempait dans des ruisseaux

    où est le vagabond noir dernier vestige de Bruegel

    personne ne sait ce qu’il a dans son sac

     

    où est Essenine qui profita de la révolution russe

    pour courir dans les villages arriérés de la Russie

    en buvant du jus de pommes de terre

    qui songe en admirant le Jardin de l’Amour de Lahore

    à la terrifiante dévastation d’Hiroshima

    où sont les crocodiles qui brûlent les arbres avec leur urine

     

    ce sont de fausses routes   une idée de frontières

    c’est une invention   on peut y circuler

     

    microraptor précurseur de six centimètres

    avait des pattes antérieures plumées

     

    était-ce un parachute pour les trous forestiers

    ou des ailes qui battaient pour propulser

    l’ancêtre de l’avion   cet oiseau aquatique

    dormait à la dérive bec dans la poitrine

     

    rien ne colle   ne veut pas dire   rien ne va

    on entre dans le présent   c’est un état

    il nous entraîne là où nous ne devions pas aller

     

    la Rift Valley vue de satellite

    les Orgues de la chaussée des Géants

    la Taïga dans la région de la Kolyma

     

    c’est une invention on peut y circuler

     

    sommes-nous sûrs d’avoir un visage »

     

    Jean-Jacques Viton

    Je voulais m’en aller mais je n’ai pas bougé

    P.O.L, 2008

    http://www.pol-editeur.com/index.php?spec=auteur&numpage=12&numrub=3&numcateg=2&numsscateg=&lg=fr&numauteur=198

  • Emmanuel Hocquard, « Élégie 5 – IV »

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    © : Claude Royet-Journoud

      

    « Pour toute chose, nous eûmes les mêmes yeux :

       le jardin d’autrefois et celui d’aujourd’hui,

       le jardin immobile.

    Nous avançâmes au milieu de ce qui porte un nom

       et que nous avions appris à nommer ;

    Nous progressâmes dans les livres

       au milieu de ce que nous apprenions,

    L’arbre vivant et l’arbre mort au même titre,

       songeant peut-être qu’une telle coïncidence

    Ne durerait pas toujours car sa croissance serait sa mort

       et la pensée du modèle sa fin.

       Notre amour n’eut pas d’autres lieux

    Qu’une succession de regards sur des lieux de fortune,

       morceaux de choix ravis aux circonstances,

    Une alternance de mémoire et d’oubli pour les choses connues  

       et puis l’indifférence aux choses sues.

     

    Le temps de l’amour fut cette suspension du temps de tous les jours,

       une brèche délibérée dans le temps des paroles.

    Et là nous ressentîmes ce que d’autres à notre place

       auraient également éprouvé,

    Un contentement certain, quoique tempéré,

       d’être parvenus là où nous étions parvenus

    Et déjà pourtant le vague désir de nous en retourner,

    Une telle coïncidence ne pouvant pas durer

       puisque sa croissance serait sans fin. »

     

    Emmanuel Hocquard

    Les élégies

    P.O.L, 1990

  • Frédéric Boyer, « Dans ma prairie »

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    DR

     

    « Je ne me souviens plus du jour où j’ai découvert l’existence de ma prairie.

    La première fois je suis un tout petit enfant le mot prairie ne vient pas mais je sais qu’il existe. Avec une lampe de poche volée dans un tiroir de la cuisine je lis toute la nuit sous les couvertures un roman de James Fenimore Cooper.

    C’est merveilleux.

    L’aube vient et je n’ai pas sommeil.

    Je glisse dans un canoë de bois verni jusqu’aux berges moussues de ma prairie.

    Les Indiens sont à mes trousses. Je fais pour la première fois l’expérience d’un corps en mouvement dans ma prairie.

    C’est délicieux.

    Mon arc imaginaire est tendu. Il ne rate jamais sa cible. Ma prière est brûlante dans ma gorge. Je cherche une sauterelle dans l’herbe à qui chanter ma peur.

     

       Oh les petits érables ont noirci. L’herbe se fait rare.

       Quelque chose a lieu dans ma prairie.

       Je ne peux pas croire à tout ce qui s’est passé là-bas.

     

       Non non

       plus que jamais  

       les yeux futurs

       pleins du ciel

       de ma prairie.

     

    Est-ce que le mot prairie existe dans le vent qui hurle dehors ?

    Ou dans la grande tristesse qui est dans mon esprit ?

    Ou dans la poursuite folle de ce que je n’obtiendrai jamais ?

     

    Est-ce que le mot prairie existe quand je souhaite les choses et que je pleure en disant ces choses que je veux ?

     

    Ou est-ce que dans le mot prairie disparaîtraient les choses auxquelles je m’étais cru attaché pour toujours ?

     

    Et chaque soir je rêve de partir enfourchant une monture abstraite. Je voyage à qui perd gagne. »

     

    Frédéric Boyer

    Dans ma prairie

    P.O.L, 2014

    http://www.pol-editeur.com/index.php?spec=auteur&numauteur=32

  • Ryoko Sekiguchi, « Nagori »

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    Ryoko Sekiguchi à la Petite Escalère, le 30 septembre 2019

    © : Sophie Chambard

     

    Le Nagori, c’est « la nostalgie de la saison qui vient de nous quitter », « l’état de saisonnalité d’un aliment », c’est « avant tout la trace, la présence, l’atmosphère d’une chose passée, d’une chose qui n’est plus ». En français on pense à la laisse de mer et à l’image qui manque à nos jours. Par surcroît le cycle de la vie est absolument présent dans dans tous les sens du mot nagori. Dans ce mince livre, Ryoko Sekiguchi nous invite à penser – et c’est une délicate invitation – notre rapport au temps, aux autres, à, par exemple ne pas omettre de faire o-miokuri, cette politesse japonaise qui consiste, quand on raccompagne quelqu’un, à le suivre du regard jusqu’à ce que le contact ne puisse plus s’établir – et qui n’a pas de nom en français. Tout l’art de Ryoko Sekiguchi est de chercher quelque chose qui n’étant plus là, presque plus là, est déjà une autre chose que l’on regrette, que l’on cherche et qui va apparaître portant la saveur de ce qui est passé et celle de ce qui naît – subtilement différentes. C’est une méditation sur les langues et la culture, une façon douce de nous amener à regarder plus justement ce qui nous entoure, nous constitue — comme la dernière pêche contient déjà le goût de la première de l'an prochain et, en nous, fait le lien entre les états de notre corps. On pourra compléter la lecture avec ce très beau livre qu’est La Voix sombre paru en 2015, et celle du délicat Le nuage, dix façons de le préparer (avec Sugio Yamaguchi & Valentin Devos), sans oublier la réédition en poche P.O.L du Club des gourmets(avec Patrick Honoré), subtile promenade dans la littérature et la cuisine japonaises.

     

    « Il existe trois termes différents pour décrire l’état de saisonnalité d’un aliment : hashiri, sakari et nagori. Ils désignent l’équivalent de “primeur”, de “pleine saison”, et le dernier, nagori, de l’arrière-saison, “la nostalgie de la saison qui vient de nous quitter.”

    […]

    Le début d’une saison est toujours le nagori de la saison précédente, on n’est jamais tout à fait dans une seule saison, sauf en ce point d’acmé qu’est le sakari, qui ne dure d’un instant, comme le saut d’un athlète. Même dans l’instant de sakari, on pressent déjà le déclin qui arrive inéluctablement, et l’on peut s’en désoler, tout en percevant les restes de jeunesse qui ont poussé le produit jusqu’au sakari. Les saisons ne sont pas des parcelles bien définies. Elles sont souples et multiples. Elles respirent.

    […]

    Les saisons, c’est un sentiment, une émotion. Nous entretenons avec chacune d’elles une relation intime et personnelle. Sentir cet attachement, quel que soit le moment de la saison que l’on préfère, c’est peut-être cela “être de saison”, au sens de l’expression française. C’est être dans l’instant, être dans la vie.

    […]

    J’ai toujours écrit sur la mort, pour les morts.

    Pour une fois, je voulais écrire un livre sur la vie. Ou sur la mort qui est la continuité de la vie. Sur les morts qui cohabitent avec la vie. Parce que c’est cela, les saisons. Les morts, ou les disparitions successives qui laissent la place à d’autres vies, mais qui un jour font retour.

    Ces fleurs d’orangers, ces tomates et ces sauges, nous les humerons et nous les mangerons. Elles feront partie de nous-mêmes. Ou nous en ferons des conserves pour en préserver l’essence. Nous serons nostalgiques de leur départ avec la saison, mais nous les retrouverons, chaque année. Jusqu’au moment où ce sera notre tour d’ouvrir définitivement la dernière porte de la vie.

     

    Peut-être est-ce pour cela que les saisons sont la plus belle chose qui existe dans le monde. »

     

    Ryoko Sekiguchi

    Nagori

    P.O.L, 2019

    http://www.pol-editeur.com/index.php?spec=livre&ISBN=978-2-8180-4661-6

  • Emmanuel Hocquard, « Allée de poivriers en Californie »

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    X

     

       « Fin de vie. La vieille langue est là,

    tapie comme une tique dans l’oreille. Elle se nourrit de tout

    ce que je vois et son bruit m’empêche de voir ce que je ne vois pas.

         J’aurai passé ma vie sans voir.

         Ma vision ? Dans la cage d’un écureuil,

    l’incessant retour des mêmes impressions et des mêmes pensées

         insipides jusqu’à en être écœurantes,

         jusqu’à serrer le cœur dans un étau : battements monotones,

    ternes ressassements que traverse soudain, sans raison apparente,

         au milieu de la nuit, au détour d’une phrase

         ou en rêve, une lueur très fugitive,

    un fulgurant vertige qui, brusquement, déchire les habitudes.

         Alors la tique se réveille et tout redevient comme avant.

         Les noms de Keats, Shelley, Sir John Cheyne

    sont encore écrits sur les boîtes aux lettres des locataires

         dans le couloir, à gauche de l’entrée. Une fleur

         a poussé dans les tuiles, au bord du toit. Ce matin

    à l’aube, depuis la fenêtre, la ville ressemble à une forêt

         pétrifiée d’arbres gris sans feuillages,

         aux troncs noueux, tordus sous le ciel orageux.

         La ville aussi est une alarme, un vertige exact

         dans la rumeur des battements de cœurs et des étaux.

    Pise, Tony, Régis, Signore Typoce & Cie, tandis que vous dormez,

         moi, Pyrrhus, je veille aux lettres de vos noms,

         qui sont les lettres de mon nom.

    Bibliothèques, entrepôts, boutiques de luxe, compagnies d’assurances,

         la ville est construite sur l’alphabet et vit sur la réserve

         des lettres : vingt-six battements de cœur en français.

         Un dictionnaire & une grammaire pour rectifier la vue ?

    Quelle garantie ? J’aurai passé ma vie sous une pluie de lettres,

         ayant parfois cherché refuge dans l’amour.

    Mais la langue de l’amour, entrecoupée par les soupirs, les silences

         et les cris inarticulés de la jouissance, est pauvre,

         approximative, inadaptée aux espoirs que nous mettons en elle.

         Le sexe d’une femme est un abri très doux,

         une retraite sans issue, que nous ensemençons de lettres.

    L’amour naît, se nourrit, meurt de l’extinction provisoire des lettres

         qui aussitôt, renaissent de ses cendres. L’amour périt

         des lettres qu’il rejette au monde ; et nous laisse, à nouveau,

    inchangés, aux prises avec le vieil alphabet parcouru de vertiges. »

     

    Emmanuel Hocquard

    « Allée de poivriers en Californie »

    Première édition in revue L'In-plano, 1986, à l’exception du dernier épisode, in revue ZUK, 1988

    In Ma Haie, Un privé à Tanger II

    P.O.L, 2001

    http://www.pol-editeur.com/index.php?spec=livre&ISBN=2-86744-829-8

     

    Il existe un « blaireau » de ce texte, tiré à sept exemplaires.

    Celui que nous possédons contient un envoi signé Régis Copeyton & une lettre d’Emmanuel Hocquard dont nous recopions ceci : « cet exemplaire, rare, comporte au moins trois fautes de frappe sinon davantage. C’est ce qui en fait sa rareté »

     

    Emmanuel Hocquard est mort ce dimanche 27 janvier 2019, chez lui, à Mérilheu.

  • Jacques Dupin, « Fragmes »

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    DR

     

    « […] Écrire que tu étais moi, que tu étais nue, que je n’étais rien . que l’ombre d’un cep, que le délié d’une lettre, que la fleur de givre sur le carreau… qu’une cicatrice inversée, une morsure éteinte… que l’ouverture et le fermoir, – que l’aube d’hiver et la nuit d’été – que la senteur du genêt sur le tumulus au bord du chemin, – que la même phrase à l’infini, reprise, biffée, répudiée – écrite…

    ————————————————————————

    Qu’écrire de l’alouette, du liseron, du chêne vert, comment, à quel degré de passion, au risque d’embuer la vitre, et l’instant de la découverte… faut-il que les mots soient plus clairs que les choses, et la feuille blanche plus criminelle que la nuit qui les dérobe, qui les relance…

     

    objet du désir de l’autre, il suffit que tu danses, que tu ries, que tu glisses en dansant dans l’œil que tu ravis, pour qu’il cesse à jamais de voir, en donnant à lire ma disparition…

    ————————————————————————

    ­­­­­­­­­­­­­­­Écrire, un mourir qui ne finit pas de s’éteindre entre mes doigts, de rougeoyer sous la cendre, et de reverdir sur l’abrupt de la falaise, comme une naissance de l’un adossée à l’agonie de l’autre, – le partage à couteaux tirés de notre gémellité odorante… très loin de moi, seul, qui verse l’huile sur le feu de l’écriture, pour activer le brasier de la mort du livre, et graisser les minuscules rouages édenté de la poétique aphasie…

    ————————————————————————

    Lui, le rossignol, une nuit de mai, la perfection de son chant me tient en éveil, et me comble, et finit de me persuader de ne plus écrire, – ou de m’obstiner follement à écrire, l’un et l’autre, pour lui, allant de soi, étant ressaisis par son chant, relancés par sa folie, le jaillissement de sa gorge touchant le silence… […] »

     

    Jacques Dupin

    Échancré

    P.O.L, 1991

  • Jacques Dupin, « Orties »

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    DR

     

    « Le poète – il n’existe pas –

    est celui qui change

    de sexe comme de chemise

     

     

    une humide contre une sèche

    une rose contre un caillou

    et vice vers…

                          précipice

    un feu de branches déjà vertes…

     

     

    quelles fleurs pourraient surgir

    rien ne presse

     

    que le pas

                     l’ombre

    qu’il jette »

    Jacques Dupin

    in Le grésil

    P.O.L, 1996

  • Frédéric Boyer, « Peut-être pas immortelle »

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    © : P.O.L

     

    « Quelqu’un l’aurait-il vue cette vie qui à jamais ne fut et qui serait pourtant ? À l’époque où la terre s’embrasa quand nous étions les plus solitaires des vivants.

    Et le froid est venu tout à l’intérieur de moi, comme un signe d’impatience messianique quand nous aurions voulu donner à l’autre plus que nous n’avions.

    J’espère malgré tout que nous pourrons avoir de temps en temps des nouvelles l’un de l’autre. Mais ce n’est pas certain, tu t’en doutes, n’est-ce pas ? Par un retournement étrange, souvent, la pensée de la séparation n’éveille en nous que davantage d’attachements. Un bref instant dans lequel disparaissent tous les autres possibles mondes.

    Et tu pleurais doucement

    ces choses que tu appelais de tes vœux en riant. »

     

    Frédéric Boyer

    Peut-être pas immortelle

    P.O.L, 2018

  • Emmanuel Hocquard, « Le cours de Pise »

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    « Faire cours ? Lorsque j’ai commencé, je savais ce que je ne voulais pas faire mais je n’avais encore qu’une vague idée de ce que j’allais faire. J’ai appelé ce cours Langage et écriture, en précisant bien ce que j’entendais, en l’occurrence, par langage : le langage ordinaire, le langage que nous pratiquons tous quotidiennement et comme “spontanément”. Or, ce langage de tous les jours est loin d’être aussi évident qu’il y paraît. Il charrie, sans que nous y prenions garde, une quantité de mots d’ordre qui marquent nos manières de penser et d’agir, car “on prend peu garde aux mots avec lesquels on pense” (Joseph Joubert, “30 novembre 1806”).

    Mais les mots, en eux-mêmes, ne sont pas le seul problème. Sauf rare exception, personne n’appellera chèvre une table. Mon cours n’avait pas pour but d’apprendre leur langue à des étudiants français (pour la plupart) ; ils la connaissaient déjà. Ce cours avait pour but de les rendre attentifs aux pièges que véhicule le langage dans toute son organisation logique, principalement grammaticale. C’est ici qu’écrire est précieux. Cela permet de voir ce qu’on a sous les yeux. De lire ce qu’on a écrit. Et d’y remédier éventuellement. »

     

    Emmanuel Hocquard

    Le cours de Pise

    Edition établie par David Lespiau

    P.O.L, 2018

    http://www.pol-editeur.com/index.php?spec=livre&ISBN=978-2-8180-4188-8

  • Jean-Jacques Viton, « La conjonction de coordination »

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    jean-jacques viton, poésie marseille, lecture au [Mac], 2010 © cchambard

     

    « c’est quand nous sommes arrivés

    devant la maison

    après l’interminable chemin entre les arbres morts

    nous avons décroché le lapin blanc

    gelé ventru gonflé pendu à un pommier

    les yeux comblés de glace

    les oreilles rigides

    nous aurions dû aussi ramasser l’agneau brun

    venu se prendre au piège à renards

    camouflé dans la neige

    sous le lapin qui servait d’appât

    pourquoi on se baladait de ce côté

    je ne pense pas qu’on cherchait un sapin

    je n’aime pas les sapins

    ni sur place ni dans une pièce

    toujours peur de me crever un œil en approchant

    on est allé plus bas

    plus bas que la prairie

    où est la ferme au lapin blanc servant de piège

    je trouve cette idée de piège ridicule

    pourquoi un renard avalerait un lapin congelé

    je veux dire plus bas vers la rivière

    qui continuait à couler un peu

    on hésitait à s’engager sur les troncs d’arbres

    des troncs immenses mais pas larges

    je n’aime pas non plus jouer les trappeurs

    dès que l’on se trouve en hiver dans la montagne

    on a fini par trouver un passage plus pratique

    on est rentré sans se presser

    tenant le lapin par les oreilles

    elles fondaient lentement dans nos gants

     

    ici je place un et un peu hésitant »

     

    Jean-Jacques Viton

    Accumulation vite

    P.O.L, 1994

  • John Ashbery, « Sonate bleue »

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    DR

     

    « Il y a longtemps c’était alors le début de ce qui semble maintenant

    Comme maintenant n’est que départ pour un nouveau mais encore

    Vague chemin. Ce maintenant , celui qui est vu une

    Fois de loin, c’était notre destinée

    Peu importe ce qui peut nous arriver d’autre. Il est

    Le présent passé de quoi notre physionomie,

    Nos opinions sont faites. Nous en sommes la moitié et nous

    Nous soucions peu du reste. Nous

    Pouvons voir assez loin pour que le reste de nous soit

    Implicite dans l’entourage qu’est le crépuscule.

    Nous savons que cette partie du jour vient tous les jours

    Et nous le sentons, puisqu’il a ses droits, aussi

    Nous avons le droit d’être nous-mêmes dans la mesure

    Où nous sommes en lui et non dans quelque autre jour, ou

    À quelque autre endroit. Le temps nous convient

    Tout comme il est content de lui, mais dans la seule mesure

    Où nous ne cédons pas de ce pouce-là, souffle

    De devenir avant que devenir puisse être vu,

    Ou vienne à ressembler à tout ce qu’il semble signifier maintenant.

     

    Les choses qui venaient pour qu’on en parle

    Sont venues et parties et l’on se souvient encore

    Comme récentes. Il y a un grain de curiosité

    À la base des quelques nouveautés, qui déroulent

    Leur point d’interrogation comme une nouvelle vague sur le rivage.

    En venant pour donner, pour renoncer à ce que nous avions,

    Il nous faut, nous le comprenons, gagner ou être gagné

    Par ce qui passait, brillant du chatoiement

    Des choses récemment oubliées et ravivées.

    Chaque image trouve sa place, dans le calme

    De ne pas avoir trop, d’avoir juste assez.

    Nous vivons dans le soupir de notre présent.

    Si c’était tout ce qu’il y avait à avoir

    Nous pouvons ré-imaginer l’autre moitié, la déduire

    De la forme de ce qui est vu, insérés

    Que nous sommes dans l’idée qu’elle se fait de la façon dont

    Nous devons continuer à avancer. Il serai tragique de s’adapter

    Dans l’espace créé par notre arrivée retardée,

    Pour proférer le discours qui est de circonstance,

    Car le progrès survient à travers la ré-invention

    De ces mots tirés du pâle souvenir que nous en avons,

    En violant cet espace de façon telle

    Qu’on le laisse intact. Pourtant après tout

    Nous en sommes et nous avons franchi une considérable

    Distance, notre passage est une façade,

    Mais la comprendre nous justifie. »

     

    John Ashbery

    Quelqu’un que vous avez déjà vu

    Traduit de l’américain par Pierre Martory et Anne Talvas

    P.O.L, 1992

     

    Aussi de John Ashbery sur ce blog : http://www.unnecessairemalentendu.com/archive/2016/01/24/john-ashbery-le-serment-du-jeu-de-paume-5749577.html

     

    John Ashbery, né le 28 juillet 1927 à Rochester, est mort le 3 septembre 2017 à Hudson.

  • Joseph Guglielmi, « Le mouvement de la mort »

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    Sans titre, 1977 © Thérèse Bonnelalbay, Galerie Christian Berst

     

    « clandestin de cette nuit

    je n’habite nulle part,

    la source de vent tarie

    du sang triste un temps de pluie

    Deux oiseaux sur une lune.

    Un chien mâche la prairie

    Un poème sur le mur

    avec le mur immobile.

    Qui lira les mots minutes

    Carré le fleuve soleil

    et la mer dans la vitrine ?

    le corps creuse dans la mort

    comme une statue de sel

    pliée sa gorge de sel

    Lune rouge bisaëule

    ointe pour le sacrifice,

    Vermine du faux garden

    ou du livre de raison.

    Ici que le néant ronge

    souvenir d’un corps vivant.

    Te roule un puissant dictame,

    quelque souvenir de noces

    cette éclipse somptuaire !

    La toute fillette impure

    avec jambes de gazelle

    Montagnes aromatiques

    en miracle du mois doux.

    Compter ces podes antiques

    Samedi un feuillet neuf.

    Au square le dieu muet

    silencieux comme une flûte.

    Les chiures des maisons

    et poussières de murmures.

    Que c’est toujours samedi,

    un vol éclair d’hirondelles

    sur la pensée régulière.

    Puis on oublie désespoir

    (entre le vrai et le faux)

    la détente de la mort.

    Au doigt ce mamour tremblant. »

     

    Joseph Guglielmi

    Le mouvement de la mort

    P.O.L, 1988

     

    Joseph Gulielmi, né à Marseille en 1929, vient de disparaître.
    Le dessin est de Thérèse Bonnelalbay, qui fut son épouse de 1959 à sa mort – dans la Seine – le 16 février 1980.