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Emmanuel Hocquard, « Allée de poivriers en Californie » (vendredi, 01 février 2019)

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   « Fin de vie. La vieille langue est là,

tapie comme une tique dans l’oreille. Elle se nourrit de tout

ce que je vois et son bruit m’empêche de voir ce que je ne vois pas.

     J’aurai passé ma vie sans voir.

     Ma vision ? Dans la cage d’un écureuil,

l’incessant retour des mêmes impressions et des mêmes pensées

     insipides jusqu’à en être écœurantes,

     jusqu’à serrer le cœur dans un étau : battements monotones,

ternes ressassements que traverse soudain, sans raison apparente,

     au milieu de la nuit, au détour d’une phrase

     ou en rêve, une lueur très fugitive,

un fulgurant vertige qui, brusquement, déchire les habitudes.

     Alors la tique se réveille et tout redevient comme avant.

     Les noms de Keats, Shelley, Sir John Cheyne

sont encore écrits sur les boîtes aux lettres des locataires

     dans le couloir, à gauche de l’entrée. Une fleur

     a poussé dans les tuiles, au bord du toit. Ce matin

à l’aube, depuis la fenêtre, la ville ressemble à une forêt

     pétrifiée d’arbres gris sans feuillages,

     aux troncs noueux, tordus sous le ciel orageux.

     La ville aussi est une alarme, un vertige exact

     dans la rumeur des battements de cœurs et des étaux.

Pise, Tony, Régis, Signore Typoce & Cie, tandis que vous dormez,

     moi, Pyrrhus, je veille aux lettres de vos noms,

     qui sont les lettres de mon nom.

Bibliothèques, entrepôts, boutiques de luxe, compagnies d’assurances,

     la ville est construite sur l’alphabet et vit sur la réserve

     des lettres : vingt-six battements de cœur en français.

     Un dictionnaire & une grammaire pour rectifier la vue ?

Quelle garantie ? J’aurai passé ma vie sous une pluie de lettres,

     ayant parfois cherché refuge dans l’amour.

Mais la langue de l’amour, entrecoupée par les soupirs, les silences

     et les cris inarticulés de la jouissance, est pauvre,

     approximative, inadaptée aux espoirs que nous mettons en elle.

     Le sexe d’une femme est un abri très doux,

     une retraite sans issue, que nous ensemençons de lettres.

L’amour naît, se nourrit, meurt de l’extinction provisoire des lettres

     qui aussitôt, renaissent de ses cendres. L’amour périt

     des lettres qu’il rejette au monde ; et nous laisse, à nouveau,

inchangés, aux prises avec le vieil alphabet parcouru de vertiges. »

 

Emmanuel Hocquard

« Allée de poivriers en Californie »

Première édition in revue L'In-plano, 1986, à l’exception du dernier épisode, in revue ZUK, 1988

In Ma Haie, Un privé à Tanger II

P.O.L, 2001

http://www.pol-editeur.com/index.php?spec=livre&ISBN=...

 

Il existe un « blaireau » de ce texte, tiré à sept exemplaires.

Celui que nous possédons contient un envoi signé Régis Copeyton & une lettre d’Emmanuel Hocquard dont nous recopions ceci : « cet exemplaire, rare, comporte au moins trois fautes de frappe sinon davantage. C’est ce qui en fait sa rareté »

 

Emmanuel Hocquard est mort ce dimanche 27 janvier 2019, chez lui, à Mérilheu.

18:47 | Lien permanent | Tags : emmanuel hocquard, allée de poivriers en californie, ma haie, un privé à tanger, l'in-plano, zuk, p.o.l