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  • Pascal Quignard, "Tout ce que je publie est le cœur de mon cœur." extrait de Critique du jugement

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    « J’aime ce que je fais et je paie volontiers pour continuer de le faire. La joie de composer est supérieure au tourment qui l’efface comme une ardoise magique dont l’opération de décoloration ou le progrès de la désinscription durent un mois de temps tandis que les feuilles s’amoncellent dans la boue du sol et que les pluies augmentent en volume. C’est comme l’agenouillement et la pénitence qui suivent la confession de ses fautes et le pardon qu’entraînait cet aveu dans les allées des cathédrales et le froid plein d’encens âcre et humide. Ce peu de peine pardonne les joies qu’on retire de ses vices, qu’on va pouvoir reprendre un à un, l’âme vide, et tout regret éliminé. Donner consiste aussi à rembourser toutes les dettes qu'on s'est faites même si on ne sait pas du tout quand on se les ait faites et même si on en ignorait jusque-là de bonne foi les principaux acteurs, qu’on découvre sans qu’on y ait songé, et qui sont pour la plupart tous morts. Je donne la plus grande part de mon temps (non pas l’essentiel de mon temps) à la “récréation” de créer et puis, ensuite : “Pensez ce que vous voulez mais ce que vous en pensez, cela ne compte pas beaucoup à mes yeux. Il me faut écrire ces pages avant de mourir. C’est tout”. Je paie cette indifférence de ce collier de jours et de ce pèlerinage que je fais une gourde rouge à la main et une coquille noire dans l’autre dans la banlieue de l’année qui finit.

    * 

    Tout ce que je publie est le cœur de mon cœur. Tout ce qui voudrait le rabrouer ou le contraindre me blesse au plus haut point. Or, je ne puis me protéger de ces blessures car je ne veux point quitter ce qui les passionne. Préserver un cœur singulier — le battement singulier d'un cœur singulier — vaut tous les sacrifices.

    * 

    Ne plus lire les comptes rendus qui paraissent dans les colonnes pâles de la presse ou sur le cadran bleuté des téléphones ou les écrans noirs des tablettes numériques.

    Rilke : « Je n’ai pas besoin d’entendre parler de ma passion. Je détesterais voir rassemblés et imprimés les jugements des autres sur la femme que j’aime ».

     

    Pascal Quignard

    “Les expiations mystérieuses”, extrait

    in Critique du jugement

    Galilée, 2015

     

    Pascal Quignard vient de publier un livre merveilleux, Compléments à la théorie sexuelle et sur l‘amour, dans la collection Fiction & Cie, aux éditions du Seuil. J'y reviendrai.

    Il vient de créer samedi 27 janvier,  à la Philarmonie de Paris, un si beau récit-récital, Fauré ou le dernier amour, avec l'épatante Aline Piboule au piano (ici un Gaveau de 1929, dont c'était le premier concert depuis sa restauration).

    Afin de passer un moment avec quelques fondamentaux de son travail, j'ai recopié ceci.

    Bonne lecture aux amis.

  • W. H. Auden, « Dis-moi la vérité sur l’amour »

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     « D’aucuns disent que l’amour est un petit garçon,

               D’autres disent que c’est un oiseau,

    D’aucuns disent qu’il fait tourner le monde,

               D’autres disent que c’est absurde,

    Et quand je demandai au voisin,

               Qui feignait de s’y entendre,

    Sa femme se fâcha vraiment,

               Et dit qu’il ne faisait pas le poids.

     

         Ressemble-t-il à un pyjama,

               Ou au jambon dans un hôtel de la ligue anti-alcoolique ?

         Son odeur rappelle-t-elle les lamas,

               Ou a-t-il une senteur rassurante ?

         Est-il épineux au toucher comme une haie,

               Ou doux comme un édredon pelucheux ?

         Est-il dur ou plutôt souple sur les bords ?

               Ô, dis-moi la vérité sur l’amour.

     

    Nos livres d’histoire en parlent

               Avec des petites notes ésotériques,

    C’est un sujet assez ordinaire

               Sur les navires transatlantiques ;

    J’ai vu la question traitée

               Dans le récit de suicides,

    Et je l’ai même vu griffonné au dos

               Des indicateurs de chemin de fer.

     

         Hurle-t-il comme un berger allemand affamé,

               Ou gronde-t-il comme une fanfare militaire ?

         Peut-on l’imiter à la perfection

               Sur une scie ou sur un Steinway ?

         Chante-t-il sans freins dans les réceptions ?

               N’apprécie-t-il que le classique ?

         Cessera-t-il quand on veut la paix ?

               Ô, dis-moi la vérité sur l’amour.

     

    J’ai regardé dans la maison de vacances ;

               Il n’y était même pas ;

    J’essayai la Tamise à Maindenhead

               Et l’air tonique de Brighton.

    Je ne sais pas ce que chantait le merle,

               Ou ce que disait la tulipe ;

    Mais il ne se trouvait ni dans le poulailler,

               Ni sous le lit.

     

         Peut-il faire des mimiques extraordinaires ?

               Est-il souvent malade sur la balançoire ?

         Passe-t-il tout son temps aux courses,

               Ou gratte-t-il des bouts de cordes ?

         A-t-il une opinion sur l’argent ?

               Pense-t-il assez au patriotisme ?

         Ses plaisanteries sont-elles vulgaires mais drôles ?

               Ô, dis-moi la vérité sur l’amour.

     

    Quand il viendra, viendra-t-il sans avertissement

               Au moment où je me gratterai le nez ?

    Frappera-t-il à ma porte un beau matin,

               Ou me marchera-t-il sur les pieds dans l’autobus ?

    Viendra-t-il comme le temps change ?

               Son accueil sera-t-il aimable ou brutal ?

    Bouleversera-t-il toute mon existence ?

               Ô, dis-moi la vérité sur l’amour. »

    W. H. Auden

    Dis-moi la vérité sur l’amour

    Traduit de l’anglais par Gérard-Georges Lemaire

    Christian Bourgois, 1995

    Repris, suivi de Quand j’écris je t’aime, traduit par Béatrice Vierne, Points / Seuil, 2009

  • Jean-Christophe Bailly, « Aventure de Thomas Jones »

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    Thomas Jones, Un mur à Naples, 1782, Londres, National Gallery

     

    « Un art délivré de l’intention — qui n’en a pas rêvé ? Or voici que par dépit peut-être et heurté par tout ce que lui renvoyait de négatif le monde de l’intention picturale, qui est avant tout celui d’une dictée de types et de rituels, Jones s’en est rapproché. Nous sommes loin, très loin, maintenant. Loin de tout effet de halo ou d’annonce, loin de toute “nativité”, de tout supplément auratique, mais nous sommes en plein dans un commencement, qui n’a même pas le pathos des commencements : un matin, un beau matin, avec en lui cette opacité presque éteinte que Jones a su percevoir en plein jour. [­…] Jones s’est porté un peu plus loin, ce qui est une façon de parler, car en fait c’est plus près qu’il est allé, plus près de la surface, qui est ce que nous pouvons connaître du monde. Pour la première fois peut-être avec autant de simplicité et si peu d’emphase, quelque chose de la peau du monde au monde est montré, quelque chose qui n’est rien, en tout cas rien de haut ou de sublime, on le redit encore une fois : un mur usé sous un pan de ciel bleu d’été, à Naples, des toits et des dômes qui se succèdent et forment la skyline de ce temps, une géométrie austère installée sous le ciel au-dessus des ors et des secrets de la ville baroque, des murs encore, pleins de coulures et de cicatrices, avec dans un recoin une terrasse recouverte de branchages et même, si l’on y tient, du linge qui sèche : mais dépourvu de tout appel à l’anecdote ou au cliché (alors même que le linge partout accroché dans les ruelles constitue aujourd’hui un véritable topos du pittoresque napolitain), simplement pendu au balcon de bois du Mur à Naples avec, au centre, comme un fléau ou un balancier, un long flambeau blanc traînant dans le vide écrasé de lumière.

    Le paradoxe, c’est que le commencement qu’inaugurent ou que confirment les huiles sur toile est aussi un adieu. Les séances sur la terrasse sont de 1782, or c’est en août de l’année suivante qu’il embarque avec sa famille sur le brigantin suédois qui le ramènera en Angleterre, où il mettra fin à sa carrière de peintre. Le moins que l’on puisse dire, c’est que le destin de Thomas Jones est étrange, il y a dans son refus des conventions picturales et davantage encore dans l’abandon à peine ultérieur de son art comme une préfiguration du Bartleby de Melville. Jones serait comme un Bartleby artiste refusant soudain lui aussi d’avancer dans le sens qu’on lui indique : I would prefer not to — c’est comme si le refrain obstiné du petit scribe new-yorkais venait faire un tour sur une terrasse de Naples pour rebondir au beau milieu du pays de Galle et s’y éteindre entre les collines sur un fond de résignation et de tristesse. En tous cas il convient parfaitement à ces gestes par lesquels Jones, sans souveraineté ni superbe, mais absolument, tourna le dos à son époque pour se mettre devant ce qu’elle longeait chaque jour mais sans le voir et qui n’était pas tant sa face cachée que sa face réelle et son propre abîme quotidien. »

     

    Jean-Christophe Bailly

    Saisir — Quatre aventures galloises

    Coll. Fictions & Cie, Seuil, 2018

  • Patrick Deville, « L’étrange fraternité des lecteurs solitaires »

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    DR

    La fraternité des lecteurs solitaires, cette communauté chère aussi à Pascal Quignard & à tous ceux qui se penchent quotidiennement sur ces simples assemblages de cahiers imprimés qui bientôt envahissent leurs logements, cette fraternité donc, est ici, rassemblée par Patrick Deville, dans un joyeux mouvement qui nous fait croiser Pierre Michon, Artaud, José Manuel Fajardo, Philippe Ollé-Laprune, Jorge Zalamea, Valery Larbaud, Stevenson, etc., dans une prose gourmande et joyeuse qui nous concerne au plus haut point pour peu que l’on se prenne au jeu du “Lecteur idéal”. Voilà de quoi se laver le gosier entre deux roboratives nouveautés et repartir de plus belle à l’assaut de quelques chefs d’œuvre et de nombre de petites choses sans importance.

     

    « Des enfants naissent, grandissent, un peu n’importe où, au petit bonheur, dans une école de la Creuse ou un hôpital psychiatrique en Bretagne, ceux-là découvrent éblouis la lecture des alexandrins, la prose impeccable des barbichus, ces enfants se croient seuls au monde à être ainsi transis, ils cherchent “comment d’un nœud coulant à la gorge on se fait des lauriers sur la tête”, s’évertuent à poser en secret d’autres syllabes sur la grande scansion, “les douze anneaux bien hauts / sur la tringle à rideau”, avec ce bel orgueil qui est le contraire de la vanité : l’espoir d’avoir un jour des lecteurs.

    Et ça ne marche pas. Ce qui est normal, c’est que ça ne marche pas. La plupart d’entre eux jettent l’éponge, d’autres s’acharnent, tel ce poète aux “huit cents cahiers soigneusement rangés dans une armoire. Quelque chose lui manqua, l’œuvre ou l’accueil de l’œuvre, on ne saura jamais. La roue de temps a roulé dessus : les huit cents cahiers, ce sont peut-être des éboueurs kabyles qui les ont mis dans le benne tournante du matin.” Par le hasard ou le génie qui est un autre hasard, d’autres encore entrent aux Cahiers de l’Herne, la basilique élevée pour eux. Sans doute on n’est pas dupe. On sait trop la phrase de Valéry : “La postérité, c’est des cons comme nous.”

    […]

    Lisant toutes ces œuvres, on songe à la phrase de Walter Benjamin selon laquelle “il existe un rendez-vous tacite entre les générations passées et la nôtre : nous avons été attendus sur la terre”, parce qu’on n’écrit jamais seulement pour les contemporains, mais aussi toujours pour plus tard, pour des lecteurs qui ne sont pas nés encore. Les livres attendent dans nos bibliothèques d’être lus et relus et commentés après la mort de leur auteur : cette étrange fraternité des grands solitaires se joue des siècles et de la géographie, de l’espace et du temps. […] »

     

    Patrick Deville

    L’étrange fraternité des lecteurs solitaires 

    Coll. Fiction & Cie, Seuil, 2019

  • Antoine Volodine, « Frères sorcières »

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    © : cchambard

     

    « […] et pour commencer elle s’adressa à Deborah-hanche-en-biais, louant sa stupéfiante beauté et regrettant de devoir lui anéantir les organes les plus sensibles, afin qu’elle assiste impuissante, prise dans une masse imbrisable, à sa lente dégradation, programmée pour durer quatre fois cent sept siècles, ce qui était relativement peu et correspondait à la peine minimale que le sortilège qu’elle avait mis en branle exigeait, puis à Bayeeya-folleville elle donna quelques conseils pour s’occuper mentalement durant son agonie, puis, sans regarder Lou-des-ravines ni Naïmiya-toute-cristal, car elle n’ignorait pas que leur splendeur l’eût hypnotisée et privée de toute parole, elle dit “Petites sœurs, votre erreur a été de manœuvrer pour que le capitalisme fût établi ou rétabli dans ce monde noir où je n’avais, je l’avoue, ni attaches ni raison d’être, autrement, j’aurais volontiers accepté de rejoindre votre nichée”, et enfin elle se tourna vers Barbara-dévasteuse, Milmy-grande-fripouille et Augustine-aile-de-faucon et les caressa d’une voix extrêmement agréable et mélodieuse, citant pour les consoler des quatrains de poètes post-exotiques qu’autrefois Volodine, par pure jalousie mesquine, avait passés sous silence, vraisemblablement parce que la magnificence de leur prose rythmée, au contraire de la sienne, projetait immédiatement dans un état de jouissance qui pouvait durer des semaines, sans parler du fait qu’elle repoussait dans les oubliettes de la littérature les laborieuses tentatives poétiques des prisonniers écrivains dont Volodine avait parlé et qui on ne sait pourquoi avaient connu la gloire éditoriale ou, du moins, une certaine notoriété à l’intérieur de leur quartier de haute sécurité, et ainsi elle fit sortir de l’ombre, pendant fût-ce un instant, l’ignorée Anthologie de la barque de Maria Scheuermann, et l’étourdissante Sublime route de Noriko Schigulla, puis, quand toutes les mésanges mineures, l’une après l’autre, eurent manifesté qu’elles étaient apaisées et acceptaient l’atroce moment de leur décès, qui allait être suivi non d’une perte de conscience mais d’une interminable attente que rien ni personne ne pourrait soulager ni diminuer, elle tissa en un tournemain l’éternité autour de leur cœur […]

     

    Antoine Volodine

    Frères sorcières

    Coll. Fiction & Cie, Seuil, 2019

  • Pascal Quignard, « Angoisse et beauté »

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    « Effacement » de François de Coninck

     

    « L’origine, alors qu’elle était si loin de notre pensée ou de notre appréhension, tout à coup est là. Et quand l’origine est là, l’homme pâlit. Une eau sans âge, mystérieuse, insondable, attirante, transpire autour du corps et tisse une sorte de spectre, de vapeur atmosphérique, de rayonnement diffus. Une source naît et s’échappe, Mélanie Klein a écrit : L’angoisse est cette eau merveilleuse. L’angoisse et le désir ne se disjoignent jamais. À la fois la honte et l’envie rendent tout phosphorescent. Quelque chose bouleverse les humains dans le débourgeonnement et la floraison des pétales des fleurs au printemps sur les branches, dans l’érection et le durcissement des tétons des seins sur le torse des femmes, dans la protrusion des lèvres qui recherchent spontanément le baiser et derrière le baiser l’eau de l’autre, dans l’amplitude des pénis qui s’arquent et tremblent sur les bourses. “Effarer”, dans l’origine de notre langue, c’est rendre ferus, c’est réensauvager, c’est rendre fier, c’est s’extirper de la civilisation, c’est être brutalement restitué à l’indomptable. Quelque chose perd contenance dans la défloration de la fleur, quelque chose menace plus tenacement encore dans la véraison des fruits, quelque chose devient lourd, très lourd, pèse dans la maturation du fruit enfin complètement recouvert de toute sa stupéfiante couleur, tombe enfin au cours d’un inestimable vertige. »

     

    Pascal Quignard

    Angoisse et beauté

    Vestiges de l’amour de François de Coninck

    Seuil, 2018

  • Paul Celan, « Contre personne lové »

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    DR

     

     

    « Contre personne lové avec sa joue –

    contre toi, vie.

    Contre toi, d’un moignon de main

    trouvée.

     

    Vous, doigts.

    Loin, en chemin,

    aux croisements, parfois,

    la halte

    avec les membres affranchis,

    sur

    le coussin de poussière Autrefois.

     

    Provision du cœur devenu bois :

    qui brûle,

    valet d’amour et de lumière.

     

    Une petite flamme de demi-

    mensonge encore dans

    ce pore-ci,

    cet autre, lassé de veille,

    que vous touchez.

     

    Bruits de clefs là-haut,

    dans l’arbre

    du souffle au dessus de vous :

    le dernier

    mot qui vous ai regardé

    doit maintenant rester seul avec soi.

     

    ……………………….

     

    Contre toi lové, d’un

    moignon de main trouvée :

    vie. »

     

    Paul Celan

    La rose de personne / Die Niemandsrose (1963)

    Traduit de l’allemand par Martine Broda

    Bilingue

    Le Nouveau Commerce, 1979, rééd. Points Seuil, 2007

  • Maurice Olender, « Un fantôme dans la bibliothèque »

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    © Guillaume de Sardes

     

    « D’un train à l’autre

     

    De la mémoire que j’ai essayé de dire, je ne sais pas grand-chose. Il en est pourtant une que je connais, ou plutôt que j’éprouve, chaque fois que je traverse une frontière, et qu’on me demande de justifier, en l’exhibant, mon “identité”. Cette mémoire habite le corps des récits qui m’ont bercé, dans la chaleur inquiète des nuits où l’enfant, solitaire, passait d’un train à l’autre, d’un cauchemar à l’autre, sans jamais arriver, sans jamais savoir où le souvenir allait le mener.

    Assis sur les dalles rouges d’une maison aux murs indistincts, le petit enfant regarde, avide. L’inquiétude ne trouble pas son regard. Il ne sait pas encore ce qu’il devra un jour oublier. Ce qu’on lui raconte, qu’il ne retrouvera jamais, meuble son sommeil. Tout cela s’abrite en lui, qui devra porter tant de vies, tant de morts, sans pouvoir être dessiné dans ses cahiers.

    Du passé, il ne saura rien ; de l’avenir, il se croira le maître. En présence des choses, il jouera. Rien ne réparera jamais sa tête creuse. C’est tout ce qu’il ne retient pas qui l’habite, tout ce qu’il ne sait pas qui le guide. D’un pas certain pourtant, il avance, confiant.

    L’enfant rit. Et divertit tous ceux qu’il croise. Il se retrouve dans tant de visages, souriant au passage. Et quand une larme enfin vient combler un regard, il sait le mort tout proche et le serre dans ses bras en pleurant. Le cœur de l’enfant s’embrase alors, et il voit ce que nulle mémoire, jamais, ne pourra renfermer. »

     

    Maurice Olender

    Un fantôme dans la bibliothèque

    La librairie du XXIe siècle, Seuil, 2017

    https://diacritik.com/2017/06/20/maurice-olender-un-fantome-dans-la-bibliotheque-un-livre-ou-lauteur-sexpose-plutot-quil-nexpose-le-grand-entretien/

  • Jean-Christophe Bailly, « Un arbre en mai »

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    © : J.-C. Hermann

     

    « Nous avions fait de la remarque de Rosa Luxemburg selon laquelle une journée de grève générale en apprend davantage que des années de formation un de nos leitmotivs, mais ce n’est pas seulement sur ce plan purement politique que les journées de Mai forment dans la vie de ceux qui les ont vécues une strate qui est aussi une césure. Ce mélange d’invincibilité chanceuse et de pure défaite qui les caractérise dans le temps comme un pli, étonnant suspens où nous touchions à l’Histoire sans être menacés et nous assumions la violence sans qu’elle tourne au drame, c’est comme si le mouvement avait surfé au-dessus d’un abîme sans même l’apercevoir et par conséquent sans vertige.

    Le désir du vertige, et celui d’une conséquence et d’une responsabilité plus grandes, conduisirent certains d’entre nous, par la suite, vers une orientation militaire et clandestine, vers un spectre d’actions qui eût pu effacer la légèreté de Mai. Mais, comme l’on sait, en France en tous cas, ils renoncèrent pour la plupart à franchir un point de non-retour et, à mon avis, entre autres causes, l’expérience de Mai joue ici son rôle : elle fut telle en effet qu’elle ne préparait pas à des postures de juges manichéens ou à des actes plus ou moins assimilables au terrorisme révolutionnaire. Lorsque tout retomba, ce fut pour chacun toute une histoire que d’apprendre à revenir. Où que les évènements et l’engagement qui leur fit suite nous aient portés, la question n’était pas de rentrer dans le rang mais de s’inventer une vie dans un monde transformé, une vie dans laquelle le pli historial de Mai 68 puisse fonctionner comme un souvenir. Accepter que l’arbre était mort, c’était faire un travail de deuil et, comme on le sait, rien n’est plus difficile ni, surtout, plus solitaire. »

     

    Jean-Christophe Bailly

    Un arbre en mai

    Coll. »Fictions & Cie », Seuil, 2018

     

     

     

  • Jean-Christophe Bailly/Éric Poitevin, « Le puits des oiseaux »

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    © éric poitevin

     

    « […] cette chute que l’on voit, c’est sa répétition infiniment recommencée qui s’espace d’image en image d’une photographie à une autre, ce qui revient à dire que chacune de ces images est comme un tombeau léger, comme une feuille légèrement posée sur la mort. Cette chute n’est pas absolu, n’est pas une essence – c’est celle, à chaque fois, d’un être qui, vivant, fut la vie même, et dont la vie, ainsi, nous est renvoyée. La vie, c’est-à-dire aussi, dans son rayonnement, le pays dans lequel l’oiseau vivait, le territoire d’air et de brindilles, de terres lourdes et de soirs distendus où il avait fait son nid. Dans la conception chinoise de l’émotion musicale, la qualité la plus grande est atteinte lorsque justement le son commence à s’en aller – c’est au moment où elle s’évanouit que peut-être perçue dans sa plénitude l’exacte résonance du timbre. Les oiseaux morts, ici, sont les sons disparaissant du pays qui les porta ou qui les vit passer. Et ce n’est pas seulement qu’il y ait une solidarité native entre les lignes de crête des collines et les trajectoires des envols, ou entre les plus fines matériologies du sol et les enchevêtrements des ramures et le jeu, en eux, sur eux, du soleil et de l’ombre, c’est aussi que, sous la portée des ailes et selon leur idée, c’est tout le pays survolé qui revient. »

     

    Jean-Christophe Bailly

    Le puits des oiseaux – nature morte

    pour des photographies d’Éric Poitevin

    Seuil / Fiction & Cie, 2016

    la série de photographies présentée dans ce livre est l’objet d’une exposition organisée par le centre d’art Vent des Forêts dans la nef de l’ancienne église fortifiée à Dugny-sur-Meuse, durant le mois de juillet 2016

    http://ventdesforets.org/oeuvre/le-puits-des-oiseaux/

  • Walter Benjamin, « Le Souhait »

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    «  Un soir pour la fin du sabbat, les juifs étaient réunis dans une misérable auberge d’un village de hassidim. C’étaient des gens du coin, à l’exception d’un individu que personne ne connaissait, un homme en haillons, particulièrement misérable, accroupi dans l’ombre du poêle, tout au fond de la salle. On avait parlé à bâtons rompus. Soudain, quelqu’un demanda quel souhait chacun formerait, si on lui en accordait un. L’un voulait de l’argent, l’autre un gendre, le troisième un établi neuf, et ainsi de suite.

    Quand chacun eut opiné, il ne resta plus que le mendiant du coin du poêle. Celui-ci n’obtempéra aux questionneurs que de mauvaise grâce et non sans hésiter :

    – Je voudrais être un roi très puissant, régnant sur une vaste contrée, et qu’une nuit, comme je dormirais dans mon palais, l’ennemi franchit la frontière et qu’avant les premières lueurs de l’aube ses cavaliers eussent atteint mon château sans rencontrer de résistance et que, brutalement tiré de mon sommeil, sans même le temps de passer un vêtement, j’eusse dû prendre la fuite, en chaise, traqué jour et nuit sans relâche par monts et vaux, forêts et collines, jusqu’à trouver refuge ici même, sur un banc, dans un coin de votre auberge. Tel est mon souhait.

    Les autres se regardaient interloqués.

    – Et qu’en aurais-tu de plus ? demanda quelqu’un.

    – Une chemise, répondit le mendiant. »

     

    Walter Benjamin

    Rastelli raconte… et autres récits

    Traduit de l’allemand par Philippe Jaccottet

     Seuil,  1987

     

    Aujourd’hui c’est l’anniversaire de Walter Benjamin, né le 15 juillet 1892 à Berlin.
    Bon anniversaire Walter Benjamin

  • Jean-Christophe Bailly, « Le Dépaysement »

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    © Julian Elliot

     

    Pour Tristan qui la traverse chaque jour dans les deux sens, cette évocation de la Loire, le jour de son anniversaire.

     

    « La Loire, et c’est par là qu’elle est vraiment elle-même, est en effet un fleuve propice aux fantômes et aux effrois, elle a dans sa couleur quelque chose qui emporte le vert au-delà de lui-même, dans une épaisseur huileuse et noire qui, pourtant, s’entrelace à un discours tumultueux de bulles et de tourbillons. Et il suffit qu’au-dessus de cette eau parfois profonde et rapide, parfois sourdement stagnante, le long des îles ou des rives ainsi que dans quantité de zones marécageuses, vestiges d’un cours majeur irrégulier, des traînées de brouillard le matin ou la nuit s’éternisent, pour que quelque chose de fantomal se mette à exister – un peu comme si le fleuve, au lieu de ne faire que passer, s’attardait en rôdeur à la lisière des villes qui le bordent. Le souffie froid de la nature (il n’y a pas à hésiter sur cette formulation) ayant plus d’expression et de volumes lorsque comme c’est le cas à Beaugency, la ville n’occupe qu’une seule de ses rives, mais à Blois voire à Tours, plus en aval, où le fleuve est davantage encadré et les éléments bâtis beaucoup plus nombreux, ce souffle passe encore. Cela tient au caractère discontinu de son allure, mais davantage encore à cet accompagnement végétal dont il ne se prive jamais, sur ses rives ou aux abords des piles des ponts où des esquisses de roselières et de petites arborescences croissent librement sur les fonds sableux. »

     

     Jean-Christophe Bailly

     « Beaugency, Vendôme, Vendôme… »

     in Le Dépaysement. Voyages en France

    Seuil, coll. Fiction & Cie, 2011