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Au jour le jour

  • André du Bouchet, « Du bord de la faux »

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    Alberto Giacometti, frontispice de Dans la chaleur vacante, 1961

     

    I

     

    L’aridité qui découvre le jour.

     

    De long en large, pendant que l’orage

                                              va de long en large.

     

    Sur une voie qui demeure sèche malgré la pluie.

     

    La terre immense se déverse, et rien n’est perdu.

     

    À la déchirure dans le ciel, l’épaisseur du sol.

     

    J’anime le lien des routes.

     

    II

     

    La montagne,

                          la terre bue par le jour, sans

           que le mur bouge.

     

                         La montagne

                         comme une faille dans le souffle

     

                         le corps du glacier.

     

     

    Les nuées volant bas, au ras de la route,

         illuminant le papier.

     

    Je ne parle pas avant ce ciel,

                                                 la déchirure,

                                                                     comme

             une maison rendue au souffle.

     

     

    J’ai vu le jour ébranlé, sans que le mur bouge.

     

    III

     

    Le jour écorche les chevilles.

     

    Veillant, volets tirés, dans la blancheur de la pièce.

     

    La blancheur des choses apparaît tard.

     

                                 Je vais droit au jour turbulent.

     

    André du Bouchet

    Dans la chaleur vacante

    Mercure de France, 1961

     

    André du Bouchet est né le 7 mars 1924 à Paris, il est mort le 17 avril 2001.

    Il est enterré dans le petit cimetière de Truinas.

  • Georges Bataille, «Abattoir»

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    Francis Bacon, Carcasse de viande et oiseau de proie, musée des Beaux-Arts, Lyon.

     

    L’abattoir relève de la religion en ce sens que des temples des époques reculées (sans parler de nos jours de ceux des hindous) étaient à double usage, servant en même temps aux implorations et aux tueries. Il en résultait sans aucun doute (on peut en juger d’après l’aspect de chaos des abattoirs actuels) une coïncidence bouleversante entre les mystères mythologiques et la grandeur lugubre caractéristique des lieux où le sang coule. Il est curieux de voir s’exprimer en Amérique un regret lancinant : W. B. Seabrook* constatant que la vie orgiaque a subsisté, mais que le sang de sacrifices n’est pas mêlé aux cocktails, trouve insipide les mœurs actuelles. Cependant de nos jours l’abattoir est maudit et mis en quarantaine comme un bateau portant le choléra. Or les victimes de cette malédiction ne sont pas les bouchers ou les animaux, mais les braves gens eux-mêmes qui en sont arrivés à ne pouvoir supporter que leur propre laideur, laideur répondant en effet à un besoin maladif de propreté, de petitesse bilieuse et d’ennui : la malédiction (qui ne terrifie que ceux qui la profèrent) les amène à végéter aussi loin que possible des abattoirs, à s’exiler par correction dans un monde amorphe, où il n’y a plus rien d’horrible et où, subissant l’obsession indélébile de l’ignominie, ils sont réduits à manger du fromage.

    * L’Île magique, Firmin-Didot, 1929.

     

     Georges Bataille, Dictionnaire critique

    In revue « Documents » n°6, novembre 1929

    Repris in Documents — édition établie par Bernard Noël —,

    Mercure de France, 1968

     

     

     

  • Jean de la Croix, « Chansons entre l’âme et l’époux, 27-30 »

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    Époux

    Elle est entrée, l’épouse,

    dans le verger amène et désiré

    et à son gré repose,

    son cou vient s’incliner

    sur la douceur des bras du bien-aimé.

     

    Au-dessous du pommier

    comme épouse t’ai prise près de moi,

    la main je t’ai donnée

    et là fut ton rachat

    où ta mère fut violée autrefois.

     

    Ô vous légers oiseaux,

    lions et chevreuils et daims qui bondissez,

    ardeurs, souffles et eaux,

    rives, monts et vallées,

    craintes aussi de la nuit qui veillez,

     

    Par les lyres légères,

    par le chant des sirènes, vous conjure,

    laissez votre colère

    ne touchez pas au mur

    pour que l’épouse ait un sommeil plus sûr.

     

    Jean de la Croix

    Cantique spirituel

    Traduit par Jacques Ancet

    in Thérèse d’Avila, Jean de la Croix, Œuvres

    La Pléiade, Gallimard, 2012

  • Santoka, quelques haïkus

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    sur mon chapeau de bambou

             tombe

                      une fleur de camélia

     

    j’ai du riz

             j’ai des livres

                      j’ai même du tabac

     

    dans mon village natal

             au milieu de la nuit

                      rêvant de mon village natal

     

    les aigrettes de pissenlit se dispersent

             le souvenir de ma mère

                      sans cesse me revient

     

    les hirondelles migrent

             voyage après voyage

                      je chausse mes sandales en paille

     

    de mon journal jeté au feu

             pas plus de cendres

                      que ça ?

     

    j’ai de quoi manger

             de quoi m’enivrer aussi

                      les herbes folles sous la pluie

     

    une libellule part

             une abeille arrive

                      à mon bureau le cœur serein

     

    depuis que personne ne vient

             les piments

                      sont devenus rouges

     

    la neige de printemps tombe

             les femmes

                      sont si belles

     

    plein de gratitude

             d’être encore en vie

                      je rapièce mes vêtements

     

    au réveil de l’ivresse

             un vent triste

                      me transperce

     

    ma gueule de bois

             avec les fleurs de cerisier

                      se disperse se disperse

     

    ah mourir

             tranquillement

                      là où poussent les jeunes herbes

     

    ma mort

             les herbes folles

                      la pluie

     

    Santoka —1882-1930

    Journal d’un moine zen — zen, saké, haïku

    Traduit du japonais par Cheng Wing fun & Hervé Collet

    Moundarren, 2013

  • Alexis Pelletier, « et s’il s’agissait plutôt… »

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    et s’il

    s’agissait plutôt de

    traquer quelque chose dans l’écriture

    quand le monde court à sa perte

    j’y reviendrai plus loin

    c’est le bel aujourd’hui

    parce qu’il n’y a pas d’autre urgence

    les hirondelles disparaissent elles sont

    déjà mortes alors que dans la mascarade

    tu sais

    mais qui es-tu ritournelle etc.

    qu’il n’y a pas que cela

    et que

    ce

    pas que cela

    est difficile

    à

    préciser quelque

    chose de tes

    mains tes seins

    Pussy Riot à saisir au

    milieu de la nuit ou le

    souvenir de toutes celles et ceux

    qui accompagnent depuis

    l’absence

    au bord du rien.

    sous rien.

    dans un temps incertain.

    dit Claude Chambard dans Carnet des morts

    avec l’écart si minime du mot à

    la mort est-ce cela

     

    Alexis Pelletier

    D’où ça vient

    Tarabuste, 2022

     

    Carnet des morts, le Bleu du ciel, 2011

     

  • Li Shang Yin, « Fleurs qui tombent »

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    Voici que l’invité quitte mon haut pavillon ;

    Dans le petit jardin, les fleurs volettent de ci de là,

    Grandes et petites sur le chemin sinueux ;

    De loin elles accompagnent le soleil vers son déclin.

    Le cœur brisé, comment pourrais-je les balayer ?

    Je les supplie du regard pour qu’elles s’en reviennent.

    Cœur tendre se consume avec le printemps,

    Ce qu’il gagne : un vêtement mouillé de larmes.

     

    Li Shang Yin (812-858)

    Poèmes

    Traduit du chinois par Marie-Thérèse Lambert

    Versant Est, 1980

  • Natsume Sôseki, « Par un rêve de papillon… »

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    Par un rêve de papillon, tâchons à poétiser,

    Restons d’abord loin des hommes, dans un hameau de peinture !

     

    Les fleurs, aperçues à travers le store, apportent le calme ;

    Le vent, passant dessus les terres, ne laisse aucune trace.

     

    Au petit pavillon, thé préparé, fumée qui s’élance ;

    Dans la cour à midi, livres à l’évent, moineaux qui piaillent.

     

    Le siège où l’on se clarifie la pensée, paix quotidienne.

    Après le poème, le silence avec un chaud soleil.

    24 septembre 1916

     

    Natsume Sôseki

    « La période de Meian »

    In Poèmes

    Traduit du chinois  (Japon), présenté et annoté par Alain Colas

    Le Bruit du Temps, 2016

  • William Butler Yeats, « Les trois ermites »

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    « Trois vieux ermites prenaient l’air

    Près d’une mer froide et désolée,

    Le premier murmurait une prière,

    Le second fouillait à la recherche d’une puce ;

    Sur une pierre battue des vents, le troisième,

    Étourdi par ses cent ans,

    Chantait comme un oiseau sans qu’on y prête garde :

    “Même si la Porte de la Mort est proche

    Et proche ce qui attend derrière elle,

    Trois fois en un seul jour,

    Tout en me tenant droit sur le rivage,

    Je m’endors quand je devrais prier.”

    Ainsi parla le premier, mais alors le second :

    “Nous ne recevons que ce que nous avons mérité,

    Lorsque sont comptées toutes les pensées et les actions,

    Car on voit clairement

    Que les ombres des saints hommes

    Qui ont échoué par manque de volonté,

    Passent à nouveau la Porte de la Naissance,

    Et ils sont harcelés par des foules

    Jusqu’à ce qu’ils aient l’énergie de s’échapper.”

    L’autre dit en se plaignant : “Ils sont mués

    En quelque forme effrayante au plus haut point.”

    Mais le second se moqua de cette plainte :

    “Ils ne sont changés en rien,

    Car ils ont aimé Dieu une fois, sauf peut-être

    En poète ou roi

    Ou en dame charmante et spirituelle.”

    Tandis qu’il avait fouillé haillons et cheveux,

    Attrapé et fait craquer sa puce, le troisième

    Étourdi par ses cent ans,

    Chantait comme un oiseau sans qu’on y prenne garde. »

     

    William Butler Yeats

    Responsabilité (1914)

    Traduit de l’anglais et présenté par Jacqueline Genet

    Verdier, 2003

  • William Butler Yeats, « La mémoire »

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    © Alice Broughton, 1903

     

    « Une avait un beau visage,

    Deux ou trois autres du charme,

    Mais charme et beauté rien ne purent

     

    Puisque l’herbe de la montagne

    Ne peut que garder la forme

    De ce lièvre de la montagne

     

    Qui y gita une nuit. »

     

    William Butler Yeats

    Quarante-cinq poèmes

    Introduction, notes et traduction d’Yves Bonnefoy

    Hermann, 1989

  • William Butler Yeats, « Un habit »

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    Yeats vers 1888. Dessin à la mine de plomb par John Butler Yeats

     

    « J’ai fait pour mon chant un habit

    Couvert de broderies

    Prises aux vieilles mythologies

    Des pieds jusqu’aux épaules ;

    Mais les sots me l’ont pris

    Et s’en sont vêtus aux yeux du monde

    Comme s’il était leur propre habit.

    Laisse-le leur ô, mon chant,

    Car il y a plus de courage

    A marcher dévêtu. »

     

    William Butler Yeats

    « Responsabilités » (1914) in Cinquante et un poèmes

    Traduction nouvelle et notes par Jean Briat

    William Blake & Co. Édit., 1989

  • William Butler Yeats, « Le Rosier »

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    © CChambard

     

    « “Comme on dit des mots à bon compte !”

    Disait Pearse à Connolly,

    “Peut-être est-ce leur trop prudente haleine

    Qui a flétri notre Rosier ;

    Ou peut-être n’est-ce qu’un vent

    Qui souffle sur les flots amers.”

     

    “Il suffirait de l’arroser”,

    Répondit James Connolly,

    “Pour que sa verdeur lui revienne,

    Qu’il s’étende de tous côtés

    Et que tous ses bourgeons éclatent,

    Et qu’il soit l’orgueil du jardin.”

     

    “Mais où puiserons-nous l’eau »,

    Dit Pearse à Connolly,

    “Quand tous les puits sont asséchés ?

    C’est clair, aussi clair qu’il peut-être :

    Seul notre sang, notre sang rouge

    Pourra en faire un vrai Rosier.” »

     

    William Butler Yeats

    Michael Robartes et la danseuse

    Présenté, annoté et traduit de l’anglais par Jean-Yves Masson

    Verdier, 1994

  • Virgile « Non loin de là se font voir les Plaines des Larmes… »

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    Énée et la Sibylle au vestibule des Enfers. Jean Grüninger & Sébastien Brant, gravure sur bois, 1502.

    Édition de Strasbourg de l’Énéide, conservée à la bibliothèque universitaire d’Heildelberg.

     

    « Non loin de là se font voir les Plaines des Larmes (c’est ainsi qu’on les nomme) qui s’étendent de tous côtés. Des sentiers écartés y recèlent ceux que le dur amour a fait dépérir en une langueur sans merci. Tout à l’entour, une forêt de myrtes les couvre de son ombre. Dans la mort même, leur tourment ne les quitte pas. Énée aperçoit en ces lieux Phèdre, Procris et la triste Éryphile montrant le coup fatal reçu d’un fils cruel, Évadné et Pasiphaé ; Laodamie les accompagne, et Cénée, autrefois garçon, puis femme, que le destin a ramenée à sa forme d’antan.

    Parmi elles, la Phénicienne Didon errait dans la grande forêt avec sa blessure encore fraîche. Dès que le héros troyen se trouva à côté d’elle et reconnut dans l’ombre sa forme obscure (telle la lune qu’au début du mois on voit ou croit voir entre les nuages), il se prit à pleurer et lui dit, avec la douce voix de l’amour : “Malheureuse Didon, ce qu’on était venu m’annoncer était donc vrai : tu n’étais plus, tu étais allée jusqu’au bout, le fer à la main ! J’ai donc été pour toi, hélas, une raison de mourir ! Je le jure par les astres, par les dieux du ciel, par la bonne foi qu’il peut y avoir dans les profondeurs de la terre, ce n’est pas de moi-même, ô reine, que j’ai quitté tes bords. Les dieux dont les ordres me forcent à présent à traverser cette ombre sur ces terrains vagues, dans la nuit profonde, ces dieux m’ont fait partir, par leurs injonctions. Je n’ai pu croire non plus que mon départ te causerait une pareille douleur. Arrête tes pas, ne te dérobe pas à mes yeux. Qui devrais-tu bien fuir ? C’est la dernière fois que le destin me laisse ainsi te parler.” Il tentait en ces termes d’adoucir cet être enflammé au regard farouche, tout en versant lui-même des larmes. Mais Didon s’était détournée et gardait les yeux fixés au sol, sans qu’à cet essai de dialogue son visage montrât plus d’émotion que si Énée avait eu devant lui un dur rocher ou de la Pierre de Paros. Elle finit par se ressaisir et, d’un air hostile, alla chercher refuge dans le bosquet ombragé où son mari d’autrefois, Sychée, répond à ses attentions et lui rend  son amour. Néanmoins Énée, très ému devant ce sort inique, la suit longuement des yeux, tout en versant des larmes, et il est plein de pitié, tandis qu’elle va son chemin. »

     

    Virgile

    Énéide (chant VI, 440-476)

    Traduction de Paul Veyne

    Albin Michel / Les Belles Lettres, 2012