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  • Antoine Wauters, un sprint heureux

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    Antoine Wauters à la Machine à Lire, le 20 septembre 2023

    par Hélène des Ligneris, avec son amicale autorisation

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    à propos de Le plus court chemin, Antoine Wauters,

    14x21 cm, 256 p., éditions Verdier, 19,50 €

     

    Depuis la lecture de Césarine de nuit chez Cheyne éditeur, en 2012, je n’ai pas laissé passer un seul livre d’Antoine Wauters.

    C’est dire si d’année en année je lis avec la meilleure attention ses livres, suis son travail d’aussi près que possible. Ainsi lors de l’ouverture de ce Le plus court chemin le jour de son arrivée, le 27 mai, j’ai été frappé par la disposition, brèves pages comme dans Césarine de nuit & Sylvia, et puis très vite en le lisant j’ai songé aussi, sous une autre forme à Pense aux pierres sous tes pas (Verdier, 2018) surtout dans sa première partie. Oui, pensons aux pierres sous nos pas pour emprunter ce plus court chemin, épatant cheminement à travers l’enfance, l’enfance de l’écriture, les souvenirs et ce que l’on en fait, cette tentative de restitution d’un monde pour ainsi dire disparu, inconnu certainement en grandes parties aux plus jeunes de ses lecteurs, et qui, paradoxalement malgré les nombreuses années qui nous séparent n’est pas bien loin du mien, ce qui me laisse à penser que les changements s’accélèrent sans cesse et dangereusement.

    Pensons aux pierres sous nos pas, elles sont suffisamment solides et neuves encore d’être si anciennes pour nous permettre de nous glisser un peu dans ses pas, dans ceux de cette narration fine, sobrement efficace, et pourtant toute entachée de ce lyrisme très spécifique à l’écriture d’Antoine Wauters et ce depuis le début — on ne devient pas l’écrivain tant aimé sans faire un peu vibrer, rêver, pleurer et toutes ces sortes de choses — lyrisme, ce n’est pas un gros mot, n’est-ce pas —, car attraper les souvenirs c’est en quelque sorte attraper le temps, mais quel serait dès lors le temps le plus heureux, et le temps d’hier serait-il possiblement plus heureux que celui du jour, lequel serait le plus présent, ce temps qui de quelque façon qu’il le conjugue aurait permis donc le livre le plus heureux qu’il a écrit.

    Ce serait donc un livre d’apprentissage, de préapprentissage pour ainsi dire, un livre écrit sans rien savoir des trucs, des ficelles, qu’on apprend au fur et à mesure que l’on avance dans les livres et dont il aurait au moins tenter de te débarrasser — on tente le coup à chaque fois et il faut reprendre sans cesse, une vue de l’esprit. Je ne perds pas de vue que le premier livre d’Antoine s’intitule Debout sur la langue (maelstrÖm reEvolution, 2008) et qu’il a obtenu le Prix Goncourt de la nouvelle pour Le Musée des contradictions (éditions du Sous-Sol, 2022), je ne l’oublie d’autant moins que ces deux titres forment tout un programme.

    Ce serait aussi une douce nostalgie, un appel à ceux qui ont fondés nos vies ­— les vivants et les morts : Papa, Maman, Papou & Nènène, Pépé & Mémé, Charles, Lorraine. Et ils répondent présents à tous les temps de la vie, encourageants, vifs, écrivant des lettres magnifiques, donnant l’allant qu’il faut au petit gars, dans ces temps où l’argent n’est pas tout, où l’on porte les vêtements jusqu’au bout et où on fait ressemeler les chaussures, ce temps n’est pourtant pas si lointain — Antoine Wauters est né en 1981 —, et ce temps il le rend élastique, allant d’hier aujourd’hui avec le naturel d’un qui dit « j’écris sans réfléchir », tout en sachant  « se traverser de part en part en acceptant tout ce que l’on croisera, tout ce que l’on touchera du doigt et que l’on entendra. Même ce qu’il y a de plus terrible. Car cela, il faudra parvenir à l’aimer. »

    Ce serait donc ce livre-là, livre de sons, d’odeurs, de choses vues, ces sensations  instinctives sans apprentissage, pas vraiment besoin de décoder, la joie, la peur, le rire, les pleurs, le cœur qui bat parce qu’on sprinte tout le temps ­— c’est fou ce qu’un gamin peut courir, n’est-ce pas —, et que l’écrivain – « je n’écris pas ce livre je le sprinte » – qui retrouve des bribes de tout cela marche maintenant quand il n’écrit pas… et peut-être même s’affuble-t-il d’autre nom pendant le travail de l’écriture, chaque jour après la lecture sans laquelle rien ne serait possible. Ces noms qui pourraient être du genre : Anton Libermans, Evgueni Sakomatov, que sais-je.

    Alors on ouvre les yeux et il nous apparaît bien qu’il fait comme ça parce qu’il n’est pas un « poing serré », non, bel et bien un poète quoi qu’il écrive, un poète avec un complexe campagnard mais le poète sait le manque, après la fracture, après la faille, c’est maintenant que vient l’écriture, qui saurait nommer ce qui est peut-être innommable mais que l’on perçoit de l’autre chemin, l’opposé, peut-être pas le plus court, donc, et que l’on a toujours peur de ne pas vivre assez.

     

    Claude Chambard

  • Nelly Sachs, « Papillon »

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    « Quel bel au-delà

    est peint dans ta poussière.

    À travers le noyau de flammes de la terre,

    à travers son écorce de pierre

    tu fus offert,

    tissage d’adieu à la mesure de l’éphémère.

     

    Papillon,

    bonne nuit de tous les êtres !

    Les poids de la vie et de la mort

    S’abîment avec tes ailes

    sur la rose

    qui se fane avec la lumière mûrie en ultime retour.

     

    Quel bel au-delà

    est peint dans ta poussière.

    Quel signe royal

    dans le secret des airs. »

     

    Nelly Sachs

    « Dans le secret »

    In Éclipse d’étoiles précédé de Dans les demeures de la mort

    Traduction de l’allemand et postface de Mireille Gansel

    Collection « Der Doppelgänger », Verdier, 1999

  • William Butler Yeats, « Under bare Ben Bulben’s head… »

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    « Under bare Ben Bulben’s head

    In Drumcliff churchyard Yeats is laid.

    An ancestor was rector there

    Long years ago, a church stands near,

    By the road an ancient cross.

    No marble, no conventional phrase ;

    On limestone quarried near the spot

    By his command these words are cut :

     

    Cast a cold eye

    On life, on death.

    Horseman, pass by ! 

    September 4, 1938

     

    Au pied de Ben Bulben à la tête nue,

    Dans le cimetière de Drumcliff,

    Yeats est couché. Un ancêtre y fut recteur,

    Il y a bien des années. L’église est proche.

    Sur la route, une ancienne croix.

    Nul marbre, nuls mots convenus ;

    On a taillé tout près d’ici un bloc de calcaire

    Et selon son ordre, on a gravé dessus ces mots :

     

    Regarde sans t’attendrir

    La vie, la mort.

    Cavalier, poursuit ta route ! »

     

    William Butler Yeats

    Sixième et dernier mouvement de « Au pied de Ben Bulden »

    Derniers poèmes

    Traduit de l’anglais et présenté par Jean-Yves Masson

    Verdier, 1994

     

    William Butler Yeats est né le 13 juin 1865.

  • William Butler Yeats, « Un bâton d’encens »

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    « D’où est venue cette fureur ?

    D’un tombeau vide ou des entrailles de la Vierge ?

    Saint Joseph pensait que le monde allait se dissoudre,

    Mais il aimait cette odeur au bout de son doigt. »

     

    William Butler Yeats

    Derniers poèmes (1936-1939)

    Traduit de l’anglais et présenté par Jean-Yves Masson

    Verdier, 1994

     

  • William Butler Yeats, « Les trois ermites »

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    « Trois vieux ermites prenaient l’air

    Près d’une mer froide et désolée,

    Le premier murmurait une prière,

    Le second fouillait à la recherche d’une puce ;

    Sur une pierre battue des vents, le troisième,

    Étourdi par ses cent ans,

    Chantait comme un oiseau sans qu’on y prête garde :

    “Même si la Porte de la Mort est proche

    Et proche ce qui attend derrière elle,

    Trois fois en un seul jour,

    Tout en me tenant droit sur le rivage,

    Je m’endors quand je devrais prier.”

    Ainsi parla le premier, mais alors le second :

    “Nous ne recevons que ce que nous avons mérité,

    Lorsque sont comptées toutes les pensées et les actions,

    Car on voit clairement

    Que les ombres des saints hommes

    Qui ont échoué par manque de volonté,

    Passent à nouveau la Porte de la Naissance,

    Et ils sont harcelés par des foules

    Jusqu’à ce qu’ils aient l’énergie de s’échapper.”

    L’autre dit en se plaignant : “Ils sont mués

    En quelque forme effrayante au plus haut point.”

    Mais le second se moqua de cette plainte :

    “Ils ne sont changés en rien,

    Car ils ont aimé Dieu une fois, sauf peut-être

    En poète ou roi

    Ou en dame charmante et spirituelle.”

    Tandis qu’il avait fouillé haillons et cheveux,

    Attrapé et fait craquer sa puce, le troisième

    Étourdi par ses cent ans,

    Chantait comme un oiseau sans qu’on y prenne garde. »

     

    William Butler Yeats

    Responsabilité (1914)

    Traduit de l’anglais et présenté par Jacqueline Genet

    Verdier, 2003

  • William Butler Yeats, « Le Rosier »

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    © CChambard

     

    « “Comme on dit des mots à bon compte !”

    Disait Pearse à Connolly,

    “Peut-être est-ce leur trop prudente haleine

    Qui a flétri notre Rosier ;

    Ou peut-être n’est-ce qu’un vent

    Qui souffle sur les flots amers.”

     

    “Il suffirait de l’arroser”,

    Répondit James Connolly,

    “Pour que sa verdeur lui revienne,

    Qu’il s’étende de tous côtés

    Et que tous ses bourgeons éclatent,

    Et qu’il soit l’orgueil du jardin.”

     

    “Mais où puiserons-nous l’eau »,

    Dit Pearse à Connolly,

    “Quand tous les puits sont asséchés ?

    C’est clair, aussi clair qu’il peut-être :

    Seul notre sang, notre sang rouge

    Pourra en faire un vrai Rosier.” »

     

    William Butler Yeats

    Michael Robartes et la danseuse

    Présenté, annoté et traduit de l’anglais par Jean-Yves Masson

    Verdier, 1994

  • Michèle Desbordes, « Les Petites Terres »

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    © Vincent Fournier

     

    « […] Il y aura ce que nous avons été pour les autres, des bribes, des fragments de nous que parfois ils crurent entrevoir. Il y aura ces rêves de nous qu’ils nourrirent, et nous n’étions jamais les mêmes, nous étions chaque fois des inconnus magnifiques qu’ils inventaient, ces idées de nous telles des ombres fragiles dans de vieux miroirs oubliés au fond des chambres, et qui ajoutées à nos propres rêves, nos propres et inlassables tentatives de nous-mêmes, composeront durant quelques années encore de la vie sur cette terre cette étrange et brillante, et croirait-on inoubliable mosaïque, où rien, ni personne ne permettra de dire vraiment qui nous fûmes, et le jour viendra où disparaîtra jusqu’au dernier de ces souvenirs et de ces rêves, de ces idées de vie, et il n’y aura plus nulle part, pas même dans les livres que parfois nous écrivîmes, où chercher ce que nous fûmes. Qu’aurons-nous donc été et pour qui ? Et combien de créatures, combien d’ombres cheminant les unes près des autres dans la lumière des crépuscules, ces cortèges silencieux et recouverts de poussières des fins de jour ? Et qui jamais comprendra ? »

     

    Michèle Desbordes

    Les Petites Terres

    Verdier, 2008

    https://editions-verdier.fr/auteur/9968/

     

    Vient de paraître, à l’initiative des Amis de Michèle Desbordes, un fort et passionnant volume qui lui est consacré, publié aux éditions Le Silence qui roule, par les bons soins de Marie Alloy – des très beaux textes/témoignages de Lionel Bourg, Michelle Devinant Romero, Jacques Mény, Jean-Pierre Petit, Marie Alloy (qui, en outre, scande l'ensemble de ses gravures & peintures), Marieke Aucante, etc.

    On peut se le procurer soit en adhérant à l’association,

    https://lesamisdemicheledesbordes.wordpress.com/category/contributions/

    soit en le commandant à l’éditeur, https://www.lesilencequiroule.com/

  • Suzette Gontard, « Lettre à Hölderlin »

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    Susette Gontard et Friedrich Hölderlin, gravure sur bois, vers 1870, d’après un dessin de Norbert Schrödl.

     

    « Le matin

    J’ai bien dormi, mon tendre et cher, et il me faut te dire à nouveau combien ta lettre m’a fait plaisir et te remercier pour toute cette douce félicité que tu m’as procurée. Ah, ne lis plus ma lettre si elle t’a procuré du chagrin et tiens-t’en à l’avant-dernière que tu as tant aimée. Hier, je n’ai pas pu m’empêcher de réfléchir encore intensément à la passion, – – – La passion de l’amour le plus sublime ne sera sans doute jamais satisfaite sur terre ! Partage avec moi ce sentiment ! Ce serait folie que de chercher à la satisfaire. – – – Cela signifierait mourir ensemble ! – – – Mais je me tais, au risque de passer pour une douce rêveuse, même si c’est tellement vrai, voilà comment la satisfaire. – – Cependant, nous avons des devoirs sacrés envers ce monde. Il ne nous reste qu’à croire l’un en l’autre avec la plus grande béatitude, ainsi qu’au pouvoir tout puissant de l’amour qui, éternellement invisible, nous dirigera et nous unira sans cesse de plus en plus. – – – Être silencieusement résignés ! Faire confiance à son cœur, à la victoire de ce qu’il y a de vrai et de mieux dans le dévouement qui fut le nôtre. Et nous pourrions périr ? – – – Alors, oui, alors tout équilibre disparaîtrait nécessairement et le monde se changerait en un chaos si ce n’était pas ce même esprit de l’harmonie et de l’amour qui le garde et nous garde également ; si cet esprit vit pour toujours dans le monde, pourquoi, comment pourrait-il nous abandonner ? sommes-nous bien en droit de nous comparer au monde ? Et pourtant, il ne peut pas en aller autrement en nous-mêmes, ce qui est valable à grande échelle l’est à petite échelle, et nous ne devrions pas avoir confiance ? Nous à qui tous les jours la nature prouve sa magnificence tout en nous donnant vie et en ne nous témoignant que de l’amour, nous devrions abriter en notre sein une lutte et une dissension quand tout nous appelle à la quiétude de la beauté ! – – – Ô mon tendre et cher, il est évident que nous ne pouvons pas devenir malheureux puisque cette âme vit en nous. Et je sais que la douleur ne nous rendra que meilleurs et nous unira plus fortement.

    C’est pourquoi, désormais, tu ne dois pas éprouver du chagrin à l’idée de m’avoir rendue triste. Tu vois, tout sera fini quand tu auras retrouvé ton calme et que je serai forte. Il me faut te dire également que ma confiance en toi est illimitée. Quoi que tu sois, quoi que tu fasses me semblera tacitement juste, je ne me demande pas moi-même pourquoi. La semaine dernière, tu n’es pas venu, tu n’as pas dit hier que tu voulais passer à nouveau ici, que tu voulais revenir ce matin, alors que je te l’ai d’emblée proposé dans ma lettre. Je puis t’assurer que je n’en ai pas éprouvé le moindre trouble, tant ta lettre m’avait rendue heureuse et j’ai simplement pensé que c’était bien sûr de l’amour et je ne me suis pas posé davantage de questions. Et c’est dans la foi qu’on voue à ce sentiment qu’il faut honorer l’inexplicable. Ô mon tendre et cher, mon amour ! Retrouve ton calme, ta sérénité et donne-moi le seul sentiment qui puisse me rendre bienheureuse, celui de te savoir satisfait, et, à ton tour, rends-moi ma sérénité. C’est à ce moment-là certainement, oui, que je serai heureuse. – – – » septembre 1798

     

    Suzette Gontard, la Diotima de Hölderlin

    Poèmes, lettres, témoignanges

    Édition d’Adolf Beck

    Traduction, présentation et notes de Thomas Buffet

    Collection « Der Doppelgänger », Verdier, 2020

    https://editions-verdier.fr/livre/susette-gontard-la-diotima-de-holderlin/

    https://poezibao.typepad.com/poezibao/2020/07/note-de-lecture-suzette-gontard-la-diotima-de-h%C3%B6lderlin-par-isabelle-baladine-howald.html

  • Vélimir Khlebnikov, « Le livre »

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    J’ai vu les noirs Véda

    le Coran et l’Évangile

    et les livres aux plats

    de soie des Mongols

    eux-mêmes faits de la cendre des steppes

    du kizäk odorant

    comme le font

    les femmes kalmoukes chaque matin

    faire un feu

    et se coucher soi-même sur lui

    veuves blanches

    cachées dans un nuage de fumée

    pour accélérer la venue

    du livre

    Ce livre un

    bientôt vous le lirez     bientôt

    Blanches     les mers brillent

    dans les côtes mortes des baleines

    Chant sacré     voix sauvage mais juste

    Et les fleuves azur     sont les marque-pages

    où le lecteur lit

    où est l’arrêt des yeux qui lisent

    Ce sont les grands fleuves –

    la Volga où la nuit on chante à Razine

    où on allume des feux sur les barques

    le Nil jaune     où l’on prie le soleil

    le Yang-Tsé-Kiang     où est la fange épaisse des humains

    le Seine     où sont vendues des femmes aux yeux sombres

    et le Danube     où toutes les nuits brillent

    des hommes blancs sur les vagues     sur des barques en chemises blanches

    la Tamise     où est l’ennui gris des bâtiments – dieux pour les foules

    l’Ob renfrogné     où on fouette le dieu tous les soirs

    et où on danse devant un ours à l’anneau de fer sur son cou blanc

    avant qu’il ne soit mangé par toute la tribu

    et le Mississippi     où les hommes ont pris pour pantalon le ciel étoilé

    et portent un chiffon de ce ciel sur des bâtons

    Le genre humain est le lecteur du livre

    et la couverture porte l’inscription du créateur

    mon nom     archaïques caractères bleus *

    Mais tu lis nonchalamment

    plus d’attention !

    Tu es trop distrait et tu regardes en paresseux

    comme si c’était les leçons d’un catéchisme

    Ces chaînes de montagnes enneigées et ces grandes mers

    ce livre un

    bientôt     bientôt tu vas le lire

    Dans ces pages saute la baleine

    et l’aigle     qui a plié la page de l’angle

    se pose sur les vagues marines

    pour se reposer sur le lit du pygargue **

    [1920] ms. automne 1921

     

    * Des signes d’écriture archaïques, comme si de tout temps la couverture du livre portait le nom

    ** Le Livre évoque par son aspect de « montagnes enneigées » l’espace nietzschéen, il reprend l’ancien topique du monde comme livre dans une version cinétique. L’aigle quitte les sommets pour se poser sur la mer et devenir aigle des mers. Je ne sais si Khlebnikov pensait à la Thora d’en haut qui suit le même mouvement. Quoi qu’il en soit, puisqu’encore une fois il s’agit du temps, et plus spécifiquement du temps de la lecture, on pourrait dire que Khlebnikov, là aussi, introduit la discontinuité. Ndt.

     

    Vélimir Khlebnikov

    Œuvres 1919 – 1922

    Traduit du russe préfacé et annoté par Yvan Mignot

    coll. « Slovo », Verdier, 2017

    https://editions-verdier.fr/auteur/velimir-khlebnikov/

    Depuis sa parution, en 2017, ce livre ne quitte pas la table, la forge. La puissance de l'écriture de Khlebnikov me sidère — et donc la traduction d'Yvan Mignot — et je ne suis pas loin de penser comme Jakobson qu'« il était, pour le dire en un mot, le plus grand poète du monde en notre siècle ». Du moins un des plus importants, un des plus inattendus, un des plus neufs qui soient encore aujourd'hui.

  • Claude Esteban, « L’ordre donné à la nuit »

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    Le Caravage, La Vocation de saint Matthieu, 1599-1600.

    Rome, chapelle Contarelli de l'église saint-Louis-des-Français

     

    « […] je ne puis, aujourd’hui encore, discerner très précisément les mobiles de ce véritable envoûtement qu’a exercé sur moi La Vocation de saint Matthieu. Qu’était-ce donc qui venait là séduire et comme violenter mon regard ? Devais-je l’attribuer à cette façon insolite de disposer les formes dans l’espace, les noyer d’ombres, les harceler d’éclats — ou bien à la scène ici infligée aux yeux et à la conscience par un vouloir farouche ? Dès lors qu’on s’attache à des formulations picturales, en vérité presque toutes celles qui ont précédé le vingtième siècle en Occident, où la représentation figurée est évidente – fictions mythologiques, scénographies sacrées, portraits ou simples paysages –, il se révèle singulièrement ardu, et peut-être chimérique, de faire le départ entre les signes dans leur pure terminologie plastique et ce qu’ils véhiculent d’intentions et de finalités secondes, dont nous sommes en quelque sorte les réceptacles, et même à notre insu. Si l’on se refuse à croire qu’un tableau n’est rien d’autre qu’une surface plane recouverte de couleurs en un certain ordre assemblées – et cette pauvre définition, due à Maurice Denis, n’a pas cessé de faire des ravages –, si bien au contraire, on estime que tout langage de poésie, et la peinture en est une des plus pures manifestations, unit de manière insécable le signifiant et le signifié, la lettre et l’esprit qui l’anime, et s’agissant d’une image peinte, le paraître et ce qu’il donne à voir, ce qu’il propose et ce qu’il suggère, tout se lie et se lit et se révèle conjointement. La Vocation de saint Matthieu, ce ne peut qu’être, tout ensemble, le combat entre les couleurs flamboyantes et la noirceur, le déséquilibre de la composition, et ce questionnement orageux de la conscience, cet affrontement du terrestre et du transcendant. »

     

    Claude Esteban

    L’ordre donné à la nuit

    Coll. L’Image, Verdier, 2005

    https://editions-verdier.fr/auteur/claude-esteban/

  • Mathieu Riboulet, « Les Portes de Thèbes – Éclats de l’année deux mille quinze »

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    Voici déjà deux ans que Mathieu Riboulet est parti vers un ailleurs pas si lointain, un ailleurs d’où il scrute encore son établi — comme dit son amie Marie-Hélène Lafon. C’est là qu’attendait cet ensemble de pages, où les morts et les vivants sont une simple communauté, c’est là qu’attendait ce qui devient son ultime livre, puisque « le désir est sur la table » et qu’il est inlassablement remis sur le métier pour demeurer désir.

    Les Portes de Thèbes – où résonnent les Sept contre Thèbes d’Eschyle (« Quelles angoisses funestes, inexprimables, me font pousser le cri des douleurs ?! – Tais-toi ! que pas un cri de détresse ne retentisse dans Thèbes ! ») —, sous-titré Éclats de l’année deux mille quinze, cette année, rude, où le 16 novembre Mathieu Riboulet apprend qu’il a un cancer du foie, soit trois jours après les tueries que l’on sait, est un livre puissant car sa force est de prendre le personnel pour le rendre collectif, et inversement, d’en faire une tragédie moderne — « Le corps malade de l’Europe, le corps malade du monde, c’est le mien » —, un vrai livre politique donc.

    Recopions : « Il a donc fallu que j’accepte l’ouverture de mon corps. Ce n’est pas le moindre des paradoxes du temps : tout se ferme (les hommes, les regards, les frontières, les esprits), et plus tout se ferme plus il me faut ouvrir, c’est la réponse, je ne sais rien faire d’autre. Écrire c’est ouvrir, bien sûr, je sais cela, mais il suffit d’écrire fermé pour que l’élan se perde. Et des livres fermés, il s’en publie à la pelle. Il faut donc s’attacher à écrire des livres ouverts pour raconter des histoires ouvertes, aérer les fictions, valser avec les chronologies, dire que les corps, nos corps, sont encore ce qui s’ouvre et le plus et le mieux et le plus aisément, même quand on ne le veut pas. » Et plus loin : « Nous aurions eu, ensemble, quelques nuits d’insomnie / À parcourir à pied la cité assiégée, / À concevoir, d’un trait, des pièges où tomber, / Des embuscades féroces, des complots insensés, / Ensemble, vous et moi, nous aurions conçu “Thèbes”, / À chacune de ses portes nous aurions mis des hommes, des idées et des voix, / Imaginé un jeu où pénétrer ensemble les arcanes de la paix, / Les arcanes de la guerre ; et l’ouverture des portes / Garantes de la présence de la cité paisible / Au cœur de son pays de paix et d’attention. »

    Et Mathieu Riboulet, en un nécessaire va-et-vient entre les faits et le moment où il écrit, entre la prose tendue et ondoyante et la poésie de conteur, de chanteur, d’aède, entre les voyages, entre les corps des amants, des frères — « Les sept marioles de novembre quinze sont mes frères […]. Je l’écris pour redire qu’il n’y a pas de guerre qui ne soit pas civile et que nous finirons massacrés par nos frères […] Le paradis, pour nous, n’est pas plus une option qu’il n’en est une pour eux. » —, traque nos faiblesses, nos grandeurs, le danger et l’amour, dans ce monde mourant, et nous offre en partage le tragique de nos vies. Et si, à la fin, on ferme le livre, ému par l’extraordinaire présence de celui qui est un de nos plus importants écrivains, c’est-à-dire un de nos plus importants compagnons, c’est parce qu’il hante nos tables, nos vies, pour nous permettre — il faut le souhaiter à chacun — de finir en beauté, « confiant et corps ouvert. »

    Claude Chambard

    On adjoindra, avec profit, à ce livre exemplaire, Compagnies de Mathieu Riboulet, ensemble généreux et puissant de quelques amis qui partagent avec infiniment de justesse leurs lectures de l’œuvre et de l’homme. Nous en avons sur ce blog partagé deux extraits de Marielle Macé et Marie-Hélène Lafon.

     

    Mathieu Riboulet

    Les Portes de Thèbes – Éclats de l’année deux mille quinze

    76 p. ; 12€50

    Verdier, 2020

  • Marie-Hélène Lafon, « Abécédaire » (Compagnies de Mathieu Riboulet)

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    [Extraits]

     

    « Ardent. — Il le fut. Il l’était. Il l’est. Il le demeure. Dans les livres. Dans les images, dans les films, sur les écrans. Dans nos vies.

     

    Désir. — Et il habite le désir comme un pays.

     

    Or.Or il parlait du sanctuaire de son corps.

    C’est un titre.

    C’est le sujet.

     

    Politique. — Je voudrais écrire, il faudrait écrire, son vertige, le vertige essentiel du politique ; sans doute a-t-il toujours déjà été là ; c’est un rapport au monde et une rage d’être ; mais, au lieu de s’éliminer en lui avec les années, la quinquagéniture, et l’abrasion des jours ordinaires, le vertige est monté en houle profonde pour tendre la phrase et bander l’arc du texte, et, surtout de plus en plus puissamment, des textes publiés depuis 2008 chez Verdier. Rien de dogmatique, pas d’envolées rhétoriques ni de leçon de bien pensance confortable ; des noms exhumés, la litanie des morts, des tués, des rabotés, des laissés sur le carreau de l’histoire, des histoires, les petites, la grande, les minuscules, la majuscule ; des noms, des dates, des gestes, des faits, des chemins frayés, inventés, taillés à la machette dans le maquis des choses, de toutes les choses, les brûlantes, les écorchées, les sanglantes, les douces, les tendres, les désirées, les douloureuses qu’il empoigne, qu’il envisage. Le visage du monde, sa gueule tordue, bouleversante, irrésistible, et l’élégance sauvage de Mathieu Riboulet, les deux, en face à face, dans les livres et dans la vie, c’est ce qu’il faudrait saisir, écrire, sans rien caricaturer, sans rien figer, dans la gélatine froide de la glose. C’est un geste impossible, une ligne d’horizon qui, toujours, se dérobe.

     

    Syntaxe. — J’hésite ; il y aurait Secret ; il y aurait Sœur.

    Syntaxe l’emporte.

    La syntaxe emporte tout ; l’étrave de la phrase charrie tout, les sœurs, les secrets, les silences, les solitudes, les familles, les vertiges, les sommets, les saisons, Berlin, Berlin, des peintures, Thucydide et les autobus de banlieue. La phrase est une architecture. Elle donne forme au chaos. Elle rend grâce. Elle fait joie. Elle s’encolère, elle s’enrage, elle se tient toujours, elle tient. Elle est savante et puissante. Elle sinue sans barguigner. Elle y va, elle s’enfonce, elle s’y colle, elle ne mégote pas, elle ne perd pas le nord, de virgule en virgule, et encore et encore. Elle ose les deux points, carrément, la parenthèse, les tirets, les relatives, les complétives carabinées, les adjectifs ébouriffés et suspendus, résignées et patientes, tremblants mais rigoureux et fins.

    Elle ose. Il ose.

     

    Tendre. — Tendre la phrase. Un geste politique. Un geste poétique.

    Je l’ai dit, j’insiste.

    Tendre éperdument, dans tous les sens, et pour les siècles des siècles. Nuques fraîches, épaules nues, et pivoines à cœur. »

     

    Marie-Hélène Lafon

    Abécédaire

    in « Compagnies de Mathieu Riboulet »

    Verdier, 2020

    https://editions-verdier.fr/livre/compagnies-de-mathieu-riboulet/