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  • Lutz Seiler, « Kruso »

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    DR

     

    « “La mission de l’Est, Ed, je veux dire de l’Est tout entier à commencer par les yourtes casaques, par la tente de cirque de ma mère à Karaganda, tu sais, de là-bas jusqu’ici, jusqu’à cette île, cette arche…”, il avala de travers et recracha, mais la bouillie lui faisait manifestement du bien, “… ce sera de montrer la voie à l’Ouest. La voie vers la liberté, tu comprends, Ed ? Ce sera notre mission à nous et la mission de l’Est tout entier. La montrer à ceux qui, d’un point de vue technique, économique, infrastructurel sont allés…”, il déglutit et reprit avec une voix plus forte, “à ceux qui ont fait tant de chemin avec leurs autoroutes, leurs chaînes de montage, leurs parlements, leur montrer le chemin de la liberté, cette face perdue de leur… leur existence.” À nouveau il avala de travers, puis une quinte de toux, comme si un géant invisible l’avait saisi par les épaules pour le secouer.

    Chut”, fit Ed mais il se tut aussitôt lorsqu’il aperçut le regard perçant de Kruso.

    “C'est notre mission, Ed. Protéger la racine des scories qui nous arrivent maintenant, qui la submergent sous des  avalanches si agréablement parfumées, incroyablement séduisantes et douces, sous des scories d'une grande beauté, tu comprends, Ed ?”

    Mal à l’aise Ed essaya de continuer à le nourrir, mais Kruso n’avalait plus, il ne faisait que serrer les lèvres un peu plus, et ainsi une partie de la bouillie ressortait.

    “La liberté nous attire. Elle reconnaît ceux qui l’aident. Toi aussi elle t’a reconnu Ed !”

    Ed frotta autant qu’il put pour nettoyer de cette bouillie jaunâtre sa barbe de plusieurs jours et lui frictionna aussi la poitrine. Cette fois-ci les ablutions ont lieu l’après-midi, cette idée absurde frôla Ed. Il chercha à rassurer son ami avec des mots encourageants.

    “Nous devons manger quelque chose, Losch. Je veux dire pour être fort, pour combatte les scories, je veux dire, qui d’autre sinon saurait comment…”

    Comme Ed n’avait plus grand chose à dire à ce sujet (alors qu’il ressentait comme souvent une grande envie d’être d’accord avec son compagnon, d’être uni à lui malgré toute la distance), il se mit à réciter du Trakl. Il avait bien oublié quelques strophes, voire des textes entiers. Ce n’était pas grave. Il convoquait des vers et des rimes de textes venus d’ailleurs, l’ensemble des stocks sus par cœur était un peu mité à présent, et il chuchotait tout cela comme pour lui-même, il en faisait une seule et unique mélodie chargée d’amour et de désespoir – son ton à lui. Les poèmes de Kruso en faisaient partie aussi, et puis aussi des passages dont jusqu’ici il avait ignoré l’existence. Quelque chose comme un poème à lui – comme s’il avait commencé à écrire.

    La cuillère toucha la bouche de Kruso et le sésame s’ouvrit.

    “Bien Losch, c’est très bien, murmura Ed, nous y arriverons, tu verras.” »

     

    Lutz Seiler

    Kruso

    Traduit de l’allemand par Uta Müller et Bernard Banoun

    Postface de Jean-Yves Masson

    Coll. « Der Doppelgänger »

    Verdier, 2018

    https://editions-verdier.fr/livre/kruso/

  • Michel Jullien, « L’île aux troncs »

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    DR

     

    « Tchoubine et Sniezinsky furent des premiers colons, la fournée de 49, deux vétérans parmi les cent trois estropiés cinglant vers l’île le mardi 4 octobre, un vapeur. Personne ne vit les voyageurs débarquer à la force des bras, une queue-leu-leu sur la passerelle, leur démarche sur les mains, le tronc oscillant, un paquetage minuscule accroché dans le dos, leur regroupement sous les mélèzes, cent trois samovars postés sur la grève et l’au-revoir de tous ces bras à l’équipage. Bientôt le lac durcirait pour des mois. Le vapeur appareilla, sa cheminée fit un toupet noiraud dans les brumes de Valaam, on ne le vit plus – sa fumée, son fuselage –, et lorsque la colonie s’ébranla vers le centre de l’île avec cette neige et cette façon d’aller, on pensait à un banc de pingouins. Cent trois samovars, une petite congrégation insulaire, le ramassis des grands lendemains.

    Au monastère, les nouveaux arrivants eurent le choix des cellules. Kotik et Piotr élurent deux loges attenantes au centre de l’allée, dans l’enceinte, presque à regret. Ils auraient préféré la même, empiler des châlits afin qu’aucune cloison ne les éloignât mais, cette année-là, le parc immobilier permettait que chacun fût chez soi. Ce n’est qu’ensuite, fallut se tasser, le monastère se remplissant à la faveur des transports printaniers. Pour l’heure, début d’hiver, les nouveaux résidents ne se marchaient pas sur les pieds, les murs marquaient une tendance au vide, en plus de quoi quelques âmes affectées dans cette retraite insulaire n’avaient pu supporter les rigueurs magistrales de la première saison, libérant des cellules. Ce ne fut pas le cas des deux comparses en leur nouvelle terre. Au contraire, Valaam les secoua, l’espace, le frimas, la nature, une certaine hygiène recouvrée, un minimum de soins dispensés, une vie communautaire mieux réglée parmi leurs prochains, la quiétude insulaire, les vapeurs lacustres, une diète éthylique vivifiante, du bouillon chaud, un toit, des nuits, du régime, un peu des bienfaits d’une cure. Après des années de macadam, la pause erratique les transforma. Aux heures de la journée, leur métabolisme savait renouer avec les conséquences d’une cuite. Les couperoses s’affadirent aux joues de Sniezinsky. Il désenfla, le pourtour mieux cintré et l’humeur retrouvée, non pas pour le petit gain esthétique mais, principalement, parce qu’en ces derniers temps à Leningrad il se fatiguait de traîner son ventre à même le sol lorsque les jambes n’aidaient en rien à le rehausser. Voici qu’entrait désormais un trop-plein de vide entre son froc et lui-même. Il s’en procura un nouveau, moins ample, de bon tissu. Ses toux s’apaisèrent, se turent, n’éclatant qu’aux premières minutes du réveil ; encore un peu et sa trachée s’épura au sortir du premier hiver. Il s’occupait. Sur le seuil de sa cellule Piotr s’adonnait à un petit commerce épatant, tailler des cuillères en pin sibérien, des bols dans le bois, creuser des écuelles au canif, racler des timbales, ses mains occupées à façonner des couverts qu’il entendait troquer non pas contre une planchette mobile comme beaucoup en possèdent mais un vrai fauteuil, avec des roues, une assise et un dossier. »

     

    Michel Jullien

    L’île aux troncs

    Verdier, 2018

    https://editions-verdier.fr/livre/lile-aux-troncs/

  • Pierre Bergounioux, Jean-Paul Michel, Correspondance 1981-2018

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    DR

     

    « 07.XII.07

    Mon cher Pierre,

    D’aucune manière tu ne dois douter de ceci : nos livres nous auront gardés ce que nous sommes dans les pires incertitudes du temps, si inconfortables qu’il ait pu nous être donné de les connaître. Au moins n’aurions-nous jamais « écrit rien que de nécessaire, chacun de notre côté, et quasi depuis l’enfance “montant sur toute chose comme sur un cheval”. Peut-être, qui sait ? n’aurons-nous eu, même, à choisir en rien la manière ni le moment, si persuadés, pourtant, que nous ayons été toujours du contraire ? C’est ainsi. À peine nous est-il donné de l’entrevoir. Est-ce à dire que nous serions fondés à formuler maintenant des regrets ? Tu sens comme moi le ridicule qu’il y aurait à ces plaintes. Nous aurions fait face à ce qui venait, que nous ne pouvions ni soupçonner ni connaître, comme il en aura toujours été, et pour nous — par la patience et par l’action, si malheureuses puissent nous apparaître rétrospectivement quelques-unes de nos mésaventures. N’aurons-nous pas eu, aussi le meilleur de ce qui pouvait nous être donné de meilleur ? L’élan, le feu, l’audace, la vie aveugle jetée sans calcul dans la fournaise ? Vois : la vie vivante tremble dans chacune de tes pages. Chacun de ceux qui, une fois, les aura approchées l’aura su. Ce feu n’aura plus de fin, j’en prends le pari sans crainte.

    Pour ce qui est de la “vie nouvelle” de la dernière carte, c’est très simple : si tu as un instant envisagé avec sérieux, calme et terreur ta fin physique la plus tangible, et que, très sûr de la fin, ayant même en idée pris tes dernières dispositions, fait tes adieux, tu te découvres imprévisiblement muni d’un peu de vie encore, tu auras trouvé à celle-là un autre goût, une autre teneur — ceux-là nouveaux, avec nécessité, qui te donnent à sentir une bonne fois tout l’incroyable d’être — une autre fois.

    Je t’embrasse

    Jean-Paul

     

    […]

     

    Gif, mercredi 8 février 2012

    Mon cher Jean-Paul,

    Ce qui nous est arrivé, sans qu’on y ait trop de part, aura été mémorable. Il fallait le porter sur le papier, poétiquement ou prosaïquement, selon les moyens disponibles, le fixer, le clarifier, et d’abord à nos propres yeux. Des gueux, enlevés par le mouvement historique à leur relégation millénaire, à l’autarcie, à la stupeur, ne peuvent plus ne pas se demander ce qui leur arrive et qui s’inscrit, en dernier recours, dans le plan général. Ç’aura été fatigant mais stimulant, aussi. Toujours, me reste le souvenir de l’énergie que tu y as mise d’entrée de jeu, et le poème dont elle empruntait spontanément la voie, et le choix de la philosophie ! Je me répète : ce qui s’est passé était sans précédent et “n’aura point de suite”. C’est arrivé une seule et unique fois, et c’est toi que cette heure entre toutes les heures a désigné dans notre petite troupe de réprouvés. J’ai vu ça. J’étais là.

    Urbinati était avec moi en primaire où il dessinait déjà. J’ai connu Serge Viallard dès la sixième mais non pas Christian Lacreu.

    Er c’est plein de tristesse que j’ai dactylographié nos retrouvailles en 2008 avec Daniel. Il semblait, et c’était fou, que nous revenions en conscience au commencement. Je retrouvais les iconoclastes, les casseurs d’assiettes avec lesquels le sort m’avait mis, moi, rêveur, bénin, en relation. Et c’était la fin. Déjà !

    Je ne te savais pas Treignacois par la branche maternelle. Te voilà donc un Corrézien complet, du haut et du bas pays, avec, à l’arrière plan, la grande plaine orientale et les hordes mandchoues. J’y pense. Catherine a des attaches, aussi, vers Treignac. À celui de Sermédiéras, qui se trouve près d’Uzerche, a dû s’ajouter un autre campement de yourtes, avec des têtes coupées accrochées au mât central, dans les Monédières, mais il n’a pas laissé de nom, juste des physionomies. […]

    Je te serre sur mon gros blouson fourré.

    Pierre »

     

    Pierre Bergounioux, Jean-Paul Michel

    Correspondance 1981-2017

    Verdier, 2018

    https://editions-verdier.fr/livre/correspondance/

  • Antoine Wauters, « Pense aux pierres sous tes pas »

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    DR

     

    «  […] à l’insu de Paps et Mams, une drôle de langue poussait en nous, en réaction à leur langue à eux, qui rétrécissait tout : “S’aimer trop fort abrège la vie, dessèche le corps, réduit le cerveau, détruit les yeux.” ; « la recherche du plaisir est un pêché mortel” ; “Travaille, idiote !” ; “Plus vite, allez !”

    Ravis par elle, cette langue qui n’était pas autre chose qu’un chant, et parfois simplement des cris en écho aux cloches de l’église de Barbaragia, le village voisin, on se propulsait dans la lumière, près des arbres et de ces champs de blé noir où on avait pris l’habitude de se cacher d’eux, je veux dire de nos bourreaux.

    Et puis grâce à cette langue, j’avais beau ne pas voir les arpents de terre que Marcio parcourait, serpe à la main, n’avoir vue que sur des piles de linge et des tas de poussière, je savais qu’il était là. Je le sentais. À chaque seconde. Même là, dans l’étroitesse de la cuisine, avec Mams collée à mes basques, il était là. Il respirait en moi et suait avec moi, tant il est vrai qu’on n’avait droit à aucun repos.

    Allez comprendre ceci : toute notre enfance, on vécut dans un temps hors du temps, où l’espoir enjambait le mal.

    Le soir, on se retrouvait dans les ravines où on se jetait avec Zbabou qui nous regardait nous toucher l’entrejambe et, parfois, quand on le lui demandait, nous bourrait le slip de tout un tas de petites choses qu’on aimait follement, comme des épines, des orvets, du bois flotté, mouillé, des coquilles, de la boue, des salives. On avait besoin, au contact de ces choses, de préserver notre corps, sa lumière, sa beauté. Et de se laver de tous ces mots que Paps et Mams nous enfonçaient dans le crâne pour qu’on arrive – c’est ce qu’ils disaient – à devenir quelqu’un. Des travailleurs, des gens biens.

    La nuit, dans le silence de la ferme, on se racontait des choses, des espèces de poèmes :

    – La tristesse est un mur élevé entre deux jardins, disait Marcio. Nous aussi on aura notre jardin, ma sœur. Nous aussi on y arrivera, à être heureux. […] »

     

    Antoine Wauters

    Pense aux pierres sous tes pas

    Verdier, 2018

    https://editions-verdier.fr/livre/pense-aux-pierres-2/

  • Jean-Jacques Salgon, « Obock »

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    La Tour Soleillet à Obock

     

    « Rimbaud a ceci de particulier qu’à chaque moment de sa vie il excède tout ce qu’on peut connaître de lui, poèmes, lettres, portraits ou photographies, souvenirs des témoins qui l’ont connu ou croisé, autant de portes ouvertes sur des mondes différents et qui semblent scellés sur un épais mystère. Rimbaud c’est l’excès de la biographie (quand Pessoa ou Walser en seraient le manque, le défaut). Il est trop, comme disent les jeunes d’aujourd’hui. Il n’est peut-être jamais autant Rimbaud que dans cette période si peu documentée de sa vie où il sillonne l’Europe, ces trois années de vagabondage entre 21 et 24 ans où il s’échappe et échappe à tous, où il a déjà quitté l’écriture et pas encore rencontré l’Afrique et le négoce. Durant ces années d’errance, il devient polyglotte, il multiplie le multiple, semble doué du don d’ubiquité.

    Rimbaud est beaucoup plus que le double dont parle Segalen ; pluriel, polymorphe et, tout comme notre univers, constitué à 96% d’énergie et de matière noire. Cet univers opaque de sa vie s’étend d’ailleurs depuis le Bar de l’Univers de Charleville jusqu’au Grand Hôtel de l’Univers à Aden. Un univers à lui tout seul ; une vérité cachée dans une âme et un corps. C’est sans doute pour ça que les autoportraits flous de Harar nous paraissent si vrais.

    […]

    De retour à Obock où la chaleur commence à être rude, il [Paul Soleillet] continue de diriger la construction de sa factorerie. Une enceinte carrée de cent mètres de côté est bâtie, puis, à l’intérieur de ces murs, on édifie les entrepôts, et, dans l’alignement du porche d’entrée, une tour en pierre de 17 mètres de haut qui sera longtemps appelée tour Soleillet. Sur la terrasse supérieure de cette tour sont installés les quatre canons. Tous les matins on hisse au haut d’un mât le drapeau français.

    C’est peut-être au rez-de-chaussée de cette tour qu’il se fera prendre en photo par Édouard Bidault de Glatigné. On le voit à sa table, entouré de son personnel, dans la pause du penseur de Rodin, avec ses cheveux raz et sa longue barbe taillée au carré, plongé (ou faisant mine d’être plongé) dans la lecture d’un livre, veste et pantalon blancs, sandales afars, une paire de jumelles traînant à côté du livre. Un fusil est accroché au mur où sont aussi des trophées, lances et boucliers danakils, sabres, juste de quoi constituer un petit décor colonial. »

     

    Jean-Jacques Salgon

    Obock

    Verdier, 2018

    https://editions-verdier.fr/livre/obock/

  • Dominique Sigaud, « Dans nos langues »

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    © Michel Durigneux, pour Verdier

     

     

    « La langue n’est pas un cadeau des père et mère, nation école patrie patrimoine. Elle est comme la marguerite jaune qu’on ramasse négligemment au bord du champ parce qu’elle s’y trouvait. Il y a de la langue comme il y a de petites marguerites au bord des chemins, heureusement ; il importe donc d’en multiplier les accès et non les réduire ; c’est toujours très beau quelqu’un qui s’affranchit, un jeune homme ou une jeune fille plus encore, qui fait le geste écartant le mort de la langue, le mort dans la langue, ce qui de la langue conduit à plus de mort en soi et autour que de vivant, c’est toujours très beau un jeune homme ou une jeune fille s’affranchissant des langues entassées sur lui comme un poids mort ; ce que ça éclaire d’eux quand ils le font, ce que ça leur dessine comme ouverture.

    “Ma nef passe au détroit d’une mer courroucée*”, je reprends votre citation, ces phrases dont la langue est capable, une des premières que vous m’avez offertes. Je me suis appuyée parfois sur certaines de vos phrases pour avancer quand c’était un peu plus difficile. La langue est cette nef parfois passant au détroit d’une mer courroucée, sin on veut s’avancer dans la langue, ce que ça suscite autour de soi comme contraintes, violences, oppositions.

    Être conduit par la langue à de la langue. Plus on s’y abandonne, plus la langue est cette nef, plus c’est elle qui conduit. »

     

    * Philippe Desportes (1546-1606)

     

    Dominique Sigaud

    Dans nos langues

    Verdier, 2018

    https://editions-verdier.fr/livre/dans-nos-langues/

     

     

  • Mathieu Riboulet, « Lisières du corps »

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    © des mots de minuit

     

    « On ne laisse pas d’un coup cinquante-huit ans de corps

    À corps avec son corps.

    On ne laisse pas d’un coup repartir les vivants

    Avec leurs os, leur sang, leurs larmes et leur misère.

    On s’attarde et l’on trinque, on dit des choses tendres,

    On te laisse filer, t’effacer pour de bon. Ça ira,

    Nous sommes quittes, Ljubodrag, qu’une dernière fois je nomme,

    Emportant avec moi un peu de ta lumière. »

     

    Mathieu Riboulet

    Lisières du corps

    Verdier, 2015

     

    Mathieu Riboulet, né en 1960 dans la région parisienne est mort lundi 5 février à Bordeaux.

    Nous l’aimons.

     

     

  • Lutz Bassmann, « Black Village »

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    © CChambard

     

    « C’est Myriam qui a proposé de planter des balises verbales dans la matière fuyante et sombre dont était construit le temps autour de nous. Nous pourrions, prétendait-elle, raconter à haute voix des histoires, et nous en servir ensuite comme repères. Goodmann s’enthousiasma. Dans le passé, il avait pratiqué les interventions publiques au cours de réunions et de meetings, et comme Myriam et moi, il avait produit sous un nom d’emprunt plusieurs recueils de poèmes et de nouvelles. Nous aurions assez d’énergie littéraire pour alimenter nos prises de parole. L’idée nous excitait d’autant plus que nous entrevoyions là un moyen d’égayer la monotonie de notre voyage. Nous pourrons compter nos récits, me disais-je, nous rappeler leur ordre, établir à partir de là une grille qui calibrerait l’écoulement du temps. Et même, à plus court terme, dans l’immédiateté, nous pourrons mesurer une durée plus ramassée, revenir à la notion d’heure, de demi-heure et de quart d’heure en associant la longueur d’un texte au temps nécessaire pour le dire devant des auditeurs.

    Assis l’un près de l’autre, genoux contre genoux et presque hanche contre hanche, nous avons laissé Goodman débuter dans l’entreprise. Il s’est lancé dans une aventure qui promettait de nombreuses péripéties, une histoire de tueur qui portait un nom assez proche de son nom à lui, d’ailleurs. Edzelmann ou Fischmann, il me semble. J’ai oublié. Sa mission accomplie, le tueur enfourchait une moto et fonçait dans la nuit.

    La voix de Goodmann était rauque, comme ruisselante de poussière, mais il articulait les phrases avec une application de conteur. J’étais dolent, confortablement vautré dans la suie, je sentais la tiédeur du sol sous mes fesses ou ce qui en tenait lieu, et je m’apprêtais à accompagner le tueur jusqu’à l’épisode suivant, une rencontre avec le commanditaire, une nouvelle explosion de violence ou un deuxième rendez-vous avec la mort, lorsque je m’aperçus que le silence nous entourait. Je ne m’étais pas endormi — nous connaissons des passages à vide, assez proches de la somnolence, mais nous ne dormons jamais. Et là, au lieu de me prélasser par terre en écoutant une anecdote passionnante, j’étais en train de marcher sur une route qui sous mes pieds crissait, comme si la chaussée avait disparu sous une couche de sel fondu, friable et sonore. Il faisait chaud. Nous avancions sans ouvrir la bouche. Pas un mot, seulement le bruit de nos chaussures écrasant cette surface craquante.

    — Je n’ai pas entendu la fin de l’histoire, ai-je bougonné, après un moment.

    — La fin, a remarqué Myriam. Comme si ça pouvait exister quelque part.

    Nous avons continué à marcher, quelques milliers de pas, sans doute. Muets tous les trois.

    — Ça ne marche pas, ce système, a dit Goodmann. Le temps s’interrompt n’importe quand et n’importe comment.

    — Les histoires restent, l’a consolé Myriam. Au moins on a leur début en mémoire.

    — Oui, à la rigueur, ai-je dit. Mais pas ce qu’il y a après.

    — Bah, ce qu’il y a après, a rétorqué Myriam.

    — Ça ne marche pas a répété Goodmann. »

     

    Lutz Bassmann

    Black Village

    Verdier, 2017

    http://editions-verdier.fr/livre/black-village/

  • Pierre Michon, « Abbés »

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    Pierre Michon dans Barbara de Mathieu Almaric

     

    « Èble est cet homme de taille et d’embonpoint médiocres, mais à tête d’étoupe toute blanche et remarquable, qui considère l’eau, dans un mois de mai proche de l’an mille.

    Cette eau n’est pas tout à fait de l’eau.

    L’île naine se tient juste dans l’embouchure, face à la mer où deux rivières s’épousent, à droite le Lay, à gauche la Sèvre : et ces épousailles justement sont fécondes en sables, en boues, en coques d’huîtres, et de tous ces rebuts que les rivières calmement arrachent et broient, vaches mortes et chablis, déchets que les hommes jettent par jeu, nécessité ou lassitude, et leurs propres corps d’hommes parfois jetés de même par jeu, nécessité ou lassitude. De sorte que ce n’est pas la droite mer ni le fleuve franc qu’Èble a sous les yeux, mais quelque chose de tors et de mêlé : mille bras d’eau douce, autant d’eau salée, autant d’eau ni douce ni salée, étreignent mille lots de vase bleue nue, de vase rose et grise nue, de vase rousse, de sable nul, où le diable, c’est-à-dire rien, va son train. Il est d’ailleurs le seul à pouvoir y mettre le pied, car tout le reste, hommes, chiens et chevaux, mulots, s’y enfonce en un clin d’œil, dans un suaire de gaz puants. Seules y passent les barges à fond plat qui amènent la pitance des moines, sur les bras d’eau, et encore cette eau est si mince qu’il faut s’aider de grandes perches pour voguer sur la boue. Ce n’est pas la terre, puisque les mouettes crient au-dessus des anguilles, ni la mer puisque des corbeaux et des milans s’envolent avec une vipère dans le bec. Èble n’est pas sûr que cela lui convienne : c’est comme quand on ne sait pas bien si le pré de Longeville est à Barbe torte, à Longue-épée ou à Tête d’étoupe, et alors il faut bien sortir le fer, ajuster les palabres, pour décider si Longeville est à un des trois, ou aux trois à la fois, autant dire au diable. Èble pense un instant à son frère Guillaume, broigne, haubert et casque, étoupe blonde dans le vent, lance haute, chevauchant fermement sur ce marais, le survolant d’un galop d’ange, de saint Georges. Èble sourit, ce qu’on ne voit pas, car on le voit d’assez loin et de dos, accoudé aux fortifications, petite silhouette toute noire portant au bout la tête rayonnante — car c’est un moine noir, un bénédictin, bien découpé et visible sur le calcaire blanc. »

     

    Pierre Michon

    Abbés

    Verdier, 2002

    http://editions-verdier.fr/auteur/pierre-michon/

  • Vélimir Khlebnikov, « Œuvres, 1919-1922 »

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    DR

     

    Les tables du destin

    « Feuillet I

    28.I.1922

     

    Si je transforme l’humanité en montre

    et indique comment l’aiguille des siècles se meut

    est-ce que vraiment de notre portion de temps

    la guerre ne s’envolerait pas comme une lettre inutile ?

    Là où le genre humain a attrapé des hémorroïdes

    en restant pendant des siècles assis dans les fauteuils de la guerre à ressorts

    je vous raconterai ce que je sens qui vient de l’avenir

    mes rêves transhumains

    Je sais que vous êtes des loups orthodoxes

    avec les cinq doigts de vos fusillades je serre les miens

    mais est-il possible que vous n’entendiez bruire l’aiguille-destinée

    cette merveilleuse couturière ?

    Sous le déluge de la force de ma pensée je noierai

    les constructions des gouvernements existants

    j’ouvrirai la Kitèje féériquement surgie

    aux serfs de la vieille bêtise

    Et quand la bande des Présidents du globe terrestre

    sera jetée comme une écorce verte à la terrible famine

    l’écrou existant de chaque gouvernement

    obéira à notre tournevis

    Et quand la jeune fille à la barbe

    aura jeté la pierre promise

    vous direz : “C’est ce

    que nous avions attendu pendant des siècles”

    Montre de l’humanité   par ton tic-tac

    fais se mouvoir l’aiguille de ma pensée !

    Que celle-ci grandisse en suicide des gouvernements et en livre – celle-là

    la terre sera non ordonnancée !

    présidentglobeterrestrélevée !

    Que le chant lui soit lierre !

    je raconterai que l’univers est une allumette avec de la suie

    sur le visage du calcul

    et que ma pensée est comme un passe-partout

    pour des portes derrière lesquelles quelqu’un s’est tiré une balle… »

     

    Vélimir Khlebnikov

    Œuvres, 1919-1922

    Traduit du russe, préfacé et annoté par Yvan Mignot

    Coll. « Slovo », Verdier, 2017

    http://editions-verdier.fr/livre/oeuvres-1919-1922/

  • William Butler Yeats,«Michael Robartes et la danseuse»

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    DR

     

    « Au point du jour

     

    Fut-ce le double de mon rêve

    Que la femme couchée à mon côté

    Rêva, ou bien partageâmes-nous le même rêve,

    Dans la première lueur froide du jour ?

     

    Je pensais : “Il est un torrent

    Sur le anc de Ben Bulben,

    Que toute mon enfance tint pour cher ;

    Si je partais au bout du monde

    Je ne pourrais trouver chose aussi chère.”

    Mes souvenirs ont si souvent

    Exagéré les délices de l’enfance !

     

    J’aurais voulu le toucher comme un enfant

    Mais, je le savais, mes doigts n’auraient touché

    Que de l’eau et des pierres froides. Je m’emportai,

    Accusant même le Ciel d’avoir

    Pris ce décret parmi ses lois :

    Rien de ce que nous aimons à l’excès

    Ne se laisse estimer au toucher.

     

    Je s ce rêve à l’approche du jour,

    L’aube soufait sa froide rosée dans mes narines.

    Or celle qui est couchée à mon côté

    Avait, dans un sommeil plus amer,

    Vu le cerf merveilleux d’Arthur,

    Le noble cerf blanc, bondir

    Dans la montagne, de rocher en rocher. »

     

    William Butler Yeats

    Michael Robartes et la danseuse, suivi de Le Don de Haround Al-Rachid

    Bilingue

    Présenté, annoté et traduit de l’anglais par Jean-Yves Masson

    Verdier, 1994

  • Vladislav Otrochenko « Apologie du mensonge gratuit »

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    DR

     

    « Venise, ville de pierre, ville humide d’où l’on ne voit pas les montagnes et qui n’a rien du “petit bourg isolé” enchâssé dans le grandiose tableau de la nature et dont la poignée d’habitants ne se fait pas remarquer (tel est à peu près l’idéal de Nietzsche), Venise n’aurait pas dû, semble-t-il, attirer Nietzsche hors de sa Suisse bien-aimée. D’ailleurs, l’Italie elle-même ne l’en fit sortir qu’avec peine. Au début il n’y jeta que de brefs et prudents coups d’œil. En août 1872 il s’établit, à l’essai, à Bergame, et ne descendit pas plus au sud, parce qu’il craignait de s’éloigner des montagnes, de l’air des montagnes, des lacs des montagnes et des paysages alpins. Il quitta Bergame au bout de quelques jours – il s’enfuit à Splügen, un village suisse sur une route de montagne, et écrivit de là-bas au baron Carl von Gersdorff qu’il se sentait “tout à fait satisfait du choix de son séjour”.

    Plus tard, errant à la recherche d’un endroit, il alla quand même plus au sud, s’enfonçant dans les profondeurs de l’Italie. Mais il ne se hâta pas d’aller visiter la ville fameuse, sur les îles de sa lagune. N’importe lequel de ses voyages vers le sud (à Rome, Naples, Sorrente) exigeait toujours, immédiatement après, un voyage vers le nord, dans les villes et villages alprestres… C’est Peter Gast qui l’invita à Venise ; c’était un admirateur et un ami dévoué, il s’adonnait à la composition musicale et avait une imagination active (quand Nietzsche perdit la raison, il eut plus souvent que d’autres l’impression qu’il faisait semblant d’être fou). Résidant à Venise, Gast avait invité Nietzsche maintes fois et avec insistance, mais ce dernier, sous divers prétextes – surtout parce qu’il craignait pour sa santé – refusait de faire le voyage. Finalement, Gast vint lui-même chercher Nietzsche sur les bords du lac de Garde, à Riva, et l’amena à Venise. Cela se passa en mars 1880. Il pleuvait à verse. Gast était horrifié. Il connaissait très bien l’influence catastrophique que pouvait avoir le mauvais temps sur Nietzsche, surtout dans une ville telle que Venise d’où sont absents les tableaux apaisants de la nature, où il n’y a que les eaux mortes de la lagune déversées dans les canaux. Mais il y eut un miracle. Ni la pluie, ni l’humidité, ni l’odeur de vase de la lagune, ni les rues étroites et noyées d’ombre – rien ne put éteindre l’enthousiasme que Venise inspira à Nietzsche.

    Cet enthousiasme ne fut pas passager. Venise, où Nietzsche fit de nombreux séjours, l’attirait et le frappait tellement qu’il parlait de son coup de foudre avec la même constance que mettait Gogol à porter aux nues sa ville bienheureuse : Rome. Jusqu’à la fin de sa vie consciente, Nietzsche affirma que Venise était la seule ville qu’il pouvait supporter, la seule ville où il était heureux et où il se sentait toujours “bien et content”… Pourquoi ?

    Répondre à cette question en disant quelque chose comme “Venise est sans conteste une ville magnifique”, c’est impossible. Pour Nietzsche, des “villes magnifiques sans conteste” (sans la multitude de toutes les conditions possibles et impossibles), ça n’existait pas.

    Derrière ce miracle, il y avait quelque chose de vraiment miraculeux. La structure de Venise correspondait exactement à la structure mentale de Nietzsche. »

     

    Vladislav Otrochenko

    Apologie du mensonge gratuit

    Traduit du russe par Anne-Marie Tatsis-Botton

    Collection « Slovo », Verdier, 2016