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Arts

  • Georges Bataille, «Abattoir»

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    Francis Bacon, Carcasse de viande et oiseau de proie, musée des Beaux-Arts, Lyon.

     

    L’abattoir relève de la religion en ce sens que des temples des époques reculées (sans parler de nos jours de ceux des hindous) étaient à double usage, servant en même temps aux implorations et aux tueries. Il en résultait sans aucun doute (on peut en juger d’après l’aspect de chaos des abattoirs actuels) une coïncidence bouleversante entre les mystères mythologiques et la grandeur lugubre caractéristique des lieux où le sang coule. Il est curieux de voir s’exprimer en Amérique un regret lancinant : W. B. Seabrook* constatant que la vie orgiaque a subsisté, mais que le sang de sacrifices n’est pas mêlé aux cocktails, trouve insipide les mœurs actuelles. Cependant de nos jours l’abattoir est maudit et mis en quarantaine comme un bateau portant le choléra. Or les victimes de cette malédiction ne sont pas les bouchers ou les animaux, mais les braves gens eux-mêmes qui en sont arrivés à ne pouvoir supporter que leur propre laideur, laideur répondant en effet à un besoin maladif de propreté, de petitesse bilieuse et d’ennui : la malédiction (qui ne terrifie que ceux qui la profèrent) les amène à végéter aussi loin que possible des abattoirs, à s’exiler par correction dans un monde amorphe, où il n’y a plus rien d’horrible et où, subissant l’obsession indélébile de l’ignominie, ils sont réduits à manger du fromage.

    * L’Île magique, Firmin-Didot, 1929.

     

     Georges Bataille, Dictionnaire critique

    In revue « Documents » n°6, novembre 1929

    Repris in Documents — édition établie par Bernard Noël —,

    Mercure de France, 1968

     

     

     

  • Michèle Desbordes, « Les Petites Terres »

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    © Vincent Fournier

     

    « […] Il y aura ce que nous avons été pour les autres, des bribes, des fragments de nous que parfois ils crurent entrevoir. Il y aura ces rêves de nous qu’ils nourrirent, et nous n’étions jamais les mêmes, nous étions chaque fois des inconnus magnifiques qu’ils inventaient, ces idées de nous telles des ombres fragiles dans de vieux miroirs oubliés au fond des chambres, et qui ajoutées à nos propres rêves, nos propres et inlassables tentatives de nous-mêmes, composeront durant quelques années encore de la vie sur cette terre cette étrange et brillante, et croirait-on inoubliable mosaïque, où rien, ni personne ne permettra de dire vraiment qui nous fûmes, et le jour viendra où disparaîtra jusqu’au dernier de ces souvenirs et de ces rêves, de ces idées de vie, et il n’y aura plus nulle part, pas même dans les livres que parfois nous écrivîmes, où chercher ce que nous fûmes. Qu’aurons-nous donc été et pour qui ? Et combien de créatures, combien d’ombres cheminant les unes près des autres dans la lumière des crépuscules, ces cortèges silencieux et recouverts de poussières des fins de jour ? Et qui jamais comprendra ? »

     

    Michèle Desbordes

    Les Petites Terres

    Verdier, 2008

    https://editions-verdier.fr/auteur/9968/

     

    Vient de paraître, à l’initiative des Amis de Michèle Desbordes, un fort et passionnant volume qui lui est consacré, publié aux éditions Le Silence qui roule, par les bons soins de Marie Alloy – des très beaux textes/témoignages de Lionel Bourg, Michelle Devinant Romero, Jacques Mény, Jean-Pierre Petit, Marie Alloy (qui, en outre, scande l'ensemble de ses gravures & peintures), Marieke Aucante, etc.

    On peut se le procurer soit en adhérant à l’association,

    https://lesamisdemicheledesbordes.wordpress.com/category/contributions/

    soit en le commandant à l’éditeur, https://www.lesilencequiroule.com/

  • Claude Chambard, « dans le milieu du chemin de la vie », une lettre à Christophe Manon à propos de son « Provisoires », aux éditions Nous, 2022

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    Christophe Manon & Sophie Chambard,

    Provisoires, 6 exemplaires, Collection Le singulier imprévisible, octobre 2018

     

     

    Cher Christophe,

    ah ce livre de ta grande & belle & vraie & pure maturité

    c’est toi, ce livre, c’est nous, longtemps il travaille

    & fermente heure après heure — il lève —

    longtemps, il nourrit, protège

    & nous aime — ses amis

    cette amitié, ah, cet amour, cette grâce — tu l’as —

    les voici données — l’amour est si féminin,

    toujours on peut le conjuguer, l’accorder,

    le recevoir & l’offrir comme ceci —

    il n’y a pas de dernier, ni de premier, il y a le poème

    en pleine page, en plein cœur —

    blanc de soleil si brillant —

    aimer, il le faut, il faut l’aimer

    il faut aimer, poursuivre un matin,

    c’est un matin

    craignons le soir

    c’est le temps — à tous les temps, tu sais —

    fugitif, tu dis : provisoire(s)

    sans impatience, encore vivant(s), provisoire(s),

    sous la pierre,

    nous y parviendrons

    & nous chasserons ce qui dans le vivant fait le mort

    — & l’inverse —

    dans le milieu du chemin de la vie

    ici, au plus plein de nos cœurs —

    enfin vers les beaux yeux je reportai mes yeux

    ce mystère au cœur entre les effacements

    puisque c’est à grande vitesse

    & qu’à peine en fleurs les fruits,

    à la porte si blanche,

    fondent ton poème dans le jardin si frais

    — extrême & lumineux —

    chaque page, chaque vers, chaque mot,

    effet de loupe pour nous dire, au plus près,

    notre histoire / les morts

    cette poignante histoire, oui, qui est la nôtre

    comme tu sais depuis toujours déjà

    & ces soupirs qui s’échappent des livres de nos ancêtres

    qui par notre entremise se portent à l’ombre de nos vergers,

    au cœur de nos jardins — la nuit effaçant la nuit

    qui efface le jour qui est notre ultime demeure

    — une pâture de vent nouvelle

    puisque ton livre est une merveille

    qui s’est détachée de tout pour n’être que toi

    — que de toi —

    pour nous

     

    Ton vieil ami, Claude

     

    Christophe Manon

    Provisoires

    éditions Nous, 2022

    https://www.editions-nous.com/manon_provisoires.html
  • Alexis Pelletier , « Aujourd’hui »

    Les Inédits du Malentendu, volume 5.

    alexis pelletier,aujourd'hui, Carmelo Zagari, Les forains,

     

    Carmelo Zagari, Les forains, gravure à l’eau forte sur cuivre, 2017

     

    il y a une voix qui continue dehors

    qui voyage quand personne ne le peut

    qui répète heureuse

    je ne suis pas celle que vous croyez

    je n’ai pas d’autre intention que

    d’être la voix qui continue

    et c’est parce que je sais qu’on m’entend

    que je trouve la force d’être là

    sans majuscule

    sans commencement ni fin

     

     

     

    et quand on croit qu’elle s’arrête

    c’est qu’elle reprend un souffle

    en écoutant ce qui à l’intérieur

    d’elle doit se réduire encore

    pour être au plus vif du timbre

    au plus simple des inflexions

    pour au moment où elle reprend

    alors même que personne n’a

    entendu son arrêt

    mieux saisir l’espace

     

     

     

    avec elle

    ce qui se présente

    est peut-être un murmure

    peut-être une affirmation

    quelque chose qui tient et

    se retient

    un espoir

    le mot serait trop fort

    une nécessité

    pas assez décalé

    une entrevue plutôt

    celle qui consiste à remonter

    à prendre l’époque à contre-courant

     

    un murmure à contretemps

     

     

     

    jamais la voix ne demande où

    elle est

    jamais elle ne considère

    les jours comme des

    tranchoirs et jamais les jours

    ne nous mangent le front

    comme un linceul

     

    jamais l’on n’est incrédule

    pour suivre dans la voix

    un oiseau qui vole entre les

    murs jamais dans la voix

    l’oiseau n’est obscène

     

    jamais la voix sans doute

    native ne se dissout-elle

    parce que jamais elle n’a à persister

    parce que toujours elle est

    là jamais

    il n’y a d’écart ni de

    centre avec elle

    jamais elle ne se désigne

    autrement que par elle-même

    puisqu’elle n’est ni souffle ni

    note tenue qui porterait

     

    jamais elle ne se fait à la

    complaisance des

    images

    à leur hystérie

     

     

     

    la voix est sans

    doute une

    contre-voix

    quelque chose qui

    vient d’en-dessous

    et laisse avec

    cette impression de

    vague qui ferait dire

    que c’est un murmure

    alors qu’il n’en est rien

    c’est détimbré mais

    contre l’époque ou plutôt

    à rebours

    du discours moral

    des propos de ceux et celles qui

    ne savent pas dire qu’ils ne savent

    rien

    et qui n’ont jamais vu que la langue

    est minée et que

    les mots de

    la tribu sont déjà ceux

    d’un asservissement de

    l’autre

     

    la voix et sa désappartenance

     

    elle n’accepte rien de

    tous les mots qui lui viennent

    et parce qu’ils causent et détruisent

    elle continue sans eux

    sans moi

    toujours en puissance même

    dans son retrait toujours ferme

    même quand muette

    englobant tout

    le malaxant le formulant

    dans une pâte qui invalide

    chaque certitude et laisse

    pantois et en plein suspens

     

    pas une pâte

    pas une matière

    quelque chose de l’infra-sonore

    qui saisit le corps et destitue

    la certitude au moment où

    elle s’acquiert

     

    sans moi sans toi

    peut-être pour éviter la question

    pourquoi continuer

    le fait de tout abandonner

    ça n’est pas l’essentiel

    rien n’existe

     

    quoi

     

    encore un vers

     

    Alexis Pelletier

    Aujourd’hui

    Inédit – extrait

    5ème Inédit du Malentendu : Alexis Pelletier, Aujourd'hui – premier mouvement –, avec une eau-forte de Carmelo Zagari, Les forains. J'aime infiniment les livres d'Alexis Pelletier, que mon copain Claude Rouquet m'a fait découvrir – il l'a d'ailleurs publié quelques temps plus tard – lisez le magnifique Comment quelque chose, suivi de Quel effacement à L'Escampette. Sa poésie est une des rares qui me touchent vraiment en ces temps de misère. Je me réjouis chaque fois que quelque nouvelle page me parvient (un livre pauvre est en cours dans la collection de Sophie Chambard, avec Iris Dickson, je le célèbre d'avance). C'est vif, résolument chantant & plastique, joyeusement irrévérencieux, éminemment politique – au sens juste du terme –, (lisez Slamlash à l'atelier Rougier V) et on ne peut qu'avoir envie de se lier d'amitié avec son épatant Mlash – un double de lui-même à n'en pas douter.
    On pourra lire aussi, avec profit, ses entretiens avec Claude Ollier, Cité de mémoire, parus chez P.O.L en 1996.
     
  • Michaël Glück, « 7 jours en mai »

    Les Inédits du Malentendu, volume 2.

     

    michaël gluck,7 jours en mai,lysiane schlechter,dreaming,inédit

    Lysiane Schlechter, Dreaming – craie/papier– décembre 2019

     

     

    01/05

    il écrit : cette fleur, la beauté de cette fleur, la beauté est cette fleur ; il écrit ce qu’il tait : la laideur du jour qui n’est pas cette fleur, les couleurs et les cris du matin à l’écoute des nouvelles du monde ; il écrit entre laideur et beauté, entre la bouse et les cils soulignés de khôl des belles Aubrac.

     

    Il écrit : ce jourd’hui n’est pas celui de la fête du travail, ce jourd’hui est anniversaire des luttes des travailleurs, la beauté est cette fleur des luttes, la beauté est dans le refus de la domination, la laideur du jour est dans cette nomination : fête du travail.

     

     

    02/05

    il écrit qu’aujourd’hui n’est pas lendemain de fête, qu’il ne travaille plus, qu’il ne travaillera jamais plus, il écrit qu’une phrase d’arthur rimbaud lui tourne dans la tête et que pourtant il lui faudrait faire travailler sa mémoire, qu’hier n’est pas si loin, hier, il pouvait se souvenir de tant.

     

    il écrit il, parce que sortir de il est exil et qu’on ne connaît pas encore le mot exelle, excelle, oui, ce mot est bien recensé, mais exelle non, il y a comme ça des mots dont on dira néologisme sans le laisser paraître dans l’ordinaire des usuels, c’est ainsi la patience, la lenteur des lexicographes, c’est ainsi.

     

     

    03/05

    il écrit que dans sa main tient le stylo, qu’il aime la couleur et le parfum de l’encre, que les instruments anciens ont une musique d’enfance, qu’écrire est cette enfance muette qu’il affrontait dans la nuit silencieuse quand il entendait derrière les murs de sa chambre les hoquets ou ronflements des parents dans leur grand lit.

     

    il écrit qu’écrire se souvient encore de l’enfance et que la rage lui vient de savoir aujourd’hui enfances plus meurtries encore que la sienne ; il écrit contre. il écrit pour. il écrit pour ne pas guérir de cette belle maladie de vivre ; dehors l’églantine écolière fait des lignes de ciels avec pâtés de nuages.

     

     

    04/05

    il écrit que la main qui écrit est une main négative, que l’écriture dit l’absence, dit la main qui se soustrait au fouissement de la terre, au geste de porter la terre vers la bouche, à celui d’ensemencer et plus tard cueillir, il écrit que la main qui écrit désapprend à tuer.

     

    il écrit : j’ai posé sur le bois le couteau de la faim ; une autre main a pris le bois, le couteau a taillé une autre absence dans le bois, le couteau a taillé les petits dieux absents, a cessé de vénérer, il écrit que la main a offert aux enfants les figurines d’un jeu autre avec l’absence.

     

     

    05/05

    il écrit la soif, l’indécence qu’il y a à écrire la soif quand l’eau manque ; la main tavelée par la soif et les ans ; il écrit, il décrit ; la main cherche dans l’encre façon d’apaiser la soif ; il dit qu’il ne sait d’où lui vient cette soif, cette faim des mots ; il écrit l’enfance muette des phrases restées au fon de l’encrier, sous la craie.

     

    il écrit les vieilles guerres d’écoliers ; se souvient des insultes qui tombaient du ciel avec la poussière des paillassons ; sales étrangers, youtres, youpins ; il écrit ces mots qu’il a entendu derrière les otites ; ces mots qu’il a lus plus tard, qui ne faisaient pas dans la dentelle, sous les bagatelles ; il écrit : massacre.

     

     

    06/05

    il écrit la nostalgie des odeurs d’encre dans la salle des rotatives, les souvenirs des voix qui cherchent les questions plutôt que les réponses, il regarde sa main tachée, le noir bleuit sur la peau rosée et ridée, il murmure le mot événement puis balbutie avènement, il écrit, il n’entend pas sur la place les chants d’oiseaux.

     

    il écrit qu’il aurait aimé écrire, qu’il y a des chansons d’amour inaudibles sous les décombres, que le service public se retire de tout soutien au silence entre les mots, qu’il faut faire du chiffre et mettre en concurrence les longueurs des listes de poètes, qu’il faut assermenter assermentir.

     

    07/05

    il écrit qu’il a commencé l’écriture d’un nouveau livre et sait qu’il lui faudra changer de chemin, emprunter les laies transversales, il écrit qu’il faudra donner autre corps autre chair à ce pronom personnel, étoffe vide qui ne préserve ni du dehors ni du dedans, il écrit qu’il a à renoncer.

     

    il écrit tourments des jours des matins, tourments des nuits qui s’encrent, il écrit parce qu’il ne dit pas, parce que quelque chose en lui a cédé au silence ; il écrit pour céder et celer ce silence ; il sait trop la profusion des phrases, les envolées ; il sait qu’il eût pu basculer vers l’excès ; il écrit qu’il lui faudrait brider l’écriture.

     

    Michaël Glück

    7 jours en mai 

    2018

     

    Publié ce jour d’hui pour fêter l'anniversaire de Michaël Gluck.

  • Armand Dupuy, « vingt août, huit heures cinquante-trois… »

    Premier Carnet des Inédits du Malentendu.

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    Tableau radiographique de Claire Combelles

     

    vingt août, huit heures cinquante-trois, relisant les notes

    de C.C., s’active mon sentiment de plongée dans le

    T-Shirt bleu de la veille, tube odorant, cheminée grand

    tirage, parfumant, fumant dans ma lecture, le texte et l’odeur

    mêlés, traces végétales et vitesses des phrases dans le nez.

    neuf heures vingt-huit, toujours la mort galope et me rattrape

    dans l’odeur, bête traquée par toutes les extrémités (ses flancs

    traqués, sa nuque, sa queue, sa truffe traquées, ses oreilles),

    devenant l’équivalent d’une tâche aveugle ne cessant d'électriser,

    même d’érotiser ma vue pénétrée par couleurs et moussures

    lentes. vingt-et-un août, vingt heures onze, mon rapport

    d’échelle maladif, l’escalade sensorielle, tension de désir

    et de couleurs malmenées, déclinant, fanant, ma tête

    ramifiant les obstacles, branchies putréfiées, cherchant

    du secours dans mes rimailles visuelles, répétant le vert,

    le bleu, patinant dans l’étendue jusque sur mon torse :

    ciel et glacier floqués sur le T-Shirt. vingt-trois août,

    huit heures, reprendre mon geste parlé, dictaphone

    occasionnant la dépression légère dans l’habitacle,

    générant ma phrase, main décousue, langagière,

    et quatre pneus roulant, pétrissant de plus belle mon élan

    de poisson réflexif, ma remontée puis mon retrait dans ce

    que creuse la vitesse – l’air seul destinataire –, ne reste

    qu’un flux, ce bruit de tristesse et d’ignorance mêlées.

    vingt-cinq août, sept heures cinquante-et-une, nuit mauvaise

    ramasse dans les épaules l’épuisette ou le tamis malmenés,

    mes grilles de lecture aphasiques, tout se verse mal à travers

    les yeux, ou me verse, sac de grisaille en moi, sa charge

    de bélier mou, l’assaut quand je détourne les yeux, le sac

    poubelle à mes pieds, masse fripée, close, cordon rouge,

    continue le ciel et, relevant la tête, le ciel répète les plis

    du sac à n’en plus savoir ce que continue l’étrange décor

    de papier mâché. huit heures treize, on est debout dans

    ses jambes avec, parfois, quelque chose encore plus debout

    que soi – ou bien les yeux debout dans ce debout de soi,

    non pas globes mais perches, flèches, ficelles ou sagaies

    lancées. vingt-six août, neuf heures vingt-cinq, j’en appelle

    à mes cavités, mes fosses, les grottes portatives qui marchent

    en moi d'un pied creux, foulent mes viscères, mes patinoires

    et muscles lisses, mon nez soudain lasso tournant sur

    son café, sur les cheveux qu’elle détache d’une épaule,

    les déposant sur l'autre, la bretelle de chemise de nuit,

    fil intime ou longue patte de mouche tordue – l’accroc

    dans son bronzage –, j’en appelle à ce qui n’est pas, sans

    savoir d’où ni pourquoi j’appelle, je serre les dents, les ombres

    se moquent et se resserrent autour de moi, d’un autour

    intérieur, se recroquevillent.

     

    Extrait de Selfie lent

    à paraître, Faï fioc, 2020

    http://www.editions-faifioc.fr/

  • Jacques Roubaud, « Ciel et terre et ciel et terre, et ciel »

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    « Grâce à l’art de Constable, lui, Goodman, avait retrouvé non pas le passé, ni le temps, qu’on ne perd jamais parce qu’il n’a jamais été en notre possession mais, ne serait-ce que pour des moments précaires, et sans cesse effacés, quelque chose de son enfance, que la fracture de la guerre, que l’absence de sa mère, la séparation d’avec sa mère, le meurtre de sa mère lui avait fait perdre pendant toutes ces années. Il ne s’agissait pas d’une restitution impossible. Seulement l’offre d’une possibilité : un regard réconcilié avec le passé, avec l’oubli.

    Il avait aimé et rêvé posséder les nuages ; et par les nuages, le ciel. Il avait rêvé d’un lieu sur la terre pour y vivre, qui avait eu pour lui le nom d’Angleterre et qui, il le savait maintenant, n’était pas un endroit ayant jamais existé en ce monde, mais un pays rêvé et inventé par un peintre, le pays de Constable, Constable’s Country. Il avait perdu ces rêves, et de la manière la plus brutale. Et pourtant, il n’avait pas tout perdu. Par le chemin des images, de ciel et de sol, de nuages et de rivières, il pouvait revenir au centre de sa mémoire, au pin d’été dans la garrigue, à la chambre de l’hiver révolu.

     

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    M. Goodman alors pensa que Constable avait fait d’une quête du temps la forme centrale de sa peinture, et découvert, là était son génie, une solution picturale à son mystère dans le contraste entre ciel et terre, entre une terre peuplée des images fixes du passé, des lieux de l’enfance, et un ciel peuplé des images mobiles du présent perpétué en futur, les nuages.

    Loin de s’opposer, comme il l’avait simplistement d’abord cru, les paysages de la Stour Valley et les Cloud Studies de Hampstead ne se contredisaient pas. C’était leur mise ensemble, leur savante “composition” silmutanée qui avait pris en charge le temps. Les nuages en étaient le signe. Ils étaient le signe d’un paradoxe essentiel tracé largement, perpétuellement, dans le ciel : le paysage au sol nous offre la permanence, la fixité émouvante du souvenir. Le ciel éternellement changeant a, lui aussi, une sorte de permanence, puisque les “châteaux de nuages” sans cesse sont défaits puis rebâtis par le vent. Mais cette permanence-là est infiniment plus durable que celle des objets terrestres. Le pourrissement végétal, les ruines des habitations, la mort des êtres, désignent sur terre le passé irrémédiable. Le plus fugitif, le plus changeant, le formel sans forme de la vapeur aérienne dans le ciel se révèle être plus durable que les moulins, que les herbes, que le cottage de Willy Lott, que la Stour River.

    Voilà ce que l’art de Constable avait accompli. Et, pensa M. Goodman, il l’avait fait aussi pour lui. »

     

    John Constable, Études de nuages avec oiseaux, 1821, huile sur papier, Yale Center for British Art, New Haven

    John Constable, Le champ de blé, 1826, huile sur toile, 1826, The National Galery, Londres

     

    Jacques Roubaud

    Ciel et terre et ciel et terre, et ciel

    Coll. Musées secrets, Flohic, 1997

    http://www.argol-editions.fr/f/index.php?sp=liv&livre_id=54

  • Claude Esteban, « Le travail du visible »

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    Claude Lorrain, Paysage avec Énée à Délos, 1672,  National Gallery, Londres

     

    « L’image – figurative ou non, considérons que la querelle est close – ne nous restitue pas, formellement ou par analogie, une relation particulière de l’extérieur, un récit du réel, retranscrit et régi par des modèles de l’intelligible ou de l’onirique. L’image nous informe, rêveusement, sur la présence diffuse du sensible, sur le fait qu’il y a de l’être autour de nous, en nous, plutôt que rien. C’est, si l’on veut, une manière de preuve ontologique, mais qui ne cherche pas en dehors d’elle son garant ni sa vérité transcendante. Elle est là, elle déconcerte le vouloir de la raison hégémonique, le rapport du sujet superbe et de l’objet. Elle affirme que tout se tient entre les choses, mieux encore, entre les choses et nous. Qu’il a suffi d’un peu de matière, d’un peu d’espace discernable, pour que l’énergie, derechef, se soulève et reprenne son essor, par la convocation de quelques lignes, de quelques taches de couleurs mises ensemble. Il y a la prose qui raconte ce qui est et qui le distribue dans notre entendement, côte à côte. Il y a, soudain, la poésie, je veux dire l’invention du sens à travers les signes, le geste inaugural d’un seul qui fait de cette image la première, celle qui nous accueille au monde, celle, peut-être, qui nous réconcilie. »

    Claude Esteban

    Le travail du visible et autre essais

    Fourbis, 1992

  • Claude Esteban, « Compartiment C, voiture 293 »

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    Edward Hopper, Compartment C, car 293, 1938, Collection IBM, Armonk, New York

     

    « On prend encore le train pour voyager, surtout lorsqu’on est une jeune femme seule. Il y a des trains commodes qui partent en fin d’après-midi et qui vous laissent, le soir, déjà loin des grandes villes, dans de charmantes gares de province. On peut ainsi, sans vraiment se fatiguer, rejoindre sa famille pour le week-end, et revenir le dimanche, pas trop tard, après avoir embrassé ses parents, sur le quai, dans une gentille station en briques rouges. Il y a des compartiments pour dames, où une dame peut lire sans être dérangée, ou bien regarder tout simplement le paysage. Mais la nuit tombe vite, et il vaut mieux feuilleter un magazine pour dames que l’on a acheté avant de partir et qui est plein d’articles intéressants pour entretenir son jardin ou se faire friser les cheveux. Ce sont des compartiments très agréables, presque des salons. Les banquettes sont en velours vert avec de gros accoudoirs sur l’allée centrale. Dans l’angle supérieur, il y a une lampe avec un abat-jour blanc, presque une lampe de chevet. La lumière qu’elle diffuse est douce. Sur le dossier, la housse blanche est toujours très propre. Les employés doivent la changer tous les jours, peut-être même à chaque voyage. C’est presque comme si l’on était chez soi, avec quelque chose en plus, le paysage qui bouge, un pont de pierre que l’on aperçoit, juste un instant, à travers la vitre. On peut croiser les jambes, mais il est préférable de garder son chapeau. Une autre dame pourrait venir s’asseoir en face de vous, une dame un peu âgée, très convenable. On parlerait alors avec elle, après un moment, par courtoisie. On dirait que l’on apprécie cette couleur vert pâle des fauteuils, qu’elle est reposante, même si, pour sa part, on aurait choisi le rose. On parlerait peut-être aussi du temps. On regretterait qu’il fasse si chaud, en fin d’été, dans les grandes villes. On dirait qu’on aimerait vivre à la campagne, dans une ferme, avec des animaux. On a gardé son chapeau, on est seule dans le compartiment. Le temps passe. On a presque fini de lire cette revue. Il ne reste plus que les mots croisés. On préfère regarder dehors, même si la nuit est tombée. On distingue parfois, très vite, des maisons éclairées dans la campagne. On pourrait y vivre. Ce sont des fermes en bois, avec des clôtures blanches. On y élèverait des chevaux. Un homme va entrer dans le compartiment. C’est le contrôleur. Il a un uniforme et une casquette. C’est un Noir. On lui demandera l’heure à laquelle le train doit arriver à la gare où l’on va descendre. On demandera aussi s’il a du retard. L’homme répondra poliment. Il dira que tout va bien. Il se permettra de demander à la jeune femme si elle désire un autre magazine. Il en a quelques-uns de disponibles ce soir. Il y a très peu de voyageurs. Beaucoup de gens, maintenant, se déplacent en automobile. Elle dira qu’elle adore le train. L’homme sourira. Elle consulte sa montre, elle garde les jambes croisées. Elle a encore un peu de temps devant elle. Son chapeau lui va bien sur ses cheveux blonds. Elle a des joues rebondies, presque enfantines. »

     

    Claude Esteban

    Soleil dans une pièce vide

    Flammarion, 1991

  • Claude Esteban, « L’ordre donné à la nuit »

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    Le Caravage, La Vocation de saint Matthieu, 1599-1600.

    Rome, chapelle Contarelli de l'église saint-Louis-des-Français

     

    « […] je ne puis, aujourd’hui encore, discerner très précisément les mobiles de ce véritable envoûtement qu’a exercé sur moi La Vocation de saint Matthieu. Qu’était-ce donc qui venait là séduire et comme violenter mon regard ? Devais-je l’attribuer à cette façon insolite de disposer les formes dans l’espace, les noyer d’ombres, les harceler d’éclats — ou bien à la scène ici infligée aux yeux et à la conscience par un vouloir farouche ? Dès lors qu’on s’attache à des formulations picturales, en vérité presque toutes celles qui ont précédé le vingtième siècle en Occident, où la représentation figurée est évidente – fictions mythologiques, scénographies sacrées, portraits ou simples paysages –, il se révèle singulièrement ardu, et peut-être chimérique, de faire le départ entre les signes dans leur pure terminologie plastique et ce qu’ils véhiculent d’intentions et de finalités secondes, dont nous sommes en quelque sorte les réceptacles, et même à notre insu. Si l’on se refuse à croire qu’un tableau n’est rien d’autre qu’une surface plane recouverte de couleurs en un certain ordre assemblées – et cette pauvre définition, due à Maurice Denis, n’a pas cessé de faire des ravages –, si bien au contraire, on estime que tout langage de poésie, et la peinture en est une des plus pures manifestations, unit de manière insécable le signifiant et le signifié, la lettre et l’esprit qui l’anime, et s’agissant d’une image peinte, le paraître et ce qu’il donne à voir, ce qu’il propose et ce qu’il suggère, tout se lie et se lit et se révèle conjointement. La Vocation de saint Matthieu, ce ne peut qu’être, tout ensemble, le combat entre les couleurs flamboyantes et la noirceur, le déséquilibre de la composition, et ce questionnement orageux de la conscience, cet affrontement du terrestre et du transcendant. »

     

    Claude Esteban

    L’ordre donné à la nuit

    Coll. L’Image, Verdier, 2005

    https://editions-verdier.fr/auteur/claude-esteban/

  • Claude Esteban, « Deux poèmes de “Fayoum” »

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    « Mes yeux

    sont grands ouverts pour toujours

     

    et pourtant j’étais borgne et tous ceux

    qui maintenant me plaignent

     

    se moquaient de moi, on criait, vite

    vite, il arrive celui qui n’a qu’un œil

     

    cachez-vous car il jette

    le mauvais sort, les filles n’auront jamais

     

    d’amour s’il les regarde et moi

    je leur lançais des pierres

     

    et le dedans de mon cœur

    devenait chaque fois plus dur et c’est vrai

     

    qu’ils ont peint deux yeux

    sur la tablette de cire et que je souris.

     

    * * *

     

    Aimes-tu mes cheveux, mes cils, ma

    fourrure, je veux

     

    que tu délires, mon cher amour,

    lorsque tu me touches, c’est jour de fête

     

    puisque ton pénis

    est grand et qu’il me traverse

     

    je veux

    cette sueur encore entre nous comme

     

    un ruisseau de tendresse et qu’il y ait

    quand tout s’achève

     

    ce cri, ce repos, ce

    cri

     

    où suis-je, mon cher amour, où sont-ils

    les chemins pour te rejoindre

     

    dis-moi que tout mon corps

    ne va pas mourir

     

    maintenant que les fourmis approchent. »

     

    Claude Esteban

    Fayoum

    Farrago, 31 décembre 1999 à 199 exemplaires, réservés aux amis de l’auteur & de l’éditeur, tous hors-commerce et numérotés, pour saluer l’an 2000

    repris dans Morceaux de ciel, presque rien, Gallimard, 2001

  • Jean-Christophe Bailly, « Aventure de Thomas Jones »

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    Thomas Jones, Un mur à Naples, 1782, Londres, National Gallery

     

    « Un art délivré de l’intention — qui n’en a pas rêvé ? Or voici que par dépit peut-être et heurté par tout ce que lui renvoyait de négatif le monde de l’intention picturale, qui est avant tout celui d’une dictée de types et de rituels, Jones s’en est rapproché. Nous sommes loin, très loin, maintenant. Loin de tout effet de halo ou d’annonce, loin de toute “nativité”, de tout supplément auratique, mais nous sommes en plein dans un commencement, qui n’a même pas le pathos des commencements : un matin, un beau matin, avec en lui cette opacité presque éteinte que Jones a su percevoir en plein jour. [­…] Jones s’est porté un peu plus loin, ce qui est une façon de parler, car en fait c’est plus près qu’il est allé, plus près de la surface, qui est ce que nous pouvons connaître du monde. Pour la première fois peut-être avec autant de simplicité et si peu d’emphase, quelque chose de la peau du monde au monde est montré, quelque chose qui n’est rien, en tout cas rien de haut ou de sublime, on le redit encore une fois : un mur usé sous un pan de ciel bleu d’été, à Naples, des toits et des dômes qui se succèdent et forment la skyline de ce temps, une géométrie austère installée sous le ciel au-dessus des ors et des secrets de la ville baroque, des murs encore, pleins de coulures et de cicatrices, avec dans un recoin une terrasse recouverte de branchages et même, si l’on y tient, du linge qui sèche : mais dépourvu de tout appel à l’anecdote ou au cliché (alors même que le linge partout accroché dans les ruelles constitue aujourd’hui un véritable topos du pittoresque napolitain), simplement pendu au balcon de bois du Mur à Naples avec, au centre, comme un fléau ou un balancier, un long flambeau blanc traînant dans le vide écrasé de lumière.

    Le paradoxe, c’est que le commencement qu’inaugurent ou que confirment les huiles sur toile est aussi un adieu. Les séances sur la terrasse sont de 1782, or c’est en août de l’année suivante qu’il embarque avec sa famille sur le brigantin suédois qui le ramènera en Angleterre, où il mettra fin à sa carrière de peintre. Le moins que l’on puisse dire, c’est que le destin de Thomas Jones est étrange, il y a dans son refus des conventions picturales et davantage encore dans l’abandon à peine ultérieur de son art comme une préfiguration du Bartleby de Melville. Jones serait comme un Bartleby artiste refusant soudain lui aussi d’avancer dans le sens qu’on lui indique : I would prefer not to — c’est comme si le refrain obstiné du petit scribe new-yorkais venait faire un tour sur une terrasse de Naples pour rebondir au beau milieu du pays de Galle et s’y éteindre entre les collines sur un fond de résignation et de tristesse. En tous cas il convient parfaitement à ces gestes par lesquels Jones, sans souveraineté ni superbe, mais absolument, tourna le dos à son époque pour se mettre devant ce qu’elle longeait chaque jour mais sans le voir et qui n’était pas tant sa face cachée que sa face réelle et son propre abîme quotidien. »

     

    Jean-Christophe Bailly

    Saisir — Quatre aventures galloises

    Coll. Fictions & Cie, Seuil, 2018