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Joël Vernet, « La parole imprenable »

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« On cherche la première phrase, non pas celle d’un livre mais celle de l’enfance, sous la poussière des jours, on cherche le premier mot, comme c’est bizarre, celui qui ouvrira la porte close de notre cœur. On a grandi, au fond, sans le secours de personne, les jours se sont ajoutés aux jours, l’hiver s’est emparé de notre cœur, notre visage a blanchi, on s’est mis à dénombrer les morts autour de nous. Tous ces morts, ils furent des amis ou des inconnus. On les croisait parfois, le soir, penchés déjà au bord de leur nuit ou confiants en l’été qui pénétrait jusqu’ici, dans les villes. On les voyait allant deux par deux ou seuls, s’en allant dans le dédale des rues, leur enfance morte entre leurs bras, s’en allant en silence ou avec quelques mots d’amour qu’ils savaient encore dénicher tout au fond de leur cœur. Ils les offraient ainsi à l’air d’un soir, à ces heures d’abandon, à l’enfant qui les précédait de sa course, égarant ses rires et ses jeux dans les temps des promenades. Une inquiétude se dessinait peut-être dans le ciel de leur vie. Mais il ne sert à rien de s’inquiéter, on peut chasser toute inquiétude, on peut chasser l’automne de cette vie, avec ses feuilles sans destin et ses premiers vents, avec ce froid si sec sur les lèvres des anges. L’inquiétude s’en va, on ne sait pas pourquoi, on ne sait pas comment, cédant la place au désert de l’encre, à la merveille de la page. On écrit, on rêve sous la pierre de l’inquiétude. On empile des pages et des papiers froissés, on envoie quelques lettres, on contemple les astres d’une nuit éternelle. On s’en va dehors goûter à la beauté des chemins, des feuillages. Une intuition resurgie de l’enfance : l’on pourrait écrire durant toute une vie sur les choses délaissées, sur les fermes abandonnées, les clôtures éventrées, les jardins assaillis d’herbes folles. Il y a là une matière unique, émouvante. Celui qui œuvrerait ainsi, à la gloire du silence, n’aurait pour principe qu’un seul but : l’errance, le désœuvrement face à la beauté du monde, au désespoir des jours. Des lieux sans destin dresseraient leurs pierres sur ses pages, les vents audacieux des saisons composeraient les phrases, une à une, les visages d’inconnus défileraient, le soir, dans la très haute chambre, juste pour voir, juste pour entendre la parole imprenable, la parole souveraine qui sommeille en chacun. Il n’y aurait pas de récit, pas de roman, non, rien de tout cela, juste l’or d’un poème sous les doigts d’un enfant. »

 

Joël Vernet

Lâcher prise

L’Escampette, 2004

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