mercredi, 27 mai 2020
Claude Esteban, « Compartiment C, voiture 293 »
Edward Hopper, Compartment C, car 293, 1938, Collection IBM, Armonk, New York
« On prend encore le train pour voyager, surtout lorsqu’on est une jeune femme seule. Il y a des trains commodes qui partent en fin d’après-midi et qui vous laissent, le soir, déjà loin des grandes villes, dans de charmantes gares de province. On peut ainsi, sans vraiment se fatiguer, rejoindre sa famille pour le week-end, et revenir le dimanche, pas trop tard, après avoir embrassé ses parents, sur le quai, dans une gentille station en briques rouges. Il y a des compartiments pour dames, où une dame peut lire sans être dérangée, ou bien regarder tout simplement le paysage. Mais la nuit tombe vite, et il vaut mieux feuilleter un magazine pour dames que l’on a acheté avant de partir et qui est plein d’articles intéressants pour entretenir son jardin ou se faire friser les cheveux. Ce sont des compartiments très agréables, presque des salons. Les banquettes sont en velours vert avec de gros accoudoirs sur l’allée centrale. Dans l’angle supérieur, il y a une lampe avec un abat-jour blanc, presque une lampe de chevet. La lumière qu’elle diffuse est douce. Sur le dossier, la housse blanche est toujours très propre. Les employés doivent la changer tous les jours, peut-être même à chaque voyage. C’est presque comme si l’on était chez soi, avec quelque chose en plus, le paysage qui bouge, un pont de pierre que l’on aperçoit, juste un instant, à travers la vitre. On peut croiser les jambes, mais il est préférable de garder son chapeau. Une autre dame pourrait venir s’asseoir en face de vous, une dame un peu âgée, très convenable. On parlerait alors avec elle, après un moment, par courtoisie. On dirait que l’on apprécie cette couleur vert pâle des fauteuils, qu’elle est reposante, même si, pour sa part, on aurait choisi le rose. On parlerait peut-être aussi du temps. On regretterait qu’il fasse si chaud, en fin d’été, dans les grandes villes. On dirait qu’on aimerait vivre à la campagne, dans une ferme, avec des animaux. On a gardé son chapeau, on est seule dans le compartiment. Le temps passe. On a presque fini de lire cette revue. Il ne reste plus que les mots croisés. On préfère regarder dehors, même si la nuit est tombée. On distingue parfois, très vite, des maisons éclairées dans la campagne. On pourrait y vivre. Ce sont des fermes en bois, avec des clôtures blanches. On y élèverait des chevaux. Un homme va entrer dans le compartiment. C’est le contrôleur. Il a un uniforme et une casquette. C’est un Noir. On lui demandera l’heure à laquelle le train doit arriver à la gare où l’on va descendre. On demandera aussi s’il a du retard. L’homme répondra poliment. Il dira que tout va bien. Il se permettra de demander à la jeune femme si elle désire un autre magazine. Il en a quelques-uns de disponibles ce soir. Il y a très peu de voyageurs. Beaucoup de gens, maintenant, se déplacent en automobile. Elle dira qu’elle adore le train. L’homme sourira. Elle consulte sa montre, elle garde les jambes croisées. Elle a encore un peu de temps devant elle. Son chapeau lui va bien sur ses cheveux blonds. Elle a des joues rebondies, presque enfantines. »
Claude Esteban
Soleil dans une pièce vide
Flammarion, 1991
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mardi, 14 avril 2020
Mathieu Bénézet, « Toute la lumière était désirable »
« Toute la lumière était désirable.
Maintenant tout est dissous et changé. Tout.
C’est une pluie qui tombe sur moi avec égalité. Je parlais de dormir et de vivre. Mais ce sont nos phrases mêmes.
— Sans nos voix.
— Oui.
Et des couleurs fragiles, presque conservées. Il y avait des entassements de livres et je cherchais à les remuer, de quoi parler. Poursuivre. Je cherchais et je disais :
— Je vais abandonner.
Car, pour finir, toute lumière se brise. Et qu’en dire ? Et pourquoi parler de cendre ? Que ne me suis-je ignoré !
J’ai dit :
— Plus de douleur.
Quand le ciel touchait nos mains. Ce matin j’ai pleuré. Je t’ai écrit une longue lettre que j’ai déchirée. Il ne sert à rien d’écrire ni de parler. C’était l’hiver.
J’attendais le printemps et des choses nouvelles. J’attendais de partir.
— Regarde moi : je suis fou.
C’est la douleur de parler. Viendras-tu.
Et cette noirceur dans le sentier. Mais c’est le printemps. Ô, joie de la ville et de ce café. Je t’ai écrit avec la hâte de me quitter. Pour toi j’ai recopié ces mots : “Inachevé, parmi les plâtres, et des débris de bois — tout un matériel qui eût pu signifier une dévastation.” C’était déjà cela. Quand le souvenir de ta tête près de moi évoque l’odeur du jasmin. Et quinze ans plus tard.
— Pourquoi le roman est-il cette destruction de moi ?
Je ne sais plus ce qui fut. Une larme demeure en moi comme une douceur. Ô, enfant qui respirait dans les fleurs. Mais je suis plus étranger que le reste des hommes. Mais qu’on me laisse, et, content, j’irai jusqu’au jardin. Je me disposerai dans l’ombre et j’attendrai le soir. J’attendrai dans le printemps.
Mais t’en viendras-tu. Ô, fragments et ces brins de vert dans le mur. J’attendais d’écrire et de parler. Que tu me dises ces mots, et ainsi chaque année. Je te disais :
— Plus de douleur.
Ô, sœur oubliée et le ciel de toute part. J’ai passé le chemin et je suis venu jusqu’à toi. C’étaient des tables disposées contre des vitres. Mais je me souviens de fleurs. Je ne sais pourquoi j’évoquais le roman dans ces collines quand j’écoutais le bruit des grillons. »
Mathieu Bénézet
Pantin, canal de l’Ourcq
Coll. Digraphe, dirigée par Jean Ristat, Flammarion, 1981
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mercredi, 29 août 2018
Franck Venaille, « La tentation de la sainteté »
© Jacques Sassier
« Père. J’avais onze ans. J’étais présent lorsque de Ryck eut le tibia fracturé dans un choc avec un gardien de buts. Je me souviens encore du bruit de l’os brisé. De cette sorte de stupeur hébétée qui s’empara du stade. C’était la première fois que j’assistais à un match. Ma première rencontre avec le football a donc été marquée par une blessure, les cris de douleur d’un joueur, la sensation un peu diffuse que le malheur, toujours, se mêlait au plaisir. Vingt-neuf ans plus tard je me souviens encore de tout cela. Je sais maintenant que j’ai assisté ce jour-là à l’un de ces accidents du travail qui bouleversent la vie d’un homme et d’une communauté lorsque quelqu’un qui vend sa force de travail est blessé ou mutilé à jamais en accomplissant la tâche avec laquelle il gagne sa vie. C’est peut-être à cause de cette blessure que je me suis mis à aimer cette équipe. Après les rencontres, je traversais le hall de la gare du Midi, évitant les cabines téléphoniques d’où je ne vous appelais d’ailleurs jamais. Là, j’ai souffert d’une sorte de froid intérieur. J’ai été heureux et triste jusqu’à la honte de soi. Aujourd’hui encore dans les cafés de la rue de France, près des joueurs de billard, je regarde dans les glaces l’âge s’inscrire par petites touches à mon cou. Cela, parfois, me désespère. Puis je sors et je marche. Je sais qu’à ma manière je suis resté fidèle à l’enfant que je fus qui pleurait en revenant du parc Astrid quand l’équipe qu’il aimait et dont vous vous moquiez avait perdu. »
Franck Venaille
La tentation de la sainteté
Coll. Textes, Flammarion, 1985
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jeudi, 16 novembre 2017
William Carlos Williams, « Paterson »
DR
« Le manque de livres
nous conduira parfois en esprit jusqu’aux bibliothèques par un chaud après-midi, si toutefois les livres peuvent nous faire défaut au point d’entraîner notre esprit.
Car il existe un vent ou l’esprit d’un vent
dans chaque livre qui renvoie la vie
jusqu’ici, un grand vent qui emplit les conduits
auriculaires jusqu’à ce que nous croyons entendre le vent
réel
entraîner notre esprit.
En émergeant des rues, nous brisons
l’isolement de notre esprit, et nous sommes emportés
dans le vent des livres, nous cherchons, cherchons
au gré du vent
jusqu’à ne plus distinguer le vent du
pouvoir qu’il a, sur nous,
d’entraîner notre esprit
et dans notre esprit monte
la senteur, peut-être, des fleurs de caroubier
dont le parfum est lui-même une vent qui souffle
en entraînant notre esprit
au travers duquel, sous la cataracte
bientôt à sec
la rivière roule, tourbillonne
calme jadis.
Épuisé d’avoir, ces derniers mois, cherché
des rues inutiles, des visages repliés contre
lui comme le trèfle au crépuscule, quelque chose
l’a réconcilié avec son
esprit .
dans lequel les chutes invisibles
tombent et s’élèvent
et croulent encore — sans fin, croulent
et recroulent en grondant, reflet
non point des chutes mais de leur incessant
tumulte
Quelle merveille,
ma belle que ceux, impuissants, qu’entraîne le vent,
qu’atteint le feu
impuissants,
un grondement qui (silencieux) submerge les sens
de sa répétition
qui refuse de s’étendre
pour dormir, dormir, dormir
sur son lit sombre.
L’été ! c’est l’été
-- Le grondement dans l’esprit est
incessant
Le dernier loup fut tué près de Weisse Huis en l’an 1723
Les livres nous reposeront parfois du
grondement de l’eau, qui croule
et s’élève pour crouler encore, emplissant
l’esprit de son reflet
pierre branlante. »
William Carlos Williams
Paterson (publié entre 1946 et 1958)
Traduit de l’américain par Yves di Manno
Préface de Serge Fauchereau
Coll. « Textes », Flammarion, 1981, 2e édition, revue et corrigée : Corti, 2005
http://www.jose-corti.fr/titres/paterson.html
La version ici recopiée d’un extrait du chapitre III La Bibliothèque est celle de la première édition.
Nous ne pouvons que conseiller au lecteur de voir l'épatant — culte déjà — film de Jim Jarmusch, Paterson, qui fait très précisément référence au livre de William Carlos Williams & au poète Ron Padgett. Vous trouvezrez, ci-dessous, un lien vers la BA :
14:47 Publié dans Écrivains, Édition | Lien permanent | Tags : william carlos williams, paterson, yves di manno, textes, flammarion, corti, serge fauchereau
lundi, 11 septembre 2017
Pierre Reverdy, « Le Voleur de Talan »
DR
« DÉDICACE PRÉFACE
L’Arme qui lui perça le flanc
Sa plume
Et le sang qui coulait
noir
de l’encre
O vie factice et délicieuse plus réelle
En bas c’est un abîme familier
qui s’ouvre
Une bête venait de remuer
On entendit un sabot gratter le pavé sous la paille
Puis un cri
Attendez-vous à ce qui va se passer
Quelqu’un mit un œil à la lucarne
et regarda
C’était encore la nuit mais la pendule balançait son battant sans sonner les heures et on dut attendre le jour pour savoir de quoi il s’agissait
Les années passent vite dans la tête
obscure d’un enfant
Puis il n’y a plus qu’un souvenir unique qui se transforme
Cependant si l’on regardait
attentivement le même point on
s’apercevrait qu’il n’a pas bougé
C’est un jeu de lumières
On ne voit plus les mêmes couleurs
Et les oreilles aussi auront changé
Quelle épaisse fumée
En essayant d’écarter les ténèbres avec ses doigts il s’est déchiré la figure et le cœur
S’il s’était rencontré lui-même à quelque carrefour
La roue d’une voiture qui passait le frôla et son veston resta taché de boue jusqu’à la fin
Combien y avait-il de temps qu’il
était sorti
Entre tous les objets il y avait un vide qu’il aurait voulu combler et sa tête flottait de l’un à l’autre
Le vent l’aurait emporté au-dessus
des arbres s’il avait voulu
Et toi tu restes là penché sur le parapet
en ayant l’air d’attendre
La cloche qui sonne ne t’appelle
pas
Les sirènes font gémir les ardeurs
d’un autre climat
Une image
Il faut couper toutes les entraves et partir
les mains devant
Au fond de soi il y a toujours un pauvre enfant qui pleure »
Pierre Reverdy
Le Voleur de Talan – roman
Imprimerie Rullière, Avignon, 1917, rééd. Flammarion, 1967
Pierre Reverdy est né le 11 septembre 1889 à Narbonne et mort le 17 juin 1960 à Solesmes.
20:11 Publié dans Anniversaires, Écrivains, Édition | Lien permanent | Tags : pierre reverdy, le voleur de talan, rullière, flammarion
jeudi, 11 décembre 2014
Cécile Mainardi, « Rose activité mortelle »
« Le poète est celui pour qui chaque jour est différent, écrit le poète Umberto Saba. Est-ce parce qu’il est poète que chaque jour est pour lui différent ? Ou est-ce parce que chaque jour est pour lui différent qu’il est poète ? Est-ce que le fait d’écrire développe chez lui cette sensibilité-là à la non-régularité des jours/ la singularité des instants ? Ou est-ce qu’une allergie à leur monotonie lui fait préférer à toute autre activité, celle si nuancée d’écrire ? C’est là un exemple de commutativité étrange et fascinante qui s’opère à l’intérieur de cette phrase. Il y a des jours où je n’arrive plus à la comprendre et où son sens m’échappe entièrement. D’autres jours, où il me semble qu’elle n’en a jamais eu qu’un qui me déçoit presque parmi tous ceux dont je la parais, ou alors que c’est moi qui débloque/ surinterprète/ vais chercher midi à quatorze heures. Puis le lendemain, elle n’a plus qu’un sens à nouveau, seul et unique cette fois, d’une incomparable profondeur, et elle ne m’a jamais paru aussi vraie. Étrange phrase à coefficient de vérité variable (qui produit sur moi je ne sais quel charme de sens) (dont pour moi chaque jour la virginité se rejoue) et qui me porterait à croire que le poète est aussi celui pour qui chaque phrase est différente. »
Cécile Mainardi
Rose activité mortelle
Flammarion/Poésie, 2012
19:07 Publié dans Écrivains, Édition | Lien permanent | Tags : cécile mainardi, rose activité mortelle, flammarion
lundi, 24 mars 2014
Ariane Dreyfus, « Les compagnies silencieuses »
Le lendemain du jour
« Comme une femme se glisse sous un homme
Je lis votre écriture
Ou alors c’est moi qui écris couchée
La page blanche fait cette lumière où j’oublie de me voir
Toujours commencée
Il y a un côté où l’encre n’est pas sèche
Qui mène jusqu’à vous
Quand vous me lisez vous le dites
Ou jamais
Je prends toutes les étoffes selon la chaleur
Les morceaux de vie selon
Ma bien future mort
Je n’étais pas penchée sur le vide
Une femme sur un homme
Qui écrit n’est pas longtemps une jeune fille
Plutôt souvent
Il faut des mots pour se glisser entre eux
Y voir
Aucun n’est vrai tout seul
Heureusement le tumulte ne refuse pas la main
Tant de poèmes que je suis cachée dans toute la forêt ?
C’est vous qui choisissez
L’écorce que vous dites que j’ai touchée. »
Ariane Dreyfus
Les compagnies silencieuses
Flammarion 2001
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dimanche, 14 juillet 2013
Mathieu Bénézet, "Résumant ma tristesse" — 7 février 1946 - 12 juillet 2013
« n’y pense pas cette morte baisers
petites bras
douleur disaient tes mots tu n’écris
pas tout le monde a
des accidents aujourd’hui il y a
une mère
dans toute parole et enfant
n’y pense pas ne dis
pas j’ai quitté d’habiter
et pour le cœur
c’était nous
cette année vous mourrez de froid
cendres,
cendres cette légèreté du cœur
c’est un rêve d’un autre hiver où je crus
dormir et je pleurais, va
séparer fut léger — tendre
neige tendre (et je pleurais)
ce rêve où tu pleuras (et je dormais)
va,
ce fut un rêve noir hiver
résumant ma tristesse
noir poème tel qu’on peut rencontrer
des tombes qui veux me blesser d’écrire »
Mathieu Bénézet
Résumant ma tristesse
avec quatre sérigraphies en deux noirs de Raquel
4 exemplaires sur Japon nacré, 40 exemplaires sur vélin de Rives
à Passage, 1981
repris in Le Travail d’amour, Flammarion, 1984
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vendredi, 08 mars 2013
Denis Diderot, « le Neveu de Rameau »
Denis Diderot par Louis-Michel van Loo, 1767
« Cher Rameau, parlons musique, et dites-moi comment il est arrivé qu’avec la facilité de sentir, de retenir et de rendre les plus beaux endroits des grands maîtres ; avec l’enthousiasme qu’ils vous inspirent et que vous transmettez aux autres, vous n’avez rien fait qui vaille.
Au lieu de me répondre, il se mit à hocher de la tête, et levant le doigt au ciel, il ajouta, et l’astre ! l’astre ! Quand la nature fit Leo, Vinci, Pergolèse, Duni, elle sourit. Elle prit un air imposant et grave, en formant le cher oncle Rameau qu’on aura appelé pendant une dizaine d’années le grand Rameau et dont bientôt on ne parlera plus. Quand elle fagota son neveu, elle fit la grimace et puis la grimace, et puis la grimace encore ; et en disant ces mots, il faisait toutes sortes de grimaces du visage ; c’était le mépris, le dédain, l’ironie ; et il semblait pétrir entre ses doigts un morceau de pâte, et sourire aux formes ridicules qu’il lui donnait. Cela fait, il jeta la pagode hétéroclite loin de lui ; et il dit : C’est ainsi qu’elle me fit et qu’elle me jeta, à côté d’autres pagodes, les unes à gros ventres ratatinés, à cols courts, à gros yeux hors de la tête, apoplectiques ; d’autres à cols obliques ; il y en avait de sèches, à l’œil vif, au nez crochu : toutes se mirent à crever de rire, en me voyant ; et moi, de mettre mes deux poings sur mes côtes et à crever de rire, en les voyant ; car les sots et les fous s’amusent les uns des autres ; ils se cherchent, ils s’attirent. Si, en arrivant là, je n’avais pas trouvé tout fait le proverbe qui dit que l’argent des sots est le patrimoine des gens d’esprit, on me le devrait. Je sentis que nature avait mis ma légitime dans la bourse des pagodes : et j’inventais mille moyens de m’en ressaisir. »
Denis Diderot
Le Neveu de Rameau
édition de Jean-Claude Bonnet
Flammarion, 1983
Mireille Delunsch (La Folie) dans Platée de Jean-Philippe Rameau,
Les Musiciens du Louvre, direction : Marc Minkowski
http://www.youtube.com/watch?v=E1EE6CSIo6A
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mercredi, 19 décembre 2012
Martine Broda, « À nouveau tout à toi »
« à nouveau tout à toi
à la folie des signes
dans mon lit je me tourne en murmurant ton nom
*
l’amour que tu m’imposes est plus dur qu’aux vieux temps
ceux-là où le sexe et l’amour
faisaient mauvais ménage
*
se voir si peu se
voir
mais en songe
alors qu’on s’est vus à jamais
(avec pour seul soutien les bribes de la voix :
comment pouvons-nous exister l’un pour l’autre si fort ?)
*
la vue à jamais sidérée par l’image
déjà floue mais brûlante
éviter enfin le regard
*
se frôler
sans jamais se toucher
s’insulter se
méconnaître vivre de
malentendus »
Martine Broda
À nouveau tout à toi
In « Poèmes d’été »
Poésie/Flammarion, 2000
en écrivant sur/pour Martine Broda pour “le Nouveau Recueil”
14:33 | Lien permanent | Tags : martine broda, à nouveau tout à toi, poèmes d'été, flammarion
lundi, 05 novembre 2012
Anne-Marie Albiach, « Le double »
a/ l’absence dans les degrés, l’excès du corps : il disparaît. Hors texte il donne lieu à l’instance de l’accident, à la pliure, elle efface le mouvement de lecture par la traverse d’une pause de papier excédé : un geste prévoit l’issue, l’“exécution” génitale remonte les dates en sens hiérarchique — il s’agit de la terre, gradins, marches hexagonales, issues de l’angle avant toute blancheur à porter sous le nom que dénonce le chiffre Suspendu dont l’absence dans le lieu vertical désigne le sens “clôture” l’instant du corps qui “… ne tombe pas” : l’horizon graduel dénonce l’italique elle a toujours froid depuis…
b/ positif, espace : donnée
la masse soutient une diagonale, se creuse dans la coupure vers le mouvement sectionné en libre cours du sujet qui s’abstrait, l’objet immédiat pénètre la lumière ; l’absence de l’objet mène à son détour, la dalle notifie ses degrés au premier plan daté
l’Objet. entre parenthèses, il exécute l’attrait à la terre Le sol se dissout, il résout l’équation de la disparité Un pas dans le froid avait-il suscité une image, telle “fragilité” alors qu’il disparaîtrait innervé de chaleur et de froid Se prend répétitif le sujet qui s’absente et devient objet : élaboré à cet “entretien de la surface”, tremplin labial, il s’énonce empreint à l’extrême de la corporéité Les outils arpègent le sens de la disparition, la distance donne le lieu géographique : la pierre suggère une fiction, support attentif Le texte se lit dans la désignation de la main ; balbutiements à son élaboration, une page double l’absence et la présence ; alternativement le sujet et l’objet deviennent cette “épaisseur” de livre et se réduit-il au geste qui lui rend l’identité, corpus en excès sur lequel le “doigt” accentue la pliure sans cesse récidivée : labeur liquide « dans la bouche ÷ de pleine terre” »
Anne-Marie Albiach
Mezza Voce
Coll. Textes dirigée par Bernard Noël
Flammarion, 1984
La voix d’Anne-Marie Albiach lisant Mezza Voce :http://mediamogul.seas.upenn.edu/pennsound/authors/Albiac...
Merci à Angèle Paoli pour le lien.
Anne-Marie Albiach, née en 1937, est morte hier dimanche. Quel sale automne.
16:03 Publié dans Écrivains | Lien permanent | Tags : anne-marie albiach, bernard noël, flammarion
mercredi, 02 novembre 2011
Jean-Paul Michel, "Je ne voudrais rien qui mente dans un livre", "La torpeur des labeurs et des bagnes…"
« Le poème est un ciel. Le dernier ciel possible. »
Certains, au seuil du recueil, se contentent de rassembler. Jean-Paul Michel ne saurait se contenter de cela. Tel un savant jardinier, il taille, arrose, bouture, plante, rempote, greffe… C’est que Je ne voudrais rien qui manque, dans un livre est un ensemble marcescent, dans lequel l’auteur reprend, réordonne, coupe, ajoute, retranche, accole, exhume, disperse pour mieux réunir les textes qui composent son œuvre depuis l’orée des années 80 jusqu’à l’an 2000 – les précédents (1976-1996) étant réunis dans Le plus réel est ce hasard et ce feu, chez le même éditeur en 1997, édition revue et corrigée en 2006 – et que l’on a lu – différents – au fur et à mesure de leur parution, à quoi s’ajoute, ici, des cahiers inédits, pages sorties du purgatoire, lignes venues des limbes de textes improbables, abandonnés, à peine commencés peut-être.
On retrouve ainsi dans ce fort volume la surprise qui nous saisit à chacun des livres de Jean-Paul Michel. On retrouve cette césure des vers, ces mots coupés sans tiret, ces aller à la ligne rythmant comme respiration de l’homme quand il lit, voire quand il parle, cette métrique particulière qui est la marque même du Poète.
La Vieille, le Héros, l’Alighier (pour Dante je suppose), le Chœur, Michelena*, Michel**, le Fils***, le Père, convoqués personnages, narrateurs, figures… et « un chemin de Noms » – que l’on ne prononcera à sa place – tous sont convoqués pour les sauver de la mort (peut-être)… Ici, le poème se fait récit – dans le sens de fable –, donne à lire ce qui emballe la langue et qui est affaire de justice et de justesse comme rarement à l’œuvre dans la poésie contemporaine. « Le poème est un ciel. », c’est ici d’une rare pertinence.
« Écrire est une poursuite une Chasse », « Les hommes ont oublié les jeux grâce auxquels ils apprirent à lire, autrefois. Cet oubli leur fait croire que lire, ils l’ont su toujours ! », c’est entre ses deux propositions que se tient, sans doute, le travail de Jean-Paul Michel et on mesurera dans les prochains ouvrages à paraître – entre autre un ensemble longtemps médité sur la poésie – ce qui reste à découvrir d’un des auteurs les plus pertinents, les plus exigeants, au travail depuis le milieu des années 70.
En parallèle, paraît aux jeunes éditions Le Cadran ligné, un livre d’une page de texte, soigneusement réalisé, sous le titre « La torpeur des labeurs et des bagnes… », constitué d’un fragment de la page 105 de Je ne voudrais rien qui mente, dans un livre.
Claude Chambard
Jean-Paul Michel
Je ne voudrais rien qui mente, dans un livre
312 p. ; 19,50 €
Flammarion, coll. Poésie
« La torpeur des labeurs et des bagnes… »
8 p. ; 3 €
Le Cadran ligné
* Nom sous lequel le poète publia ses premiers livres.
** Page 115, Michel apparaît ici – préfiguration du retour au nom d’état civil – pour la première fois.
*** Le Fils, apprête à la mort, son chant (où apparaît, on vient de le voir, pour la première fois le « personnage » Michel) publié en 1981 à la William Blake & Co., maison d’édition créée par l’auteur qui est aussi éditeur et typographe.
Cette chronique a paru une première fois dans CCP n° 21.
16:23 Publié dans Écrivains, Livre | Lien permanent | Tags : jean-paul michel, je ne voudrais rien qui mente, dans un livre, « la torpeur des labeurs et des bagnes… », flammarion, le cadran ligné