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Blog - Page 4

  • Gustave Roud, « Un hêtre de juillet »

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    Gustave Roud : autoportrait, 1930

     

    « Je t’écris dans la lumière amortie d’une fin d’après-midi que j’avais imaginée, je ne sais pourquoi, plus ensoleillée. Que le printemps a donc de peine à s’affirmer ! Les pommiers fleuris semblent attendre on ne sait quel signal libérateur pour épanouir leurs millions de corolles hésitantes : ce n’est pas cette explosion qu’on admire parfois, le souffle un peu coupé devant tant de véhémence. J’espère beaucoup que les jours prochains seront moins réticents, car j’aimerais beaucoup te proposer, au lieu d’un revoir lucensois, une petite fugue vers “L’Étoile” de Chapelle où nous fêterions le charmant anniversaire que tu sais. (mai 1972)

     

    J’ai beaucoup repensé à notre escapade de l’autre jour vers les hauteurs et toujours avec un plaisir infini. C’était si réconfortant de retrouver des choses et des lieux aimés. Pour tout dire, je ne croyais guère à la réussite de notre entreprise au départ sous le ciel ambigu, capable de s’assombrir toujours plus ou de s’alléger de ses nuages. Puis tout s’est si bien arrangé – jusqu’à ces merveilleuses touffes de sauges et d’esparcettes qui semblaient rivaliser de naïve splendeur dans leur déroulement le long de notre marche. Depuis combien de mois, d’années, n’avions-nous pas refait ensemble une telle promenade ? (2 juin 1972)

     

    Pour moi, c’est comme une espèce de menace latente d’un “hiver à long museau et à longue queue” comme on dit dans le Jorat, et cela deviendrait vite une obsession. Mais il faisait doux cet après-midi sur le chemin qui descend en oblique vers Vulliens. Une ou deux branches se tachent de jaune pâle aux couronnes des hêtres… Il y en a quand on redescend de Villars-le-Comte à Oulens qui a déjà viré à l’or – c’est toujours le premier, disait le gentil Friz R. à un voyageur du bus postal et il avait raison : j’avais fait la même remarque. Sais-tu que j’ai longtemps détesté cet incendie automnal des feuillages ? C’était avec le temps de la floraison, le seul moment où les gens s’apercevaient de l’existence des arbres (et cela dure encore) alors qu’un hêtre de juillet, pour être d’une beauté plus sévère, n’en propose pas moins un spectacle inépuisable. (28 septembre 1972) »

     

    Gustave Roud

    Un hêtre de juillet

    Extrait de sa correspondance avec Vio Martin

    Solaire, 1979

  • Gustave Roud, « La clématite des haies »

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    ©CChambard

     

    « Une liane, et pourtant ce n’est point sa tige cannelée, verte à l’ombre et pourpre au soleil, qui s’enroule dans les haies aux branches de coudre ou de fusain. Elle monte, elle retombe, et c’est tout. Mais touchez le long pétiole des deux feuilles opposées qui s’en échappent à chaque longueur de doigt ; touchez aussi les supports de leur cinq folioles : vous les sentirez malgré leur minceur nerveux et souples, musclés comme un corps de jeune chat. Ce sont eux qui s’agrippent et se nouent autour de leurs vivants appuis. Étrange plante où chaque feuille se fait vrille !

    Est-ce donc pour cela qu’elle paraît l’hôte, et non le parasite des arbrisseaux qui l’accueillent ? Le houblon, pour exemple, le chèvrefeuille même ont une façon impérieuse de s’enrouler de tout leur corps aux rameaux. Leur étreinte, elle, avec le seul suspens léger de ses feuilles appariées, par centaines, monte sans effort jusqu’à la cime des aulnes ou des coudriers, puis s’amuse à les parer de retombantes guirlandes et, vers le temps des moissons, à les fleurir.

    Deux par deux, un à l’aisselle de chaque feuille, les corymbes de fleurs se dressent, toujours verticaux, que la tige monte, biaise ou redescende. Et chacun a la délicate architecture d’un bouquet. L’éclosion des boutons – lisses petits œufs vert-pâle – ne monte pas banalement de la base au faîte. Chaque corymbe s’étoile peu à peu, selon un ordre secret, de croix de pétales récurvés, couleur de crème, couronnés d’une épaisse touffe d’étamines. Leur parfum fait songer au miel des hautes ombellifères de mai finissant, mais un miel plus rare et moins amer.

    Le moissonneur aux épaules huilées de soleil qui passe et le respire, les bras rouges de taons écrasés, songe-t-il au temps où, petit berger d’automne, il se taillait dans la tige d’une vieille clématite, d’une vouarble, pour lui donner son nom d’ici, ses premiers, puants, héroïques cigares ? »

     

    Gustave Roud

    Les fleurs et les saisons

    Avec des photographies de l’auteur

    Postface de Philippe Jaccottet

    La Dogana, 2003

  • Gustave Roud, « Feuillets (extraits) »

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    Gustave Roud, autoportrait, 1917

     

    « […]

    Ce matin M. a passé sur son cheval gris et jaune ; j’ai vu, le temps d’une vitre fondante, fuir la bête puissante vers le village sous la neige. Anciennes passions, dois-je vous sentir mortes en moi, cendre sur cendre ? Il y a des heures où quelque libération me semble possible : une poésie confuse tente encore de vous étreindre, mais bientôt retombe l’élan. Hier Louis coupait une haie au long d’un chemin de verre ; un ciel gris et noir sur le sombre bleu des collines, les bois obscurs, les toits éteints. Qu’ai-je gardé de ma longue fuite vers la plaine ? On labourait sous la neige : mouvements confus d’âme et d’esprit glacés par ce froid inhumain, la pensée vagabonde sans que parvint à la cerner l’horizon plus fragile qu’un cheveu.

    […]

    Qui a jamais dit la beauté de ces vies ? Une pudeur parfois me retient, ce sursaut devant la chair, l’inquiétude de croire trop à des rêves, quelques-uns si profonds et si charnels. Nul souci de vraisemblance ne devrait me détourner de cette vérité lyrique si peu pareille à la réalité. Certaines heures où deux états simultanément m’habitent je m’amuse à des comparaisons. Aimé, ton visage et ton corps soudain se transfigurent ; tu es toi-même, tu deviens un autre. Celui qu’à l’aube j’abandonnerai quelque jour, ombre rendue à la nuit. L’église à l’horizon frappe les cinq coups de l’adieu. »

     

    Gustave Roud

    Feuillets1918-1929

    Mermod, 1929, ici version :  Bibliothèque des arts, 1978

    Figure dans les Œuvres complètes aux éditions Zoé, 2022

    https://www.editionszoe.ch/livre/oeuvres-completes

  • Camillo Sbarbaro, « L’ami Natta »

     

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    « Quand la vie m’apparaît sous un jour tendre, je pense à l’ami Natta.

    Grosse tête bouclée. Visage pétillant d’ironie. Sa beau se fripe et sa bouche s’ouvre comme une longue blessure. Il raffole de friandises.

    Toute la journée il pérégrine d’un café à l’autre et reste des heures en extase à regarder le vide. Au fil des apparences il flotte comme liège et se nourrit de nuances.

     

    Une fois il m’a parlé d’un couvent qu’il avait eu la permission de visiter ; des quelques roses, du silence et de la douceur du lieu, des mains de femme du Supérieur, si bien que son image se mêle à celle de l’abbé.

     

    Son rêve est une véranda au bord d’une mer sans remous. Une compagnie aimante et dévouée lui épargnerait le contact avec le monde.

     

    Un jour où plein d’enthousiasme je lui parlais de Leopardi, il m’écouta avec bienveillance ; mais il me fit observer à la fin que le poète avait les dents gâtées.

     

    Je lui demandai par quel miracle il parvenait à ne jamais se départir de cette légèreté d’esprit. Il me confia que lorsqu’il se sentait sur le point de la perdre, il se mettait à sonner à toutes les portes et à faire des farces aux passants. Agir de la sorte était comme sentir sous la peau les bulles bruissantes du champagne.

    Sa compagnie provoque en moi un même état de grâce. Il suffit alors d’une chaise en rotin et d’un verre en cristal pour que je me taise de bonheur.

    Seulement je suis incapable de me maintenir à la surface. Tel un caillou je sombre vers le fond et y trouve l’ami Natta, l’air alangui et un peu frivole comme le jardin public au cœur de la ville. »

     

    Camillo Sbarbaro

    Copeaux, suivi de Feux follets

    Choisis, traduits et présentés par Jean-Baptiste Para

    Suivi de Souvenirs de Sbarbaro par Eugenio Montale

    Clémence Hiver éditeur, 1991

  • Camillo Sbarbaro, « Lettre du bistrot »

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    « En état de grâce, ami Volta,

    je t’écris d’une gargote la nuit.

     

    État de grâce : car je ne connais plus grand

    bien que de contempler

    à travers la brume du vin les paysages

    dont l’art grossier orne les murs tout autour,

    et l’hôtesse moustachue ou la grosse

    fille rieuse qui apporte la terrine.

     

    Se mettre à discuter avec son voisin

    de hasard ; à celui qui sourit

    sourire, aimer tout le monde ;

    affranchi du Temps et de l’Espace,

    considérer le monde comme le bon dieu.

     

    Et sortir de la gargote léger

    comme la montgolfière qui s’envole ;

    sentir sous son pied incertain les pavés

    comme des tapis de velours ;

    et avoir envie de chanter à tue-tête.

     

    Dans le monde changé, je me pilote,

    navire qui dévie, jusqu’au port habituel.

    Fuite des chats devant le pas sourd.

    Arrogant rectangle de lumière

    dans la ruelle bruissante de fantômes.

     

    Au carrefour, âcre odeur de chlorure.

     

    En cela je me refais, ami Volta.

    Et comme il ne m’est jamais donné d’aimer quelqu’un,

    je m’agrippe aux choses comme un naufragé.

     

    Combien de fois ai-je regardé comme une issue

    les navires qui sortent du port !

    New York, Calcutta, Londres : noms immenses.

    Je rêvais de me perdre là, d’être un autre,

    d’oublier jusqu’à mon nom.

     

    Maintenant même cette illusion est tombée :

    ma lâcheté pèse à mon pied

    comme le boulet de plomb au forçat.

     

    Et ainsi passe ma vie,

    objet de pitié pour vous, de rire

    pour les autres ;

    et il me suffit de susciter l’accord

    de mes magnanimes amis, les ivrognes…

     

    Jusqu’à ce qu’il fasse jour, j’espère, et que je sorte

    d’ici d’un pas ferme et m’achemine

    vers quelque place vide, quelque eau sombre

    de fleuve…

     

    Ami, je sais qu’aujourd’hui Vénus

    te tient à sa merci.

                                 Réjouis-toi ! Ton sang

    court plus vigoureux dans tes veines,

    ta gorge se serre, et ton cœur quelquefois

    cesse de battre comme dans la mort.

     

    Mais si le temps doit venir – que jamais il ne vienne –

    où il ne reste du feu que la cendre,

    alors toi, viens chercher l’ami.

     

    Tu le trouveras à la taverne dont les vitres

    ont des petits rideaux rouges déteints

    avec écrit pour enseigne : AU GROS GODET.

     

    Je ne te demanderai pas de tes nouvelles ni des siennes.

    Je pousserai vers toi le verre plein

    pour qu’en silence avec l’ami boive

    l’oubli. »

    été 1913

     

    Camillo Sbarbaro

    Pianissimo, suivi de Rémanences

    Traduit de l’italien par Bernard Vargaftig, Bruna Zanchi et Jean-Baptiste Para

    Préface de Guiseppe Conte

    Clémence Hiver éditeur, 1991

  • Gino Brazzoduro, « Soir d’été »

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    Albert Letchford, Maisons au sommet de la colline à Trieste, vers 1889

     

    « Claire

    encore résiste dans l’air

    une ombre secrète

    au milieu des choses

    quand

    le soir pose

    son aile légère

    sur les tendres branches.

     

    De la longue journée

    seule reste

    cette brève paix

    de la dernière lumière

    et le cri

    de l’hirondelle étrangère

    perdue au milieu des maisons. »

     

     Gino Brazzoduro

    Villages et saisons in « Au-delà des lignes »,1985

    Œuvre poétique I

    Traduit de l’italien par Laurent Feneyrou & Pietro Milli

    Préface de Pericle Camuffo
    Triestiana, 2023

    https://www.triestiana-editions.com/copie-de-petit-chansonnier-amoureux

  • André du Bouchet, « 15 août 1951 »

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    André du Bouchet photographié par Dora Maar, vers 1948

     

    « Une vache qui tousse dans la brume, bruit effrayant.

     

    Levé aujourd’hui à l’aurore.

    Le battant blanc. La lueur sourde gagne une à une les poutres du plafond. Je me réveille tout à fait. L’étoffe blanche allumée sur le dossier. Le jour gagne les draps défaits. Encoignures. Je tire un peu le rideau : un grand coutelas livide refoule les nuages noirs et tassés, le ciel pavé de vagues, — naissance du bleu. Une fine lame de feu s’insère à l’extrémité entre la paroi des collines et le mur de nuages. Quelques taches noires comme de l’encre se détachent sur cette lamelle — arbres. La terre décolle. Changement d’aiguillage. L’heure où les sphères qui s’emboîtent se descellent. La ligne de suture est visible. La soudure. Heure éternellement brûlée par le sommeil, taie de l’homme.
    J’ouvre la porte. Cette étrange lueur sourde, blancheur aveugle, sans éclat, gagne le pas de la porte. Il faut dire qu’il n’y a pas de cris. Je peux voir le point d’attache du soleil qui monte à droite de la maison.

    Falaise — les larmes me viennent presque aux yeux devant cette petite valve de feu dépassant la terre qu’a dû si souvent voir Reverdy. “Le spectacle le plus émouvant qu’offre la Nature” — Règle de feu. Je marche droit dans la tête sourde. Marche à pas de loup. Peur d’être dévoré par les chiens. Mais je n’entends aucun aboiement. Le ciel est piqué de cris d’oiseaux invisibles. Cris des oiseaux dans la rosée. Espadrilles mouillées. Au retour, une vache tousse. Ce n’est pas la lumière de la réalité. Ce brasier dévore le ciel, sans crépiter. Il s’avance comme un planeur. On dirait qu’on est sorti de la terre. La terre somnambule. En raison de cet engourdissement total si bien perdu dans le jour brutal où j’écris maintenant. La lueur qui filtre à peine du sol, et les pierres blanches du chemin. On voyait un point lumineux, le roulement d’une voiture à l’autre bout du monde, à l’extrémité de la plaine. Quand la terre devient comme de la laine — dont quelques brins flambent. Peut-être devient-elle ainsi plus assimilable, colle-t-elle mieux à la tête. Quand il n’y a pas de mouches, pas de chaleur. Quand elle est sourde. Avant que la terre ne grésille. L’homme ôté. Qui à cette heure habituellement dort.

    Trois nuages vaporeux flottaient au-dessus de la Seine, bien plus bas.      Je voulais mourir, avant de me lever. Je ne pouvais plus supporter l’idée de recommencer la journée. Mais il faut vivre pour voir l’aurore — la terre descellée.

    Je me suis assis sur un rocher habituellement écrasé par le jour. Rocher trempé d’aurore. Maculé de ces taches de feu vif orange qui éclaboussent l’horizon. Lichen encore visible le jour, comme ces végétations marines, adhérant aux roches qui attendent l’heure de la marée pour s’épanouir. Un champ de nuages collait au même rocher, de disques noirs et blancs enchevêtrés, durement échoués comme des tas de nuages pavés, durement tassés, écrasés les uns contre les autres, très bas. Le plafond bas du ciel. L’écorce du ciel qui se fendille. Le rocher brillait extraordinairement. Comme un bloc de ciel. Criblé de lichen orange. Dans le village, au départ, Pierraille

    pan de pierres écoulées. Mur dur sourd aveugle au-dessous du bol de feu, muet, de la grande tasse d’eau de l’aube.

    Le soc rougi qui laboure la terre.

    Lumière aigre de la première lampe au fond de ce village

                                                               au centre des toits.

    On ne croira pas à ce cauchemar tant qu’on reste éveillé et il faut pourtant se réveiller

                           s’arracher tout vif au sommeil pour rester vivant il faut imaginer la réalité. On ne peut pas voir la réalité. On ne peut pas voir la réalité sans l’imaginer. »

     

    André du Bouchet

    Une lampe dans la lumière aride — carnets 1949-1955

    Éditions établie et préfacée par Clément Layet

    Le bruit du temps, 2011, réédition 2023

    https://www.lebruitdutemps.fr/boutique/produit/une-lampe-dans-la-lumiere-aride-85

  • Daniel Morvan, « Aux champs »

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    « L’enfant des campagnes a laissé derrière

    lui un monde de bruit et d’odeurs

    Dit-on qu’il a changé de monde

    ou que le monde a changé d’enfant

     

    Être seul ne l’effrayait pas

    toujours une chanson familière dans l’oreille

    le grillon les vanneaux ou la flèche des oies sauvages

    Aux aguets ainsi vivait-on aux champs maintenant quittés

    — non pas quittés :

    c’est un faut grossier qui circule sous ton nom

    un usurpateur se fait passer pour toi

    et donne le change pendant que le véritable

    n’a pas quitté le carré de sol où

    il rêve à genoux de sa vie future

    de l’existence dans le dehors des champs

    dans l’espace extérieur au village

    qui déjà en ce temps semblait sans âge

    et peuplé de fantômes souriants

    d’un aveugle populaire et d’un fou à lier

    de couturiers de prêtres de bourreliers

     

    le vrai n’a pas suivi dans l’avenir

    il est resté aux champs »

     

    Daniel Morvan

    Quitter la terre

    Le temps qu’il fait, 2024

    http://www.letempsquilfait.com/Pages/Pages%20livres/Page%20nouv.712.html

  • Hong Zicheng, « Propos sur la racine des légumes »

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    « Laissons un peu à manger aux souris, n’allumons pas les lampes à cause des papillons.

    C’est parce que nos anciens ont eu de telles pensées que nous méritons de vivre et de donner la vie. Sans cela nous ne serions que des formes humaines sculptées dans la terre ou le bois.

     

    Celui qui déforme la vérité par ses calomnies est un petit nuage qui cache le soleil ; celui-ci ne tarde pas à retrouver son éclat.

    Celui qui séduit par ses flatteries est un vent qui s’insinue par les fentes des vêtements ; il fait du mal sans qu’on s’en aperçoive.

     

    Un homme satisfait est comme un liquide sur le point de déborder. Rien n’est plus redoutable qu’une goutte supplémentaire.

    Un homme en danger est comme un arbre sur le point de s’abattre. Rien n’est plus redoutable pour lui qu’une simple chiquenaude.

     

    Lorsque le vent tourne et affole les nuages il faut se tenir ferme sur ses pieds.

    Lorsque les arbres et les fleurs sont dans tout leur éclat il faut lever les yeux plus haut.

    Lorsque la route devient escarpée et dangereuse il faut faire demi-tour à temps.

     

    Si je peux me garder libre de toute contrainte, qu’est-ce qui pourrait me mobiliser, que ce soit l’appât de la gloire et du gain, ou la peur de la honte et de l’échec ?

    Si je peux préserver ma quiétude spirituelle qu’est-ce qui pourrait m’aveugler sur ce qui est bien ou mal, utile ou nuisible ?

     

    Lorsqu’on entend, près d’une haie de bambou, un chien aboyer ou un coq chanter, on se sent transporté dans un monde libre comme les nuages.

    Lorsqu’on écoute, au milieu de ses livres, les cigales striduler ou un corbeau croasser, on accède à un autre monde au sein de la quiétude.

     

    Regardons, par notre fenêtre grande ouverte, l’eau verte et les montagnes bleues qui avalent et recrachent les nuages. Cela nous fait comprendre la spontanéité de l’univers.

    Écoutons, dans les forêts de bambous touffues, les jeunes hirondelles apprendre leur babil et les tourterelles roucouler au fil des saisons. Cela nous fait oublier la distinction entre le moi et les autres créatures.

     

    Si on s’applique à réfléchir à ce qu’il y a avant la naissance et après la mort, les pensées se taisent et le cœur s’apaise. On se sent porté au-dessus des choses de ce monde, promené dans ce qui fut avant ce qui est. »

     

     

    Hong Zicheng (1572-1620)

    Propos sur la racine des légumes

    Traduit du chinois et présenté par Martine Vallette-Héméry

    Zulma, 1995, réédition 2021

    https://www.zulma.fr/livre/propos-sur-la-racine-des-legumes/

  • Colette, « La Vagabonde »

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    Harlingue/Roger Viollet

     

    « Sous ma fenêtre, dans le jardin, un parterre oblong de violettes, que le soleil n’avait pas encore touchées, bleuissait dans la rosée, sous des mimosas d’un jaune de poussin. Il y avait aussi, contre le mur, des roses grimpantes qu’à leur couleur je devinais sans parfum, un peu soufrées, un peu vertes, de la même nuance indécise que le ciel pas encore bleu. Les mêmes roses, les mêmes violettes que l’an passé… Mais pourquoi n’ai-je pu hier, les saluer de ce sourire involontaire, reflet d’une inoffensive félicité mi-physique, ou s’exhale le silencieux bonheur des solitaires ?

    Je souffre. Je ne puis m’attacher à ce que je vois. Je me suspends, encore un instant, encore un instant, à la plus grande folie, à l’irrémédiable malheur du reste de mon existence. Accrochée et penchante comme l’arbre qui a grandi au-dessus du gouffre, et que son épanouissement incline vers sa perte, je résiste encore, et qui peut dire si je réussirai ?…

    Un petite image lorsque je m’apaise, lorsque je m’abandonne à mon court avenir, confiée toute à celui qui m’attend là-bas, une petite image photographique me rejette à mon tourment, à la sagesse. C’est un instantané, où Max joue au tennis avec une jeune fille. Cela ne veut rien dire : la jeune fille est une passante, une voisine venue pour goûter aux Salles-Neuves, il n’a pas pensé à elle en m’envoyant sa photographie. Mais, moi, je pense à elle, et j’y pensais déjà avant de l’avoir vue ! Je ne sais pas son nom, je vois à peine son visage, renversé sous le soleil noir, avec une grimace joyeuse où brille une ligne blanche de dents. Ah ! si je tenais mon amant, là, à mes pieds, entre mes mains, je lui dirais…

    Non, je ne lui dirais rien. Mais écrire, c’est si facile ! Écrire, écrire, lancer à travers des pages blanches l’écriture rapide, inégale, qu’il compare à mon visage mobile, surmené par l’excès d’expression. Écrire sincèrement, presque sincèrement ! J’en espère un soulagement, cette sorte de silence intérieur qui suit un cri, un aveu… »

     

    Colette

    La vagabonde, 1910

    Biblio, Le livre de poche, 2021

     

    Puisque Colette est morte un 3 août, celui de 1954.

     

  • Claude Dourguin, « Les nuits vagabondes »

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    « Feu allumé, alors s’il le faut, petit foyer entre les pierres, branchettes en tipi miniature, écorces, feuilles et herbes sèches, l’odeur aussitôt, piquante, tannique, fumée blanche, grésillement puis une flamme — petits morceaux de bois, l’un après l’autre pour la nourrir : le feu pour éclore a besoin des soins attentifs dévolus à toute naissance. Vagabondage de stratus, quelques étoiles clignent vaguement, voilées, mais une planète, noyau d’argent bien lustré, étincelle. La nuit, maintenant, installée dans sa navigation au long cours va son allure ample, sans hâte. Première passagère une chevêche, timide essaye son cri, se tait, le reprend. Le petit monde que le jour a laissé coi, si je ne suis pas trop loin d’un versant boisé, tout à son aise va mener son éveil. Flammes jaunes, maintenues courtes sur un rond de braises éclatées, le corps fatigué trouve son compte à la chaleur réconfortante entre toutes, allongée je vois au-dessus du foyer l’air frémir, palpitation ténue. Comme souvent lorsque je suis en route, la figure familière de Stifter, du héros de L’ARRIÈRE-SAISON, vient me rejoindre. Les marches dans la montagne, la traversée du pays de collines avec ses métairies, ses cultures fruitières, ses ruisseaux. Puis la demeure au-dessus du village de Rohrberg, aperçue baignée encore par la lumière du soleil quand l’ombre étreint toute la contrée, la découverte, qui lui donnera son nom — Maison des Roses —, de sa façade couverte de ces fleurs; le désir de la rejoindre pour échapper à l’orage ; le séjour qui donnera à la vie ses savoirs, ses regards et ses orientations. Manières de sentir, formes de phantasmes dont la pensée aime à rêver. Le feu sommeille sur ses braises, dans le noir opaque leur seul brasillement rouge, contre la terre le dos frissonne ; je connais bien ce moment, la face ingrate de la nuit se découvre. Deux, trois branches pour réveiller les flammes, il faut se mettre en chien de fusil autour du foyer, absorber la chaleur et le sommeil finit par emporter. Plus tard les picotements de froid dans le dos éveillent, la nuit silencieuse étouffe encore ce coin de terre, nuit sans qualités qu’il faut patienter. Gestes machinaux pour ranimer le foyer, quel était ce compagnon tout à l’heure ?, dos offert à la chaleur cette fois, pourtant il faut se retourner, l’instinct le dit, plongée dans un autre sommeil bref. Plus tard, debout dans l’aube qui s’effiloche, blanchâtre, déjeuner de fromage et de pain, je tente de repérer le sentier, toutes traces soigneusement effacées me mets en marche. Pas incertains, lourds encore du poids de la nuit fragmentée, mais, une heure, une heure et demi, le jour clair, vif rajeunira la campagne, herbe et feuillages bleus et argent dans la lumière rasante, le corps réchauffé aura retrouvé son rythme, le chemin tout seul ajointera la nuit au jour, lissera le cours du temps, heureuse, bonheur simple de qui sait où il va, libre, destin sur l’horizon, j’éveillerai le prochain village. »

     

    Claude Dourguin

    Les nuits vagabondes

    Isolato, 2008

  • André du Bouchet, « Du bord de la faux »

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    Alberto Giacometti, frontispice de Dans la chaleur vacante, 1961

     

    I

     

    L’aridité qui découvre le jour.

     

    De long en large, pendant que l’orage

                                              va de long en large.

     

    Sur une voie qui demeure sèche malgré la pluie.

     

    La terre immense se déverse, et rien n’est perdu.

     

    À la déchirure dans le ciel, l’épaisseur du sol.

     

    J’anime le lien des routes.

     

    II

     

    La montagne,

                          la terre bue par le jour, sans

           que le mur bouge.

     

                         La montagne

                         comme une faille dans le souffle

     

                         le corps du glacier.

     

     

    Les nuées volant bas, au ras de la route,

         illuminant le papier.

     

    Je ne parle pas avant ce ciel,

                                                 la déchirure,

                                                                     comme

             une maison rendue au souffle.

     

     

    J’ai vu le jour ébranlé, sans que le mur bouge.

     

    III

     

    Le jour écorche les chevilles.

     

    Veillant, volets tirés, dans la blancheur de la pièce.

     

    La blancheur des choses apparaît tard.

     

                                 Je vais droit au jour turbulent.

     

    André du Bouchet

    Dans la chaleur vacante

    Mercure de France, 1961

     

    André du Bouchet est né le 7 mars 1924 à Paris, il est mort le 17 avril 2001.

    Il est enterré dans le petit cimetière de Truinas.