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Claude Esteban, « Un doigt posé sur la bouche » (mardi, 16 septembre 2025)

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 « Je m’aperçois que je n’ai écrit nulle part que j’aimais le silence. Mais comment parler du silence, sinon en l’enfreignant déjà avec des mots? Peut-être qu’il suffirait de le faire entendre, telle une mélodie muette, par le truchement d’un regard, d’un geste sans brusquerie, d’une connivence. C’est ce que font, je crois, si loin de nous, ces hommes qui se retirent dans des cloîtres ou qui s’enfoncent à jamais dans le désert. Mais ceux-là ont fait profession de silence, ils vivent au-dedans de lui, comme enclos derrière leurs murailles ou dans l’immensité du sable, ils ne savent presque plus rien du silence, puisqu’ils ignorent ou méprisent son contraire, celui qui nous assaille sans cesse, le bruissement continu du monde et ses pouvoirs sur nous, et son tragique, et sa beauté peut-être. Car le silence n’est pas un don du ciel, c’est pour chacun une conquête. Il est exclu du temps et de l’espace, et cependant il cherche à y trouver son lieu, il creuse dans l’horizontalité lassante du devenir, des puits, des galeries secrètes, toute une géologie de l’en-bas qu’un rien déconcerte. J’aime le silence parce qu’on l’épouse furtivement, au terme d’une espérance infinie, et que les biens qu’il nous accorde, pour dérisoires qu’ils apparaissent aux yeux de tous les acteurs de l’immédiat, ne peuvent se comparer à aucun autre. Que les silencieux, s’ils consentent à m’écouter, me comprennent. Je ne veux rien leur soustraire, je marche avec respect vers leur demeure. Moi aussi j’ai vécu, j’ai beaucoup parlé, peut-être que je parle encore, mais c’est à présent comme si je me souvenais de choses très anciennes et qu’elles fussent devenues si légères qu’en les ramenant sur mes lèvres ou dans ma pensée, elles dérangeaient à peine un ordre immuable. Je ne me souviens plus si le silence était un dieu chez les Grecs, ces inventeurs merveilleux du Verbe. Je crois qu’il existe, là-bas, quelque image d’un jeune homme, le doigt posé sur sa bouche, et qui sourit. C’est le seul dieu que je révère, les autres, et surtout ceux qui ont voulu que leurs paroles fussent consignées dans un livre, les autres me sont étrangers. Ils ne prêchent pas le silence, mais le mutisme, le bâillonnement des âmes, l’interdit. Le silence est un papillon qui va d’une fleur à l’autre, une abeille qui butine patiemment son nectar et qui le dépose, au soir, dans une ruche invisible. Que je sois, même un instant, ce papillon, cette abeille, que je n’entende plus rien sinon les battements de mon cœur. Que les arbres et les étoiles m’accompagnent et qu’il y ait ce frémissement du rien dans l’immense, et que je m’endorme à la fin dans cette musique. »

 

Claude Esteban

Janvier, février, mars — pages

Farrago, 1999

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