lundi, 01 juin 2020
Claude Esteban, « Le partage des mots »
« Je crois que je ne pus retenir mes larmes lorsque je parvins à dire tout haut : “Il fait jour.” Je comprenais soudain que c’était là le seul poème que j’eusse composé vraiment, que tous les autres n’avaient été qu’une animation factice du discours, qu’il fallait mériter les mots pour qu’ils reviennent, et qu’on ne les méritait qu’en mourant à soi. Ce n’étaient que trois mots, les plus banals de la langue, mais ils disaient hors de toute catégorie esthétique, ce que je n’avais pas su exprimer avec des richesses empruntées à d’autres. Ils étaient devant moi, derechef vivant, reconnaissant, disant le monde. Le langage de la poésie ne constituait pas un univers de signes différent de celui dont usaient les autres hommes. Il était à la fois le même et il se distinguait de celui-ci par une qualité charnelle qu’il était seul à détenir – et cette chair c’était la substance même du poète, devenue parole et promesse de vérité. […]
La poésie ne se souciait pas de significations établies, codifiées par l’usage, dont les mots représenteraient en quelque sorte la caution. Elle était seule à conférer aux signes verbaux une charge signifiante qui échappait aux catégories, qui faisait de ces mots, quels qu’ils soient, les porteurs d’un sens qui les dépassait sans les détruire. Elle n’avait nul besoin, pour cela, d’une langue plus riche que telle autre. Elle prenait ses matériaux où bon lui semblait. Et l’on pouvait imaginer, tout aussi bien, un poète qui n’aurait disposé que d’un idiome particulièrement démuni, réduit aux signes les plus élémentaires, et dont il se serait cependant emparé pour faire surgir un chant aussi fastueux que l’Iliade. Puisque les trois mots que j’avais sauvés du néant, et sur lesquels je recommençais à bâtir, m’avaient été donnés en français, c’est en français que d’autres viendraient leur apporter un soutien. Eussent-ils été prononcés en espagnol – mais pourquoi ne l’avaient-ils pas été ? – que j’aurais, tout pareillement, répondu à leur appel en cette langue. Je n’avais pas à choisir. Toutes les langues se valent, mais la poésie, plus encore que le lieu où s’est inscrit un destin, décide de celle qui sera la nôtre. Il peut se faire que ce soit la langue que nous considérions comme seconde. Mais ce partage ne dépend pas de nous. Seul le bilingue, par une étrange tentation de l’esprit, croit qu’il peut aller d’un idiome à l’autre à sa guise. Mais il ne vit qu’à la surface de lui-même. Il s’épuise dans la relation : il est en perpétuelle errance, tout persuadé qu’il se veuille de ses pouvoirs d’ubiquité.
Après plus de vingt ans d’exil, j’avais enfin trouvé une terre, une langue. Certes, elles ne m’avaient accordées que trois mots. Mais c’était le présent le plus magnifique que j’eusse reçu jamais. Car au-delà de ces trois mots s’ouvrait un horizon immense. Je ne faisais que l’entrevoir ; j’avais toute une vie pour essayer de le rejoindre. »
Claude Esteban
Le partage des mots
Coll. L’un et l’autre, Gallimard, 1990
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dimanche, 31 mai 2020
Claude Esteban, « Au matin »
© : cchambard
« je suis debout j’avance et le sol me répond
j’ai devant moi l’espace immense
je vois que tout est neuf je recommence
à mettre un signe sur chaque chose comme autrefois
je trébuchais contre un caillou je m’émerveille
qu’il soit si dur et si durable dans le temps
je ne crains plus la violence du vent
je ne crains plus qu’une fleur se fane
ai-je douté du monde ai-je pleuré
je ne reconnais plus les blessures anciennes
ni la douleur présente à chaque pas
je suis debout les astres m’accompagnent
une chenille est là qui me guide sur le chemin
je sens l’odeur des roses sur mes mains
*
c’est une enfant qui danse dans un jardin
l’été quand la chaleur se glisse entre les branches
ses bras sont si menus sa robe de dentelle est blanche
on dirait que le jasmin se penche pour l’embrasser
c’est le soir dans une île toute ronde
on en fait le tour sans presque y penser
les jours se ressemblent et l’on peut aimer
simplement ce bonheur facile de vivre ensemble
c’est une île obscure où personne ne retourne jamais
la mort qui passait l’a frôlée de l’aile
la courbe du soleil s’est brisée contre un mur
maintenant la mer est toujours la même
l’enfant lève un bras qui ne frémit plus
et sa robe est aussi légère qu’un nuage »
Claude Esteban
« Au matin »
in La mort à distance
Gallimard, 2007
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samedi, 30 mai 2020
Claude Esteban, « Le travail du visible »
Claude Lorrain, Paysage avec Énée à Délos, 1672, National Gallery, Londres
« L’image – figurative ou non, considérons que la querelle est close – ne nous restitue pas, formellement ou par analogie, une relation particulière de l’extérieur, un récit du réel, retranscrit et régi par des modèles de l’intelligible ou de l’onirique. L’image nous informe, rêveusement, sur la présence diffuse du sensible, sur le fait qu’il y a de l’être autour de nous, en nous, plutôt que rien. C’est, si l’on veut, une manière de preuve ontologique, mais qui ne cherche pas en dehors d’elle son garant ni sa vérité transcendante. Elle est là, elle déconcerte le vouloir de la raison hégémonique, le rapport du sujet superbe et de l’objet. Elle affirme que tout se tient entre les choses, mieux encore, entre les choses et nous. Qu’il a suffi d’un peu de matière, d’un peu d’espace discernable, pour que l’énergie, derechef, se soulève et reprenne son essor, par la convocation de quelques lignes, de quelques taches de couleurs mises ensemble. Il y a la prose qui raconte ce qui est et qui le distribue dans notre entendement, côte à côte. Il y a, soudain, la poésie, je veux dire l’invention du sens à travers les signes, le geste inaugural d’un seul qui fait de cette image la première, celle qui nous accueille au monde, celle, peut-être, qui nous réconcilie. »
Claude Esteban
Le travail du visible et autre essais
Fourbis, 1992
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vendredi, 29 mai 2020
Claude Esteban, « D’une couleur qui fut donnée à la mer »
DR
« Le poème ne se situe sans doute pas à l’origine du langage, du moins est-il consubstantiel au devenir de la langue, ou plus justement, des langues multiples de la terre, à ces mots qui s’inventent, s’opposent, se concertent, ici et là, sous des ciels dissemblables, par des étendues qui s’ignorent et qui toutes ensemble font notre monde. Mallarmé, ce questionneur tenace de l’idée, mais aussi, et peut-être davantage, cet artisan du mot le plus juste, s’alarmait – qu’on me permette l’écho symbolique de son nom – du “défaut des langues1”, de leur inaptitude à restituer toute la saveur du réel, et il imputait ce manque à l’absence d’une langue unique, où rien n’eût été perdu de la substance de l’immédiat. On peut aussi, me semble-t-il, à rebours de sa rêverie, se féliciter au contraire de cette pluralité des idiomes que la faute immémoriale de Babel a infligée aux peuples et à leur dispersion planétaire, non point – ce serait là corroborer la vindicte d’un dieu jaloux – pour que prolifèrent entre eux l’équivoque, la confusion, le mensonge, mais à seule fin que chacun dans sa différence façonne sa langue à lui, c’est-à-dire, assume et renforce par les liens de la parenté une relation plus étroite, plus adéquate, entre les données du sensible – l’olivier, la vigne, la mer, ou pour d’autres, la lande, la brume, la bruyère – et cette formulation qui s’élabore dans sa bouche, et qui fait de chaque dialecte, serait-il réduit au cercle de l’horizon, comme la plante la plus tenace de son pays, celle qu’on ne parviendra demain à déraciner sans que tout meure autour d’elle.
De ces alliances, de ces connivences ombreuses du sens et des sens, il se peut que nous ne voulions rien entendre dans notre hâte à nous croire neufs, sans attaches avec la durée et le lent parcours de la langue. Mais qu’un seul vers, et pourquoi pas celui qui m’habite depuis si longtemps, surgisse à l’improviste dans la mémoire, voilà qu’une sorte de mystérieux travail s’accomplit en nous, et comme un dormeur qui sort de ses songes, qui en rassemble précieusement les débris, voilà que la langue se souvient, qu’elle chasse le marmonnement des phrases vaines, qu’elle retrouve cet instant où dans l’éclat matinal de la lumière, elle célébrait la mer couleur de vin2.
Et c’est alors qu’une fraîcheur nous enlève, un souffle dont nous ne cherchons plus à savoir s’il vient des choses ou de nous, et tel Ulysse, le vieux voyageur, découvrant Nausicaa sur la rive, nous pressentons que le monde n’a pas fini de naître, et que les mots, les mots d’un poème, peuvent le dire encore. »
1. Stéphane Mallarmé, Crise de vers
2. Homère. L’Odyssée.
La mer couleur de vin est le titre d’un livre de récits de Leonardo Sciascia, traduit par Jacques de Pressac, et publié chez Denoël. (Notes du blogueur)
Claude Esteban
D’une couleur qui fut donnée à la mer
Fourbis, 1997
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jeudi, 28 mai 2020
Claude Esteban, 5 pages de « Sur la dernière lande »
DR
« Ce sera le soir, la même heure
du soir, les colombes
commenceront à se poser sur les branches,
quelqu’un dira, comme
l’herbe est haute, allons nous asseoir,
racontons-nous
pour passer le temps une histoire un peu folle,
celle d’un roi
qui croyait tout savoir et qui perdit
tout, quelqu’un
dira, c’en est fini des fables
tristes, oublions-les,
comme le soleil se couche lentement.
*
Tout sera fini, nous regarderons
un petit arbre rose
et les pétales tomberont sur nous
doucement, il y aura
du soleil et sans doute au loin la forme
vague d’un nuage
comme pour dire que les choses
ne pèsent plus et ce sera
comme si le malheur était une histoire
vieille,
si vieille que personne ne se souvient.
*
La nuit ne reviendra plus, on pourra
marcher, toi et moi,
loin des routes, chanter, dire merci
à chaque feuille, on était
si nus, si tremblants, qui nous reconnaîtra
dans nos vêtements de lumière
qui voudra dire, ceux-là
sont morts, ils avaient souffert trop longtemps
car nous serons debout
parmi tous ceux qui tombent, nous
qui n’avions plus rien, nous donnerons tout.
*
Ah la feuille, la feuille du saule
qui ne guérit pas, qui console
tu vas par les ombres grises,
le soleil n’est plus ton ami
si tu te perds à midi,
suis le chemin des chenilles
ah la feuille, la feuille du lierre
qui s’attache et qui persévère.
*
Et peut-être que tout était écrit dans le livre
mais le livre s’est perdu
ou quelqu’un l’a jeté dans les ronces
sans le lire
n’importe, ce qui fut écrit
demeure, même
obscur, un autre qui n’a pas vécu
tout cela
et sans connaître la langue du livre, comprendra
chaque mot
et quand il aura lu, quelque chose
de nous se lèvera
un souffle, une sorte de sourire entre les pierres. »
Claude Esteban
Sur la dernière lande
Fourbis, 1996
repris in Morceaux de ciel, presque rien, Gallimard, 2001
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mercredi, 27 mai 2020
Claude Esteban, « Compartiment C, voiture 293 »
Edward Hopper, Compartment C, car 293, 1938, Collection IBM, Armonk, New York
« On prend encore le train pour voyager, surtout lorsqu’on est une jeune femme seule. Il y a des trains commodes qui partent en fin d’après-midi et qui vous laissent, le soir, déjà loin des grandes villes, dans de charmantes gares de province. On peut ainsi, sans vraiment se fatiguer, rejoindre sa famille pour le week-end, et revenir le dimanche, pas trop tard, après avoir embrassé ses parents, sur le quai, dans une gentille station en briques rouges. Il y a des compartiments pour dames, où une dame peut lire sans être dérangée, ou bien regarder tout simplement le paysage. Mais la nuit tombe vite, et il vaut mieux feuilleter un magazine pour dames que l’on a acheté avant de partir et qui est plein d’articles intéressants pour entretenir son jardin ou se faire friser les cheveux. Ce sont des compartiments très agréables, presque des salons. Les banquettes sont en velours vert avec de gros accoudoirs sur l’allée centrale. Dans l’angle supérieur, il y a une lampe avec un abat-jour blanc, presque une lampe de chevet. La lumière qu’elle diffuse est douce. Sur le dossier, la housse blanche est toujours très propre. Les employés doivent la changer tous les jours, peut-être même à chaque voyage. C’est presque comme si l’on était chez soi, avec quelque chose en plus, le paysage qui bouge, un pont de pierre que l’on aperçoit, juste un instant, à travers la vitre. On peut croiser les jambes, mais il est préférable de garder son chapeau. Une autre dame pourrait venir s’asseoir en face de vous, une dame un peu âgée, très convenable. On parlerait alors avec elle, après un moment, par courtoisie. On dirait que l’on apprécie cette couleur vert pâle des fauteuils, qu’elle est reposante, même si, pour sa part, on aurait choisi le rose. On parlerait peut-être aussi du temps. On regretterait qu’il fasse si chaud, en fin d’été, dans les grandes villes. On dirait qu’on aimerait vivre à la campagne, dans une ferme, avec des animaux. On a gardé son chapeau, on est seule dans le compartiment. Le temps passe. On a presque fini de lire cette revue. Il ne reste plus que les mots croisés. On préfère regarder dehors, même si la nuit est tombée. On distingue parfois, très vite, des maisons éclairées dans la campagne. On pourrait y vivre. Ce sont des fermes en bois, avec des clôtures blanches. On y élèverait des chevaux. Un homme va entrer dans le compartiment. C’est le contrôleur. Il a un uniforme et une casquette. C’est un Noir. On lui demandera l’heure à laquelle le train doit arriver à la gare où l’on va descendre. On demandera aussi s’il a du retard. L’homme répondra poliment. Il dira que tout va bien. Il se permettra de demander à la jeune femme si elle désire un autre magazine. Il en a quelques-uns de disponibles ce soir. Il y a très peu de voyageurs. Beaucoup de gens, maintenant, se déplacent en automobile. Elle dira qu’elle adore le train. L’homme sourira. Elle consulte sa montre, elle garde les jambes croisées. Elle a encore un peu de temps devant elle. Son chapeau lui va bien sur ses cheveux blonds. Elle a des joues rebondies, presque enfantines. »
Claude Esteban
Soleil dans une pièce vide
Flammarion, 1991
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mardi, 26 mai 2020
Claude Esteban, Trois pages de « L’insomnie, journal »
DR
« Corridors
Qu’on ne ferme pas la porte
durant la nuit.
Non, s’il vous plaît. Pas même
si le vent caille
en pierre fine,
en air irrespirable, en
poumon gris.
Non. Il se peut
qu’une tête s’approche,
le chignon d’une femme,
une virtualité.
Laissez-la venir. Qu’elle passe
et qu’elle se perde,
pauvre ombre sans corps
entre les murs
entre les flaques de sang
inodores.
Laissez la porte
ouverte à qui voudra
aller et venir
entre deux fêtes
sans lendemain.
27 déc. 86
Matin
Le jour qui n’a pas été
continue de revenir.
Il descend dans la rue
et déambule
entre les gilets neufs et les bouteilles,
léchant les vitrines,
dorant les statues.
Le jour qui n’a pas été
ne se défend pas. Il
n’a pas besoin de voir, il sait
tout.
Qui va vivre et qui
porte déjà
le signe de la mort à la boutonnière.
Le jour qui n’a pas été
ne me connaît pas
et il cogne à moi sur les trottoirs.
28 déc. 86
Ombre
Elle me dit : viens. J’avance
mais je ne la trouve pas.
Je trébuche dans mon sommeil
sur des milliers de mouettes,
sur des bateaux sans moteur, sur
des bicyclettes,
sur des rapports scellés auxquels je ne comprends rien.
Elle me dit : viens. Et je n’ai
plus de bras
ni d’yeux pour voir, ni nom
entier.
Elle me dit : viens. Mais l’insomnie
tire le rideau.
30 déc. 86 »
Claude Esteban
L’insomnie, journal
traduit de l’espagnol par Emmanuel Hocquard & Raquel Levy
Fourbis, 1991
Extrait du seul livre pour lequel la langue espagnole s’est imposée à Claude Esteban. Publié dans cette langue avec une traduction italienne de Jacqueline Risset sous le titre Diaro immovil par Scheiwiller à Milan en 1987. Claude Esteban ne voulut pas se traduire en français. Emmanuel & Raquel donnèrent cette version, remercions-les.
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samedi, 23 mai 2020
Claude Esteban, « L’ordre donné à la nuit »
Le Caravage, La Vocation de saint Matthieu, 1599-1600.
Rome, chapelle Contarelli de l'église saint-Louis-des-Français
« […] je ne puis, aujourd’hui encore, discerner très précisément les mobiles de ce véritable envoûtement qu’a exercé sur moi La Vocation de saint Matthieu. Qu’était-ce donc qui venait là séduire et comme violenter mon regard ? Devais-je l’attribuer à cette façon insolite de disposer les formes dans l’espace, les noyer d’ombres, les harceler d’éclats — ou bien à la scène ici infligée aux yeux et à la conscience par un vouloir farouche ? Dès lors qu’on s’attache à des formulations picturales, en vérité presque toutes celles qui ont précédé le vingtième siècle en Occident, où la représentation figurée est évidente – fictions mythologiques, scénographies sacrées, portraits ou simples paysages –, il se révèle singulièrement ardu, et peut-être chimérique, de faire le départ entre les signes dans leur pure terminologie plastique et ce qu’ils véhiculent d’intentions et de finalités secondes, dont nous sommes en quelque sorte les réceptacles, et même à notre insu. Si l’on se refuse à croire qu’un tableau n’est rien d’autre qu’une surface plane recouverte de couleurs en un certain ordre assemblées – et cette pauvre définition, due à Maurice Denis, n’a pas cessé de faire des ravages –, si bien au contraire, on estime que tout langage de poésie, et la peinture en est une des plus pures manifestations, unit de manière insécable le signifiant et le signifié, la lettre et l’esprit qui l’anime, et s’agissant d’une image peinte, le paraître et ce qu’il donne à voir, ce qu’il propose et ce qu’il suggère, tout se lie et se lit et se révèle conjointement. La Vocation de saint Matthieu, ce ne peut qu’être, tout ensemble, le combat entre les couleurs flamboyantes et la noirceur, le déséquilibre de la composition, et ce questionnement orageux de la conscience, cet affrontement du terrestre et du transcendant. »
Claude Esteban
L’ordre donné à la nuit
Coll. L’Image, Verdier, 2005
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vendredi, 22 mai 2020
Claude Esteban, « Sur la page, le mot matin »
© Jean-Marc de Samie / CIPM
« Chaque matin, j’écris sur une page le mot matin, juste pour m’assurer qu’il existe un mot, un seul, pour dire que le matin existe, et que j’en ai la certitude puisque je peux l’écrire sur une page. C’est déjà une manière de réconfort, minime certes mais appréciable, car tout devient obscur à mes yeux depuis quelque temps, les choses me frôlent et puis s’en vont, et j’ai tant de mal à les retenir dans mes mains, et davantage encore dans mes phrases. Alors se persuader, une fois de plus, qu’on peut parler du matin, de ce matin d’aujourd’hui, ou du moins poser le mot sur une page, représente comme une petite victoire contre le néant. Sans doute faudrait-il s’y prendre mieux, regarder plus longuement, ou ne pas regarder du tout, cet arbre devant la fenêtre, ce toit de briques. Peut-être qu’en observant ce qui se passe le matin, ou à l’inverse, en l’imaginant, je finirais par ressentir quelque chose, puisque j’ai besoin de mots pour me convaincre que, moi aussi, j’éprouve, je perçois, je ressens. Mais à quoi bon raisonner de la sorte ? Le matin, ce matin d’aujourd’hui, est confus, désordonné, immense. Si mon regard s’attarde sur une branche de cerisier, si j’essaye de trouver les mots pour le dire, c’est tout ce qui reste qui m’échappe. Un oiseau noir posé sur une antenne de télévision, juste en face, un nuage en forme de lotus, un papier qui vole dans la cour. Et je ne mentionne ici que les spectacles qui s’offrent à moi, mais la vue n’est pas tout. Il y a ce que j’entends, la voix aigüe de la poissonnière, des pas dans l’escalier, que sais-je encore ? Et puis, et surtout, toutes ces odeurs qui m’assaillent, qui me déconcertent. Quelqu’un, dans l’atelier de droite se chauffe avec un poêle à bois. L’odeur envahit la venelle, je l’aspire avec volupté, mais ce feu de bois, saugrenu à Paris, m’en rappelle un autre, celui qui brûlait dans la cheminée de ma grand-mère. Ou ne serait-ce pas un autre feu, une autre odeur, plus âcre, à Tanger, en traversant la casbah, ou plus tard en Provence, dans ma belle maison ? Je m’égare au fond de mes souvenirs, et pendant ce temps le matin grandit, s’élargit, prend sa dimension triomphale. Et pour ne pas me retrouver trop seul, j’écris sur la page blanche le mot matin. »
Claude Esteban
Janvier, février, mars – pages
Farrago, 1999
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jeudi, 21 mai 2020
Claude Esteban, « Au plus près de la voix »
© Jean-Marc de Samie / CIPM
« Peut-être que l’écriture qui est la nôtre nous enferme sans issue dans un espace à deux dimensions. Peut-être que la page écrite, fût-elle raturée, offerte à d’autres signes plastiques ou idéographiques, demeure un piège auquel on feint d’échapper sans jamais y parvenir. Mais si notre regard ne parvient pas à se détacher du livre et de ce qui est là consigné, il importe, du moins, que l’œil écoute1, ainsi qu’il fut dit une fois, et que l’oreille s’arrache à sa torpeur. Il nous faut restituer à la voix, celle qui murmure secrètement sous le couvert des lignes, quelque chose de son tremblement, de sa teneur unique, de sa fragilité aussi bien. Par-delà ou en deçà du discours, ce réseau de significations qui ne renvoie qu’à sa propre logique, la voix est véritablement un geste de la parole, un élan vocatif tourné vers l’autre, une question ouverte, offerte au dehors. Oui, tout autant que l’apparition du visage pour Emmanuel Levinas, la voix qui se devine dans le poème, c’est encore le corps de l’autre, tel qu’il m’apparaît et qu’il sollicite de moi que je le découvre dans son altérité fondamentale, étrangère et cependant garante de ma propre identité. Le poème, ainsi entendu, au sens premier du terme, devient le lien d’un face-à-face entre le Tu et le Moi, non plus sous le signe de la défiance et de l’opposition, mais sous les espèces d’une sorte d’assentiment qu’on pourrait appeler la justice ou, du moins, la justesse de l’esprit. Et Levinas dit encore, à propos de Paul Celan, de cette marche harassante entre l’espoir et la nuit : “Comme si, en allant vers l’autre, je me rejoignais et m’implantais dans une terre désormais natale.2» Sans doute est-ce là se laisser entraîner vers quelques horizons qu’on estimera par trop improbable, mais le livre qu’on ne quitte pas des yeux, le livre de poèmes, ne peut-il, aujourd’hui ou demain, redevenir cet “instrument spirituel3” dont Mallarmé pressentait l’imminence ? Instrument spirituel et matériel tout ensemble : virtualité d’une musique, unisson du sensible et des signes, pierres légères sous les pas d’Orphée. »
(Dernier paragraphe d’une conférence prononcée au Centre International de Poésie Marseille en juin 2003)
1. Allusion au livre de Paul Claudel, L’œil écoute, publié initialement en 1946, et réédité, augmenté, en 1965. Les deux éditions sont publiées par Gallimard.
2. Emmanuel Levinas, Paul Celan, de l’être à l’autre, Fata Mogana, 2003.
3. Stéphane Mallarmé, « Le livre, instrument spirituel », in Quand au livre, 1897 – disponible à la William Blake and Co. édit, 2011.
(Les 3 notes sont du blogueur)
Claude Esteban
Ce qui retourne au silence
Farrago, 2004
17:49 Publié dans Écrivains, Édition, Je déballe ma bibliothèque, Poésie | Lien permanent | Tags : claude esteban, au plus près de la voix, ce qui retourne au silence, paul claudel, emmanuel levinas, stéphane mallarmé, farrago
mardi, 19 mai 2020
Claude Esteban, « Deux poèmes de “Fayoum” »
« Mes yeux
sont grands ouverts pour toujours
et pourtant j’étais borgne et tous ceux
qui maintenant me plaignent
se moquaient de moi, on criait, vite
vite, il arrive celui qui n’a qu’un œil
cachez-vous car il jette
le mauvais sort, les filles n’auront jamais
d’amour s’il les regarde et moi
je leur lançais des pierres
et le dedans de mon cœur
devenait chaque fois plus dur et c’est vrai
qu’ils ont peint deux yeux
sur la tablette de cire et que je souris.
* * *
Aimes-tu mes cheveux, mes cils, ma
fourrure, je veux
que tu délires, mon cher amour,
lorsque tu me touches, c’est jour de fête
puisque ton pénis
est grand et qu’il me traverse
je veux
cette sueur encore entre nous comme
un ruisseau de tendresse et qu’il y ait
quand tout s’achève
ce cri, ce repos, ce
cri
où suis-je, mon cher amour, où sont-ils
les chemins pour te rejoindre
dis-moi que tout mon corps
ne va pas mourir
maintenant que les fourmis approchent. »
Claude Esteban
Fayoum
Farrago, 31 décembre 1999 à 199 exemplaires, réservés aux amis de l’auteur & de l’éditeur, tous hors-commerce et numérotés, pour saluer l’an 2000
repris dans Morceaux de ciel, presque rien, Gallimard, 2001
17:43 Publié dans Arts, Écrivains, Édition, Je déballe ma bibliothèque, Livre, Poésie | Lien permanent | Tags : claude esteban, fayoum, farrago, morceaux de ciel, presque rien, gallimard
dimanche, 22 mars 2020
Claude Esteban, « À rebours, confusément »
DR
« Si je pensais, c’était une falaise
à l’horizon, des routes
vides,
un soleil invisible sur la mer, ce rose
dans les roseaux, comme
du vent solide, l’air qui devient
blanc, c’était
une falaise d’ocre avec la main
qui l’inventait
sur un carré de toile et trois couleurs.
———————————————
Les morts n’ont pas
de lieu, pas d’ombre à eux, mais
ils durent dans les yeux
des autres, ceux qui sont là, les morts
le savent, ils se souviennent
et c’est une façon à eux
de vivre une seconde fois sans que rien
maintenant les blesse et c’est
trop de douleur pour ceux qui restent, trop
de malheur qu’il faut chasser pour être un peu.
———————————————
Peut-être viendra-t-elle
et je ne la reconnaîtrai plus, un soir,
elle, si jeune maintenant et brune, sans que
j’entende ses pas
et ce sera brusquement
le même désir emmêlé de nous et
je toucherai cette bouche
qui ne peut mentir
ni me dire qu’on l’attend ailleurs et que ce soir
elle passait très vite.
———————————————
Frères, hommes, humains, un autre
vous appelait ainsi et vous l’avez laissé
mourir très loin de son amour, frères,
faut-il encore
qu’on s’adresse à vous, dans la hâte,
dans le tourment des os, frères, n’êtes-vous là
que pour cet unique regard
sur ceux qui partent, qui sont
là, qui ne sont plus là,
et vous devant, frères vivants, qu’on aime encore.
———————————————
Une femme a souri
dans son sommeil et dehors
le premier oiseau commence à dire
que c’est l’aube et cette femme
bouge un peu, elle a des seins
qu’il faudrait caresser, je crois, pour
vivre encore, un peu
de temps encore et je suis
là, près d’elle, comme
une pierre et cette femme qui sourit existe au loin.
———————————————
La porte, la dernière, la plus
obscure
est ouverte, sache-le, nuit et jour,
personne jamais ne la referme,
aussi ne te hâte pas, tu franchiras
le seuil à ton heure, quelqu’un
veille là-bas qui n’a pour tâche que le poids
des âmes, les corps
eux, ne souffrent plus ni
ne se souviennent, ni ne reviennent non plus.
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Mais n’est-ce pas
dans un soir comme celui-ci,
facile, la terre
a des façons très douces
de vous endormir, il y a, un peu
partout, dans le ciel au-dessus, des
anges, des chants
qu’on n’entendait presque plus, c’est
peut-être la fin
et c’est facile, il suffit de fermer les yeux. »
Claude Esteban
Sept jours d’hier
Fourbis, 1993
18:03 Publié dans Écrivains, Édition, Je déballe ma bibliothèque, Livre | Lien permanent | Tags : claude esteban, à rebours, confusément, sept jours d'hier, fourbis