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  • Claude Esteban, « Le partage des mots »

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    « Je crois que je ne pus retenir mes larmes lorsque je parvins à dire tout haut : “Il fait jour.” Je comprenais soudain que c’était là le seul poème que j’eusse composé vraiment, que tous les autres n’avaient été qu’une animation factice du discours, qu’il fallait mériter les mots pour qu’ils reviennent, et qu’on ne les méritait qu’en mourant à soi. Ce n’étaient que trois mots, les plus banals de la langue, mais ils disaient hors de toute catégorie esthétique, ce que je n’avais pas su exprimer avec des richesses empruntées à d’autres. Ils étaient devant moi, derechef vivant, reconnaissant, disant le monde. Le langage de la poésie ne constituait pas un univers de signes différent de celui dont usaient les autres hommes. Il était à la fois le même et il se distinguait de celui-ci par une qualité charnelle qu’il était seul à détenir – et cette chair c’était la substance même du poète, devenue parole et promesse de vérité. […]

    La poésie ne se souciait pas de significations établies, codifiées par l’usage, dont les mots représenteraient en quelque sorte la caution. Elle était seule à conférer aux signes verbaux une charge signifiante qui échappait aux catégories, qui faisait de ces mots, quels qu’ils soient, les porteurs d’un sens qui les dépassait sans les détruire. Elle n’avait nul besoin, pour cela, d’une langue plus riche que telle autre. Elle prenait ses matériaux où bon lui semblait. Et l’on pouvait imaginer, tout aussi bien, un poète qui n’aurait disposé que d’un idiome particulièrement démuni, réduit aux signes les plus élémentaires, et dont il se serait cependant emparé pour faire surgir un chant aussi fastueux que l’Iliade. Puisque les trois mots que j’avais sauvés du néant, et sur lesquels je recommençais à bâtir, m’avaient été donnés en français, c’est en français que d’autres viendraient leur apporter un soutien. Eussent-ils été prononcés en espagnol – mais pourquoi ne l’avaient-ils pas été ? – que j’aurais, tout pareillement, répondu à leur appel en cette langue. Je n’avais pas à choisir. Toutes les langues se valent, mais la poésie, plus encore que le lieu où s’est inscrit un destin, décide de celle qui sera la nôtre. Il peut se faire que ce soit la langue que nous considérions comme seconde. Mais ce partage ne dépend pas de nous. Seul le bilingue, par une étrange tentation de l’esprit, croit qu’il peut aller d’un idiome à l’autre à sa guise. Mais il ne vit qu’à la surface de lui-même. Il s’épuise dans la relation : il est en perpétuelle errance, tout persuadé qu’il se veuille de ses pouvoirs d’ubiquité.

    Après plus de vingt ans d’exil, j’avais enfin trouvé une terre, une langue. Certes, elles ne m’avaient accordées que trois mots. Mais c’était le présent le plus magnifique que j’eusse reçu jamais. Car au-delà de ces trois mots s’ouvrait un horizon immense. Je ne faisais que l’entrevoir ; j’avais toute une vie pour essayer de le rejoindre. »

    Claude Esteban

    Le partage des mots

    Coll. L’un et l’autre, Gallimard, 1990

  • Claude Esteban, « Au matin »

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    © : cchambard

     

    « je suis debout j’avance et le sol me répond

    j’ai devant moi l’espace immense

    je vois que tout est neuf je recommence

    à mettre un signe sur chaque chose comme autrefois

     

    je trébuchais contre un caillou je m’émerveille

    qu’il soit si dur et si durable dans le temps

    je ne crains plus la violence du vent

    je ne crains plus qu’une fleur se fane

     

    ai-je douté du monde ai-je pleuré

    je ne reconnais plus les blessures anciennes

    ni la douleur présente à chaque pas

     

    je suis debout les astres m’accompagnent

    une chenille est là qui me guide sur le chemin

    je sens l’odeur des roses sur mes mains

     

    *

     

    c’est une enfant qui danse dans un jardin

    l’été quand la chaleur se glisse entre les branches

    ses bras sont si menus sa robe de dentelle est blanche

    on dirait que le jasmin se penche pour l’embrasser

     

    c’est le soir dans une île toute ronde

    on en fait le tour sans presque y penser

    les jours se ressemblent et l’on peut aimer

    simplement ce bonheur facile de vivre ensemble

     

    c’est une île obscure où personne ne retourne jamais

    la mort qui passait l’a frôlée de l’aile

    la courbe du soleil s’est brisée contre un mur

     

    maintenant la mer est toujours la même

    l’enfant lève un bras qui ne frémit plus

    et sa robe est aussi légère qu’un nuage »

     

    Claude Esteban

    « Au matin »

    in La mort à distance

    Gallimard, 2007

  • Claude Esteban, « Le travail du visible »

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    Claude Lorrain, Paysage avec Énée à Délos, 1672,  National Gallery, Londres

     

    « L’image – figurative ou non, considérons que la querelle est close – ne nous restitue pas, formellement ou par analogie, une relation particulière de l’extérieur, un récit du réel, retranscrit et régi par des modèles de l’intelligible ou de l’onirique. L’image nous informe, rêveusement, sur la présence diffuse du sensible, sur le fait qu’il y a de l’être autour de nous, en nous, plutôt que rien. C’est, si l’on veut, une manière de preuve ontologique, mais qui ne cherche pas en dehors d’elle son garant ni sa vérité transcendante. Elle est là, elle déconcerte le vouloir de la raison hégémonique, le rapport du sujet superbe et de l’objet. Elle affirme que tout se tient entre les choses, mieux encore, entre les choses et nous. Qu’il a suffi d’un peu de matière, d’un peu d’espace discernable, pour que l’énergie, derechef, se soulève et reprenne son essor, par la convocation de quelques lignes, de quelques taches de couleurs mises ensemble. Il y a la prose qui raconte ce qui est et qui le distribue dans notre entendement, côte à côte. Il y a, soudain, la poésie, je veux dire l’invention du sens à travers les signes, le geste inaugural d’un seul qui fait de cette image la première, celle qui nous accueille au monde, celle, peut-être, qui nous réconcilie. »

    Claude Esteban

    Le travail du visible et autre essais

    Fourbis, 1992

  • Claude Esteban, « D’une couleur qui fut donnée à la mer »

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    DR

     

    « Le poème ne se situe sans doute pas à l’origine du langage, du moins est-il consubstantiel au devenir de la langue, ou plus justement, des langues multiples de la terre, à ces mots qui s’inventent, s’opposent, se concertent, ici et là, sous des ciels dissemblables, par des étendues qui s’ignorent et qui toutes ensemble font notre monde. Mallarmé, ce questionneur tenace de l’idée, mais aussi, et peut-être davantage, cet artisan du mot le plus juste, s’alarmait – qu’on me permette l’écho symbolique de son nom – du “défaut des langues1”, de leur inaptitude à restituer toute la saveur du réel, et il imputait ce manque à l’absence d’une langue unique, où rien n’eût été perdu de la substance de l’immédiat. On peut aussi, me semble-t-il, à rebours de sa rêverie, se féliciter au contraire de cette pluralité des idiomes que la faute immémoriale de Babel a infligée aux peuples et à leur dispersion planétaire, non point – ce serait là corroborer la vindicte d’un dieu jaloux – pour que prolifèrent entre eux l’équivoque, la confusion, le mensonge, mais à seule fin que chacun dans sa différence façonne sa langue à lui, c’est-à-dire, assume et renforce par les liens de la parenté une relation plus étroite, plus adéquate, entre les données du sensible – l’olivier, la vigne, la mer, ou pour d’autres, la lande, la brume, la bruyère – et cette formulation qui s’élabore dans sa bouche, et qui fait de chaque dialecte, serait-il réduit au cercle de l’horizon, comme la plante la plus tenace de son pays, celle qu’on ne parviendra demain à déraciner sans que tout meure autour d’elle.

    De ces alliances, de ces connivences ombreuses du sens et des sens, il se peut que nous ne voulions rien entendre dans notre hâte à nous croire neufs, sans attaches avec la durée et le lent parcours de la langue. Mais qu’un seul vers, et pourquoi pas celui qui m’habite depuis si longtemps, surgisse à l’improviste dans la mémoire, voilà qu’une sorte de mystérieux travail s’accomplit en nous, et comme un dormeur qui sort de ses songes, qui en rassemble précieusement les débris, voilà que la langue se souvient, qu’elle chasse le marmonnement des phrases vaines, qu’elle retrouve cet instant où dans l’éclat matinal de la lumière, elle célébrait la mer couleur de vin2.

    Et c’est alors qu’une fraîcheur nous enlève, un souffle dont nous ne cherchons plus à savoir s’il vient des choses ou de nous, et tel Ulysse, le vieux voyageur, découvrant Nausicaa sur la rive, nous pressentons que le monde n’a pas fini de naître, et que les mots, les mots d’un poème, peuvent le dire encore. »

    1. Stéphane Mallarmé, Crise de vers

    2. Homère. L’Odyssée.

    La mer couleur de vin est le titre d’un livre de récits de Leonardo Sciascia, traduit par Jacques de Pressac, et publié chez Denoël. (Notes du blogueur)

     

    Claude Esteban

    D’une couleur qui fut donnée à la mer

    Fourbis, 1997

  • Claude Esteban, 5 pages de « Sur la dernière lande »

    claude esteban,sur la dernière lande,fourbis,gallimard

    DR

     

    « Ce sera le soir, la même heure

    du soir, les colombes

     

    commenceront à se poser sur les branches,

    quelqu’un dira, comme

     

    l’herbe est haute, allons nous asseoir,

    racontons-nous

     

    pour passer le temps une histoire un peu folle,

    celle d’un roi

     

    qui croyait tout savoir et qui perdit

    tout, quelqu’un

     

    dira, c’en est fini des fables

    tristes, oublions-les,

     

    comme le soleil se couche lentement.

    *

    Tout sera fini, nous regarderons

    un petit arbre rose

     

    et les pétales tomberont sur nous

    doucement, il y aura

     

    du soleil et sans doute au loin la forme

    vague d’un nuage

     

    comme pour dire que les choses

    ne pèsent plus et ce sera

     

    comme si le malheur était une histoire

    vieille,

     

    si vieille que personne ne se souvient.

    *

    La nuit ne reviendra plus, on pourra

    marcher, toi et moi,

     

    loin des routes, chanter, dire merci

    à chaque feuille, on était

     

    si nus, si tremblants, qui nous reconnaîtra

    dans nos vêtements de lumière

     

    qui voudra dire, ceux-là

    sont morts, ils avaient souffert trop longtemps

     

    car nous serons debout

    parmi tous ceux qui tombent, nous

     

    qui n’avions plus rien, nous donnerons tout.

    *

    Ah la feuille, la feuille du saule

    qui ne guérit pas, qui console

     

    tu vas par les ombres grises,

    le soleil n’est plus ton ami

     

    si tu te perds à midi,

    suis le chemin des chenilles

     

    ah la feuille, la feuille du lierre

    qui s’attache et qui persévère.

    *

    Et peut-être que tout était écrit dans le livre

    mais le livre s’est perdu

     

    ou quelqu’un l’a jeté dans les ronces

    sans le lire

     

    n’importe, ce qui fut écrit

    demeure, même

     

    obscur, un autre qui n’a pas vécu

    tout cela

     

    et sans connaître la langue du livre, comprendra

    chaque mot

     

    et quand il aura lu, quelque chose

    de nous se lèvera

     

    un souffle, une sorte de sourire entre les pierres. »

     

    Claude Esteban

    Sur la dernière lande

    Fourbis, 1996

    repris in Morceaux de ciel, presque rien, Gallimard, 2001

  • Claude Esteban, « Compartiment C, voiture 293 »

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    Edward Hopper, Compartment C, car 293, 1938, Collection IBM, Armonk, New York

     

    « On prend encore le train pour voyager, surtout lorsqu’on est une jeune femme seule. Il y a des trains commodes qui partent en fin d’après-midi et qui vous laissent, le soir, déjà loin des grandes villes, dans de charmantes gares de province. On peut ainsi, sans vraiment se fatiguer, rejoindre sa famille pour le week-end, et revenir le dimanche, pas trop tard, après avoir embrassé ses parents, sur le quai, dans une gentille station en briques rouges. Il y a des compartiments pour dames, où une dame peut lire sans être dérangée, ou bien regarder tout simplement le paysage. Mais la nuit tombe vite, et il vaut mieux feuilleter un magazine pour dames que l’on a acheté avant de partir et qui est plein d’articles intéressants pour entretenir son jardin ou se faire friser les cheveux. Ce sont des compartiments très agréables, presque des salons. Les banquettes sont en velours vert avec de gros accoudoirs sur l’allée centrale. Dans l’angle supérieur, il y a une lampe avec un abat-jour blanc, presque une lampe de chevet. La lumière qu’elle diffuse est douce. Sur le dossier, la housse blanche est toujours très propre. Les employés doivent la changer tous les jours, peut-être même à chaque voyage. C’est presque comme si l’on était chez soi, avec quelque chose en plus, le paysage qui bouge, un pont de pierre que l’on aperçoit, juste un instant, à travers la vitre. On peut croiser les jambes, mais il est préférable de garder son chapeau. Une autre dame pourrait venir s’asseoir en face de vous, une dame un peu âgée, très convenable. On parlerait alors avec elle, après un moment, par courtoisie. On dirait que l’on apprécie cette couleur vert pâle des fauteuils, qu’elle est reposante, même si, pour sa part, on aurait choisi le rose. On parlerait peut-être aussi du temps. On regretterait qu’il fasse si chaud, en fin d’été, dans les grandes villes. On dirait qu’on aimerait vivre à la campagne, dans une ferme, avec des animaux. On a gardé son chapeau, on est seule dans le compartiment. Le temps passe. On a presque fini de lire cette revue. Il ne reste plus que les mots croisés. On préfère regarder dehors, même si la nuit est tombée. On distingue parfois, très vite, des maisons éclairées dans la campagne. On pourrait y vivre. Ce sont des fermes en bois, avec des clôtures blanches. On y élèverait des chevaux. Un homme va entrer dans le compartiment. C’est le contrôleur. Il a un uniforme et une casquette. C’est un Noir. On lui demandera l’heure à laquelle le train doit arriver à la gare où l’on va descendre. On demandera aussi s’il a du retard. L’homme répondra poliment. Il dira que tout va bien. Il se permettra de demander à la jeune femme si elle désire un autre magazine. Il en a quelques-uns de disponibles ce soir. Il y a très peu de voyageurs. Beaucoup de gens, maintenant, se déplacent en automobile. Elle dira qu’elle adore le train. L’homme sourira. Elle consulte sa montre, elle garde les jambes croisées. Elle a encore un peu de temps devant elle. Son chapeau lui va bien sur ses cheveux blonds. Elle a des joues rebondies, presque enfantines. »

     

    Claude Esteban

    Soleil dans une pièce vide

    Flammarion, 1991

  • Claude Esteban, Trois pages de « L’insomnie, journal »

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    DR

     

    « Corridors

    Qu’on ne ferme pas la porte

    durant la nuit.

     

    Non, s’il vous plaît. Pas même

    si le vent caille

    en pierre fine,

     

    en air irrespirable, en

    poumon gris.

     

    Non. Il se peut

    qu’une tête s’approche,

    le chignon d’une femme,

    une virtualité.

     

    Laissez-la venir. Qu’elle passe

    et qu’elle se perde,

     

    pauvre ombre sans corps

    entre les murs

    entre les flaques de sang

    inodores.

     

    Laissez la porte

    ouverte à qui voudra

     

    aller et venir

    entre deux fêtes

    sans lendemain.

    27 déc. 86

     

    Matin

    Le jour qui n’a pas été

    continue de revenir.

     

    Il descend dans la rue

    et déambule

    entre les gilets neufs et les bouteilles,

    léchant les vitrines,

    dorant les statues.

     

    Le jour qui n’a pas été

    ne se défend pas. Il

    n’a pas besoin de voir, il sait

    tout.

     

    Qui va vivre et qui

    porte déjà

    le signe de la mort à la boutonnière.

     

    Le jour qui n’a pas été

    ne me connaît pas

     

    et il cogne à moi sur les trottoirs.

    28 déc. 86

     

    Ombre

    Elle me dit : viens. J’avance

    mais je ne la trouve pas.

     

    Je trébuche dans mon sommeil

    sur des milliers de mouettes,

    sur des bateaux sans moteur, sur

    des bicyclettes,

    sur des rapports scellés auxquels je ne comprends rien.

     

    Elle me dit : viens. Et je n’ai

    plus de bras

    ni d’yeux pour voir, ni nom

    entier.

     

    Elle me dit : viens. Mais l’insomnie

    tire le rideau. 

    30 déc. 86 »

    Claude Esteban

    L’insomnie, journal

    traduit de l’espagnol par Emmanuel Hocquard & Raquel Levy

    Fourbis, 1991

    Extrait du seul livre pour lequel la langue espagnole s’est imposée à Claude Esteban. Publié dans cette langue avec une traduction italienne de Jacqueline Risset sous le titre Diaro immovil par Scheiwiller à Milan en 1987. Claude Esteban ne voulut pas se traduire en français. Emmanuel & Raquel donnèrent cette version, remercions-les.

  • Claude Esteban, « L’ordre donné à la nuit »

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    Le Caravage, La Vocation de saint Matthieu, 1599-1600.

    Rome, chapelle Contarelli de l'église saint-Louis-des-Français

     

    « […] je ne puis, aujourd’hui encore, discerner très précisément les mobiles de ce véritable envoûtement qu’a exercé sur moi La Vocation de saint Matthieu. Qu’était-ce donc qui venait là séduire et comme violenter mon regard ? Devais-je l’attribuer à cette façon insolite de disposer les formes dans l’espace, les noyer d’ombres, les harceler d’éclats — ou bien à la scène ici infligée aux yeux et à la conscience par un vouloir farouche ? Dès lors qu’on s’attache à des formulations picturales, en vérité presque toutes celles qui ont précédé le vingtième siècle en Occident, où la représentation figurée est évidente – fictions mythologiques, scénographies sacrées, portraits ou simples paysages –, il se révèle singulièrement ardu, et peut-être chimérique, de faire le départ entre les signes dans leur pure terminologie plastique et ce qu’ils véhiculent d’intentions et de finalités secondes, dont nous sommes en quelque sorte les réceptacles, et même à notre insu. Si l’on se refuse à croire qu’un tableau n’est rien d’autre qu’une surface plane recouverte de couleurs en un certain ordre assemblées – et cette pauvre définition, due à Maurice Denis, n’a pas cessé de faire des ravages –, si bien au contraire, on estime que tout langage de poésie, et la peinture en est une des plus pures manifestations, unit de manière insécable le signifiant et le signifié, la lettre et l’esprit qui l’anime, et s’agissant d’une image peinte, le paraître et ce qu’il donne à voir, ce qu’il propose et ce qu’il suggère, tout se lie et se lit et se révèle conjointement. La Vocation de saint Matthieu, ce ne peut qu’être, tout ensemble, le combat entre les couleurs flamboyantes et la noirceur, le déséquilibre de la composition, et ce questionnement orageux de la conscience, cet affrontement du terrestre et du transcendant. »

     

    Claude Esteban

    L’ordre donné à la nuit

    Coll. L’Image, Verdier, 2005

    https://editions-verdier.fr/auteur/claude-esteban/

  • Claude Esteban, « Sur la page, le mot matin »

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    © Jean-Marc de Samie / CIPM

     

    « Chaque matin, j’écris sur une page le mot matin, juste pour m’assurer qu’il existe un mot, un seul, pour dire que le matin existe, et que j’en ai la certitude puisque je peux l’écrire sur une page. C’est déjà une manière de réconfort, minime certes mais appréciable, car tout devient obscur à mes yeux depuis quelque temps, les choses me frôlent et puis s’en vont, et j’ai tant de mal à les retenir dans mes mains, et davantage encore dans mes phrases. Alors se persuader, une fois de plus, qu’on peut parler du matin, de ce matin d’aujourd’hui, ou du moins poser le mot sur une page, représente comme une petite victoire contre le néant. Sans doute faudrait-il s’y prendre mieux, regarder plus longuement, ou ne pas regarder du tout, cet arbre devant la fenêtre, ce toit de briques. Peut-être qu’en observant ce qui se passe le matin, ou à l’inverse, en l’imaginant, je finirais par ressentir quelque chose, puisque j’ai besoin de mots pour me convaincre que, moi aussi, j’éprouve, je perçois, je ressens. Mais à quoi bon raisonner de la sorte ? Le matin, ce matin d’aujourd’hui, est confus, désordonné, immense. Si mon regard s’attarde sur une branche de cerisier, si j’essaye de trouver les mots pour le dire, c’est tout ce qui reste qui m’échappe. Un oiseau noir posé sur une antenne de télévision, juste en face, un nuage en forme de lotus, un papier qui vole dans la cour. Et je ne mentionne ici que les spectacles qui s’offrent à moi, mais la vue n’est pas tout. Il y a ce que j’entends, la voix aigüe de la poissonnière, des pas dans l’escalier, que sais-je encore ? Et puis, et surtout, toutes ces odeurs qui m’assaillent, qui me déconcertent. Quelqu’un, dans l’atelier de droite se chauffe avec un poêle à bois. L’odeur envahit la venelle, je l’aspire avec volupté, mais ce feu de bois, saugrenu à Paris, m’en rappelle un autre, celui qui brûlait dans la cheminée de ma grand-mère. Ou ne serait-ce pas un autre feu, une autre odeur, plus âcre, à Tanger, en traversant la casbah, ou plus tard en Provence, dans ma belle maison ? Je m’égare au fond de mes souvenirs, et pendant ce temps le matin grandit, s’élargit, prend sa dimension triomphale. Et pour ne pas me retrouver trop seul, j’écris sur la page blanche le mot matin. »

     

    Claude Esteban

    Janvier, février, mars – pages

    Farrago, 1999

  • Claude Esteban, « Au plus près de la voix »

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    © Jean-Marc de Samie / CIPM

     

    « Peut-être que l’écriture qui est la nôtre nous enferme sans issue dans un espace à deux dimensions. Peut-être que la page écrite, fût-elle raturée, offerte à d’autres signes plastiques ou idéographiques, demeure un piège auquel on feint d’échapper sans jamais y parvenir. Mais si notre regard ne parvient pas à se détacher du livre et de ce qui est là consigné, il importe, du moins, que l’œil écoute1, ainsi qu’il fut dit une fois, et que l’oreille s’arrache à sa torpeur. Il nous faut restituer à la voix, celle qui murmure secrètement sous le couvert des lignes, quelque chose de son tremblement, de sa teneur unique, de sa fragilité aussi bien. Par-delà ou en deçà du discours, ce réseau de significations qui ne renvoie qu’à sa propre logique, la voix est véritablement un geste de la parole, un élan vocatif tourné vers l’autre, une question ouverte, offerte au dehors. Oui, tout autant que l’apparition du visage pour Emmanuel Levinas, la voix qui se devine dans le poème, c’est encore le corps de l’autre, tel qu’il m’apparaît et qu’il sollicite de moi que je le découvre dans son altérité fondamentale, étrangère et cependant garante de ma propre identité. Le poème, ainsi entendu, au sens premier du terme, devient le lien d’un face-à-face entre le Tu et le Moi, non plus sous le signe de la défiance et de l’opposition, mais sous les espèces d’une sorte d’assentiment qu’on pourrait appeler la justice ou, du moins, la justesse de l’esprit. Et Levinas dit encore, à propos de Paul Celan, de cette marche harassante entre l’espoir et la nuit : “Comme si, en allant vers l’autre, je me rejoignais et m’implantais dans une terre désormais natale.2» Sans doute est-ce là se laisser entraîner vers quelques horizons qu’on estimera par trop improbable, mais le livre qu’on ne quitte pas des yeux, le livre de poèmes, ne peut-il, aujourd’hui ou demain, redevenir cet “instrument spirituel3” dont Mallarmé pressentait l’imminence ? Instrument spirituel et matériel tout ensemble : virtualité d’une musique, unisson du sensible et des signes, pierres légères sous les pas d’Orphée. »

     

    (Dernier paragraphe d’une conférence prononcée au Centre International de Poésie Marseille en juin 2003)

    1. Allusion au livre de Paul Claudel, L’œil écoute, publié initialement en 1946, et réédité, augmenté, en 1965. Les deux éditions sont publiées par Gallimard.

    2. Emmanuel Levinas, Paul Celan, de l’être à l’autre, Fata Mogana, 2003.

    3.  Stéphane Mallarmé, « Le livre, instrument spirituel », in Quand au livre, 1897 – disponible à la William Blake and Co. édit, 2011.

    (Les 3 notes sont du blogueur)

     

    Claude Esteban

    Ce qui retourne au silence

    Farrago, 2004

  • Claude Esteban, « Deux poèmes de “Fayoum” »

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    « Mes yeux

    sont grands ouverts pour toujours

     

    et pourtant j’étais borgne et tous ceux

    qui maintenant me plaignent

     

    se moquaient de moi, on criait, vite

    vite, il arrive celui qui n’a qu’un œil

     

    cachez-vous car il jette

    le mauvais sort, les filles n’auront jamais

     

    d’amour s’il les regarde et moi

    je leur lançais des pierres

     

    et le dedans de mon cœur

    devenait chaque fois plus dur et c’est vrai

     

    qu’ils ont peint deux yeux

    sur la tablette de cire et que je souris.

     

    * * *

     

    Aimes-tu mes cheveux, mes cils, ma

    fourrure, je veux

     

    que tu délires, mon cher amour,

    lorsque tu me touches, c’est jour de fête

     

    puisque ton pénis

    est grand et qu’il me traverse

     

    je veux

    cette sueur encore entre nous comme

     

    un ruisseau de tendresse et qu’il y ait

    quand tout s’achève

     

    ce cri, ce repos, ce

    cri

     

    où suis-je, mon cher amour, où sont-ils

    les chemins pour te rejoindre

     

    dis-moi que tout mon corps

    ne va pas mourir

     

    maintenant que les fourmis approchent. »

     

    Claude Esteban

    Fayoum

    Farrago, 31 décembre 1999 à 199 exemplaires, réservés aux amis de l’auteur & de l’éditeur, tous hors-commerce et numérotés, pour saluer l’an 2000

    repris dans Morceaux de ciel, presque rien, Gallimard, 2001

  • Claude Esteban, « À rebours, confusément »

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    DR

     

    « Si je pensais, c’était une falaise

    à l’horizon, des routes

    vides,

    un soleil invisible sur la mer, ce rose

    dans les roseaux, comme

    du vent solide, l’air qui devient

    blanc, c’était

    une falaise d’ocre avec la main

    qui l’inventait

    sur un carré de toile et trois couleurs.

    ——————————————— 

    Les morts n’ont pas

    de lieu, pas d’ombre à eux, mais

    ils durent dans les yeux

    des autres, ceux qui sont là, les morts

    le savent, ils se souviennent

    et c’est une façon à eux

    de vivre une seconde fois sans que rien

    maintenant les blesse et c’est

    trop de douleur pour ceux qui restent, trop

    de malheur qu’il faut chasser pour être un peu.

    ——————————————— 

    Peut-être viendra-t-elle

    et je ne la reconnaîtrai plus, un soir, 

    elle, si jeune maintenant et brune, sans que

    j’entende ses pas

    et ce sera brusquement

    le même désir emmêlé de nous et

    je toucherai cette bouche

    qui ne peut mentir

    ni me dire qu’on l’attend ailleurs et que ce soir

    elle passait très vite.

    ——————————————— 

    Frères, hommes, humains, un autre

    vous appelait ainsi et vous l’avez laissé

    mourir très loin de son amour, frères,

    faut-il encore

    qu’on s’adresse à vous, dans la hâte,

    dans le tourment des os, frères, n’êtes-vous là

    que pour cet unique regard

    sur ceux qui partent, qui sont

    là, qui ne sont plus là,

    et vous devant, frères vivants, qu’on aime encore.

    ———————————————

    Une femme a souri

    dans son sommeil et dehors

    le premier oiseau commence à dire

    que c’est l’aube et cette femme

    bouge un peu, elle a des seins

    qu’il faudrait caresser, je crois, pour

    vivre encore, un peu

    de temps encore et je suis

    là, près d’elle, comme

    une pierre et cette femme qui sourit existe au loin.

    ———————————————

    La porte, la dernière, la plus

    obscure

    est ouverte, sache-le, nuit et jour,

    personne jamais ne la referme,

    aussi ne te hâte pas, tu franchiras

    le seuil à ton heure, quelqu’un

    veille là-bas qui n’a pour tâche que le poids

    des âmes, les corps

    eux, ne souffrent plus ni

    ne se souviennent, ni ne reviennent non plus.

    ———————————————

    Mais n’est-ce pas

    dans un soir comme celui-ci,

    facile, la terre

    a des façons très douces

    de vous endormir, il y a, un peu

    partout, dans le ciel au-dessus, des

    anges, des chants

    qu’on n’entendait presque plus, c’est

    peut-être la fin

    et c’est facile, il suffit de fermer les yeux. »

     

    Claude Esteban

    Sept jours d’hier

    Fourbis, 1993