UA-62381023-1

Juan Gelman, « Vers le sud » (vendredi, 27 février 2015)

Juan-Gelman.jpg

 

sur la poésie

 

« il y aurait deux choses à dire/

que personne ne la lit beaucoup/

que ce personne c’est très peu de gens/

que tout le monde ne pense qu’aux problèmes de la crise mondiale/et

 

au problème de manger tous les jours/il s’agit

d’un sujet important/je me rappelle

quand l’oncle juan est mort de faim/

il disait que manger il ne s’en souvenait même pas et qu’il n’y avait pas de problème/

 

mais le problème vint plus tard/

il n’y avait pas d’argent pour le cercueil/

et quand finalement le camion municipal passa pour l’emporter

l’oncle juan ressemblait à un petit oiseau/

 

ceux de la municipalité le regardèrent avec mépris et dédain/ils murmuraient

qu’on leur casse toujours les pieds/

qu’eux ils étaient des hommes et qu’ils enterraient des hommes/et non

des oisillons comme l’oncle juan/spécialement

 

parce que l’oncle s’était mis à chanter cui-cui tout le long du voyage au crématorium municipal/

ce qui leur avait semblé un manque de respect dont ils étaient très offensés/

et quand ils lui donnaient une tape pour qu’il ferme sa boîte/

le cui-cui volait dans la cabine du camion et ils sentaient que ça leur faisait cui-cui dans la tête/l’

 

oncle juan était comme ça/il aimait chanter/

et il ne voyait pas pourquoi la mort était une raison pour ne pas chanter/

il entra dans le four en chantant cui-cui/on sortit ses cendres elles piaillèrent un moment/

et les compagnons municipaux regardèrent leurs chaussures grises de honte/mais

 

pour en revenir à la poésie/

le poètes aujourd’hui vont assez mal/

personne ne les lit beaucoup/ce personne c’est très peu de gens/

le métier a perdu son prestige/pour un poète c’est tous les jours plus difficile

 

d’obtenir l’amour d’une fille/

d’être candidat à la présidence/d’avoir la confiance d’un épicier/

d’avoir un guerrier de qui chanter les exploits/

un roi pour lui payer trois pièces d’or le vers/

 

et personne ne sait si ça se passe comme ça parce qu’il n’y a plus de filles/d’épiciers/de guerriers/de rois/

ou simplement de poètes/

ou les deux choses à la fois et il est inutile

de se casser la tête à penser au problème/

 

ce qui est bon c’est de savoir qu’on peut chanter cui-cui

dans les plus étranges circonstances/

l’oncle juan après sa mort/moi à présent

pour que tu m’aimes/ »

 Juan Gelman

Vers le sud et autres poèmes

Présenté et traduit de l’espagnol (Argentine) par Jacques Ancet
postface de Julio Cortázar

Gallimard, coll. Poésie, 2014

14:55 | Lien permanent | Tags : juan gelman, vers le sud, jacques ancet, gallimard