samedi, 14 mars 2020
Juan Gelman, « Notes XII & XIII »
DR»
« NOTE XII
les rêves brisés par la réalité
les compagnons brisés par la réalité/
les rêves de compagnons brisés
sont-ils vraiment brisés/perdus/rien/
pourrissent-ils sous la terre ?/leur éclat brisé
disséminé en petits morceaux sous la terre ?/un jour
les petits morceaux vont-ils s’unir ?
va-t-il y avoir la fête des petits morceaux qui se réunissent ?
et les petits morceaux des compagnons/se réuniront-ils une fois ?
marchent-il sous terre pour se réunir un jour comme dit manuel ?/se réuniront-ils/ un jour ?
de ces petits morceaux aimés est faite notre concrète solitude/
nous avons per/du la douceur de paco/la tristesse d’haroldo/la lucidité de rodolfo/le courage de tant et tant
à présent ils sont de petits morceaux disséminés sous tout le pays
de petites feuilles tombées de la ferveur/de l’espoir/de la foi/
de petits morceaux qui furent joie/lutte/confiance
dans les rêves/les rêves/les rêves/les rêves/
et les petits morceaux du rêve/se réuniront-ils une fois ?
se réuniront-ils un jour/les petits morceaux ?
nous disent-ils de les accrocher au tissu du rêve général ?
nous disent-ils de rêver mieux ?
à manuel scorza
NOTE XIII
chaque compagnon avait un morceau de soleil/
dans l’âme/dans le cœur/dans la mémoire/
chaque compagnon avait un morceau de soleil/
et c’est de cela que je parle
je ne parle pas des erreurs qui
nous ont conduits à la défaite/pour l’instant/non
je parle de l’arrogance/de l’aveuglement/du délire militariste de la direction/
je dis que chaque compagnon avait un morceau de soleil
qui lui illuminait le visage/
lui donnait chaud dans l’effroi nocturne/
l’embellissait en lui mettant la joie aux yeux/
le faisait voler/voler/voler/
se sont-ils éteints ces morceaux de soleil à présent ?/à présent que les compagnons sont morts/se
sont-ils éteints leurs morceaux de soleil ?/ne leur éclairent-ils pas toujours
âme/mémoire/cœur/leur réchauffant
le talon les os mitraillés d’ombre ?
petit soleil qui ainsi s’éteignait/
tu éclaires encore cette nuit/
où nous restons à regarder la nuit
vers le côté où monte le soleil »
Juan Gelman
Vers le sud et autres poèmes
Présenté et traduit de l’espagnol (Argentine) par Jacques Ancet
postface de Julio Cortázar
Gallimard, coll. Poésie, 2014
16:46 Publié dans Écrivains, Édition, Je déballe ma bibliothèque, Livre | Lien permanent | Tags : juan gelman, notes xii, xiii, vers le sud, jacques ancet, julio cortazar, poésiegallimard
vendredi, 27 février 2015
Juan Gelman, « Vers le sud »
sur la poésie
« il y aurait deux choses à dire/
que personne ne la lit beaucoup/
que ce personne c’est très peu de gens/
que tout le monde ne pense qu’aux problèmes de la crise mondiale/et
au problème de manger tous les jours/il s’agit
d’un sujet important/je me rappelle
quand l’oncle juan est mort de faim/
il disait que manger il ne s’en souvenait même pas et qu’il n’y avait pas de problème/
mais le problème vint plus tard/
il n’y avait pas d’argent pour le cercueil/
et quand finalement le camion municipal passa pour l’emporter
l’oncle juan ressemblait à un petit oiseau/
ceux de la municipalité le regardèrent avec mépris et dédain/ils murmuraient
qu’on leur casse toujours les pieds/
qu’eux ils étaient des hommes et qu’ils enterraient des hommes/et non
des oisillons comme l’oncle juan/spécialement
parce que l’oncle s’était mis à chanter cui-cui tout le long du voyage au crématorium municipal/
ce qui leur avait semblé un manque de respect dont ils étaient très offensés/
et quand ils lui donnaient une tape pour qu’il ferme sa boîte/
le cui-cui volait dans la cabine du camion et ils sentaient que ça leur faisait cui-cui dans la tête/l’
oncle juan était comme ça/il aimait chanter/
et il ne voyait pas pourquoi la mort était une raison pour ne pas chanter/
il entra dans le four en chantant cui-cui/on sortit ses cendres elles piaillèrent un moment/
et les compagnons municipaux regardèrent leurs chaussures grises de honte/mais
pour en revenir à la poésie/
le poètes aujourd’hui vont assez mal/
personne ne les lit beaucoup/ce personne c’est très peu de gens/
le métier a perdu son prestige/pour un poète c’est tous les jours plus difficile
d’obtenir l’amour d’une fille/
d’être candidat à la présidence/d’avoir la confiance d’un épicier/
d’avoir un guerrier de qui chanter les exploits/
un roi pour lui payer trois pièces d’or le vers/
et personne ne sait si ça se passe comme ça parce qu’il n’y a plus de filles/d’épiciers/de guerriers/de rois/
ou simplement de poètes/
ou les deux choses à la fois et il est inutile
de se casser la tête à penser au problème/
ce qui est bon c’est de savoir qu’on peut chanter cui-cui
dans les plus étranges circonstances/
l’oncle juan après sa mort/moi à présent
pour que tu m’aimes/ »
Juan Gelman
Vers le sud et autres poèmes
Présenté et traduit de l’espagnol (Argentine) par Jacques Ancet
postface de Julio Cortázar
Gallimard, coll. Poésie, 2014
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