dimanche, 26 avril 2020
Jean de la Croix, « Chanson entre l’âme et l’époux 1 à 12 »
« I
Épouse
Mais où t’es-tu caché
me laissant gémissante mon ami ?
Après m’avoir blessée
tel le cerf tu as fui,
sortant j’ai crié, tu étais parti.
2
Pâtres qui monterez
là-haut sur les collines aux bergeries,
si par chance voyez
qui j’aime dites-lui
que je languis, je souffre et meurs pour lui.
3
Mes amours poursuivrai,
j’irai par les montagnes et les rivières,
les fleurs ne cueillerai,
ne craindrai lions, panthères
et passerai les forts et les frontières.
4
Demande aux créatures
Ô forêts et taillis
que mon ami a de sa main plantés,
verdoyantes prairies
de fleurs tout émaillées,
dites si parmi vous il est passé.
5
Réponse des créatures
Mille grâces versant,
en hâte par ces bois il est passé
et en les regardant
son visage a jeté
sur eux le vêtement de la beauté.
6
Épouse
Ah, qui me guérira !
Achève enfin d’entièrement t’offrir,
ne me dépêche pas
d’envoyés pour me dire
ce qui ne peut répondre à mon désir.
7
Et tous ceux-là qui errent
me vont de toi mille grâces évoquant
et tous plus me lacèrent
et me laisse mourante
je ne sais quoi qu’ils vont balbutiant.
8
Mais comment vivre encore,
âme, là où tu vis ne vivant pas,
et faisant pour ta mort
les traits que tu reçois
de ce qu’en toi de l’ami tu conçois ?
9
Pourquoi l’ayant meurtri,
n’as-tu pas soulagé le cœur blessé
et, me l’ayant ravi,
pourquoi l’avoir laissé
sans emporter ce que tu as volé ?
10
Mon tourment, éteins-le
puisqu’à l’apaiser nul ne suffira
et que te voient mes yeux
car tu es leur éclat
et je ne veux les avoir que pour toi.
11
Cristalline fontaine,
si, parmi tes visages argentés,
tu figurais, soudaine,
les yeux si désirés
qui sont dans mes entrailles dessinés.
12
Ami détourne-les,
le vol me prend
Époux
Colombe, reviens-moi,
voici le cerf blessé
qu’au tertre on aperçoit,
qui au vent de ton vol s’aère et boit. »
Jean de la Croix
Cantique spirituel
traduit de l’espagnol par Jacques Ancet
in « Thérèse d’Avila, Jean de la Croix, Œuvres »
édition de Jean Canavaggio
Pléiade / Gallimard, 2012
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jeudi, 02 avril 2020
Luis Cernuda, « Le printemps »
DR
« Cette année tu ne connais pas l’éveil du printemps dans ces champs lointains, lorsque sous le ciel gris, tôt le matin, tu entendais les sifflements impatients des oiseaux, surpris sur les branches encore sèches de l’épaisseur feuillue et humide de rosée qui devait maintenant les abriter. Au lieu des prairies émaillées de corolles de safran, c’est l’asphalte sale de ces rues ; et ce n’est pas l’air de mars d’une tiédeur prématurée mais le froid tardif qui t’assaille dans ta marche, et te gèle à chaque carrefour.
Perdu dans cette rêverie, tu suis avec nostalgie l’allée du parc, où tournoie spectrale, au ras du sol, te précédant, aile fugitive et terreuse, une feuille du dernier automne. Si sèche et sombre qu’on la dirait morte depuis des années ; son impossible verdeur et sa fraîcheur évanouies, comme la jeunesse de ce vieillard, immobile là-bas, de l’autre côté de la grille, voûté, mains dans les poches, et qui attend tu ne sais quoi.
Puis en t’approchant, tu découvres aux pieds du vieillard des bouquets de fleurs précoces, asphodèles, hyacinthes, tulipes, aux couleurs vives et incroyables dans cette atmosphère glacée. Il est presque triste de les voir ainsi, exposées sur ce marché du Nord, comme si également elles sentaient leur beauté sans défense face à la sombre hostilité du lieu.
Mais le printemps est là, fou et généreux. Il provoque tes sens, et à travers eux ton cœur qu’il pénètre, apaisant ton sang, illuminant ton esprit ; tes sens qui, sous l’invocation magique, en dépit du froid, de la misère, de l’absence de lumière, ne peuvent contenir l’allégresse printanière que ces fleurs, comme si elles en étaient la promesse, t’ont apportée et ont communiquée à ta peur, ton désespoir et ton apathie. »
Luis Cernuda
Ocnos
Traduit de l’espagnol et préfacé par Jacques Ancet
Les cahiers des brisants, 1987
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samedi, 14 mars 2020
Juan Gelman, « Notes XII & XIII »
DR»
« NOTE XII
les rêves brisés par la réalité
les compagnons brisés par la réalité/
les rêves de compagnons brisés
sont-ils vraiment brisés/perdus/rien/
pourrissent-ils sous la terre ?/leur éclat brisé
disséminé en petits morceaux sous la terre ?/un jour
les petits morceaux vont-ils s’unir ?
va-t-il y avoir la fête des petits morceaux qui se réunissent ?
et les petits morceaux des compagnons/se réuniront-ils une fois ?
marchent-il sous terre pour se réunir un jour comme dit manuel ?/se réuniront-ils/ un jour ?
de ces petits morceaux aimés est faite notre concrète solitude/
nous avons per/du la douceur de paco/la tristesse d’haroldo/la lucidité de rodolfo/le courage de tant et tant
à présent ils sont de petits morceaux disséminés sous tout le pays
de petites feuilles tombées de la ferveur/de l’espoir/de la foi/
de petits morceaux qui furent joie/lutte/confiance
dans les rêves/les rêves/les rêves/les rêves/
et les petits morceaux du rêve/se réuniront-ils une fois ?
se réuniront-ils un jour/les petits morceaux ?
nous disent-ils de les accrocher au tissu du rêve général ?
nous disent-ils de rêver mieux ?
à manuel scorza
NOTE XIII
chaque compagnon avait un morceau de soleil/
dans l’âme/dans le cœur/dans la mémoire/
chaque compagnon avait un morceau de soleil/
et c’est de cela que je parle
je ne parle pas des erreurs qui
nous ont conduits à la défaite/pour l’instant/non
je parle de l’arrogance/de l’aveuglement/du délire militariste de la direction/
je dis que chaque compagnon avait un morceau de soleil
qui lui illuminait le visage/
lui donnait chaud dans l’effroi nocturne/
l’embellissait en lui mettant la joie aux yeux/
le faisait voler/voler/voler/
se sont-ils éteints ces morceaux de soleil à présent ?/à présent que les compagnons sont morts/se
sont-ils éteints leurs morceaux de soleil ?/ne leur éclairent-ils pas toujours
âme/mémoire/cœur/leur réchauffant
le talon les os mitraillés d’ombre ?
petit soleil qui ainsi s’éteignait/
tu éclaires encore cette nuit/
où nous restons à regarder la nuit
vers le côté où monte le soleil »
Juan Gelman
Vers le sud et autres poèmes
Présenté et traduit de l’espagnol (Argentine) par Jacques Ancet
postface de Julio Cortázar
Gallimard, coll. Poésie, 2014
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samedi, 29 septembre 2018
Luis Cernuda, « Ombres »
DR
« Ombres
Il était blond et fin — avec un visage d’enfant, ajouterais-je, si je ne me rappelais ses yeux bleus, ce regard de qui a goûté la vie et l’a trouvée amère. Au poignet de sa manche, rouge comme une blessure fraîche, il portait un galon de caporal gagné au Maroc d’où il venait.
Il était sur un char et déchargeait des bottes de paille dorée pour les chevaux qui, impatients à l’intérieur, logés comme des monstres infernaux sous d’énormes voûtes obscures, blessaient les pierres de leurs sabots en secouant les chaînes qui les maintenaient à la mangeoire.
Son air distant et absorbé, dans l’humilité de sa tâche, rappelait le jeune héros d’un récit oriental qui, chassé du palais familial où tant d’esclaves veillaient à satisfaire ses moindres désirs sait se plier à leur travail, sans perdre pour autant sa grâce altière.
*
Il passait au crépuscule, petite tête ronde aux courtes boucles noires, bouche fraîche où s’ébauchait un sourire moqueur. Son corps agile, fort et harmonieux, rappelait l’Hermès de Praxitèle, un Hermès qui eût porté sous son bras replié contre la hanche, au lieu de Dionysos enfant, une énorme pastèque, l’écorce verte et obscure toute veinées de blanc.
*
Ces êtres dont nous avons un jour admiré la beauté, que sont-ils devenus ? Ils sont déchus, salis, vaincus, sinon morts. Mais l’éternelle merveille de la jeunesse reste vivante et, à la contemplation d’un nouveau corps jeune, certaine ressemblance parfois éveille un écho, une trace de celui que jadis nous avons aimé. Cependant, à la pensée que vingt ans séparent l’un de l’autre, que cet être n’était pas encore né quand le premier portait déjà allumée la torche inextinguible que les générations se passent de main en main, une douleur impuissante nous assaille, car nous découvrons, derrière la persistance de la beauté, la fugacité des corps. Ah ! temps, temps cruel, qui pour nous tenter par la fraîche rose d’aujourd’hui détruisis la douce rose d’hier. »
Luis Cernuda
Ocnos
Traduit de l’espagnol et préfacé par Jacques Ancet
Les Cahiers des Brisants, 1987
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jeudi, 11 août 2016
Jean de la Croix, « Chansons entre l’âme et l’époux »
« Au profond du cellier
de mon ami j’ai bu, et je sortais
parmi cette vallée
et plus rien ne savais
ayant perdu le troupeau que j’avais.
Là mon cœur m’a offert,
là, exquise science m’a enseignée,
et à lui toute entière
moi je me suis donnée,
là j’ai promis d’être son épousée.
Mon âme est employée
ainsi que tout mon bien à son service,
de troupeau n’ai gardé
et n’ai plus d’autre office,
car dans l’amour j’ai mon seul exercice.
Si donc en nos pâtures
nul ne peut plus me voir ni me trouver,
vous me direz perdue,
car d’amour emportée
j’ai voulu me perdre et me suis gagnée. »
Jean de la Croix
Cantique spirituel
Traduit par Jacques Ancet
in Thérèse d’Avila, Jean de la Croix, Œuvres
La Pléiade, Gallimard, 2012
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vendredi, 27 février 2015
Juan Gelman, « Vers le sud »
sur la poésie
« il y aurait deux choses à dire/
que personne ne la lit beaucoup/
que ce personne c’est très peu de gens/
que tout le monde ne pense qu’aux problèmes de la crise mondiale/et
au problème de manger tous les jours/il s’agit
d’un sujet important/je me rappelle
quand l’oncle juan est mort de faim/
il disait que manger il ne s’en souvenait même pas et qu’il n’y avait pas de problème/
mais le problème vint plus tard/
il n’y avait pas d’argent pour le cercueil/
et quand finalement le camion municipal passa pour l’emporter
l’oncle juan ressemblait à un petit oiseau/
ceux de la municipalité le regardèrent avec mépris et dédain/ils murmuraient
qu’on leur casse toujours les pieds/
qu’eux ils étaient des hommes et qu’ils enterraient des hommes/et non
des oisillons comme l’oncle juan/spécialement
parce que l’oncle s’était mis à chanter cui-cui tout le long du voyage au crématorium municipal/
ce qui leur avait semblé un manque de respect dont ils étaient très offensés/
et quand ils lui donnaient une tape pour qu’il ferme sa boîte/
le cui-cui volait dans la cabine du camion et ils sentaient que ça leur faisait cui-cui dans la tête/l’
oncle juan était comme ça/il aimait chanter/
et il ne voyait pas pourquoi la mort était une raison pour ne pas chanter/
il entra dans le four en chantant cui-cui/on sortit ses cendres elles piaillèrent un moment/
et les compagnons municipaux regardèrent leurs chaussures grises de honte/mais
pour en revenir à la poésie/
le poètes aujourd’hui vont assez mal/
personne ne les lit beaucoup/ce personne c’est très peu de gens/
le métier a perdu son prestige/pour un poète c’est tous les jours plus difficile
d’obtenir l’amour d’une fille/
d’être candidat à la présidence/d’avoir la confiance d’un épicier/
d’avoir un guerrier de qui chanter les exploits/
un roi pour lui payer trois pièces d’or le vers/
et personne ne sait si ça se passe comme ça parce qu’il n’y a plus de filles/d’épiciers/de guerriers/de rois/
ou simplement de poètes/
ou les deux choses à la fois et il est inutile
de se casser la tête à penser au problème/
ce qui est bon c’est de savoir qu’on peut chanter cui-cui
dans les plus étranges circonstances/
l’oncle juan après sa mort/moi à présent
pour que tu m’aimes/ »
Juan Gelman
Vers le sud et autres poèmes
Présenté et traduit de l’espagnol (Argentine) par Jacques Ancet
postface de Julio Cortázar
Gallimard, coll. Poésie, 2014
14:55 Publié dans Écrivains, Édition | Lien permanent | Tags : juan gelman, vers le sud, jacques ancet, gallimard
mercredi, 03 avril 2013
Rafael José Díaz, « Le Crépitement »
les sept gorges
« Le volcan n’est pas un rêve. Nous en avons fait le tour
toi et moi, par les sept gorges sous le soleil
qui tournait plus lentement que nous.
Le volcan ne dormait pas. Il tenait compagnie
aux pas entre les fleurs, aux étreintes furtives
comme des incendies au bord d’un autre ciel.
Tu découvris pour moi deux oiseaux
qui conversaient embrasés sur les branches
brûlantes du feu ancien du volcan.
Le soleil ou l’œil ou le cratère
jetaient leur lumière et absorbaient
la seule lumière jetée par les paupières du rêve.
Paupières,
tes paupières,
prises au rêve des miennes.
Comme la toile d’araignée
que nous vîmes résister à la brise,
à la présence obscure du volcan,
de même, les fines paupières
cherchaient dans l’air le centre intact
de la vie et de la mort.
Demeure secrète de l’amour, où
tu accourais de très loin, du centre
d’une toile tissée entre le soleil et le néant.
Il n’était pas un rêve, le volcan. Par les sept gorges
la lumière nous disait qu’il n’était pas un rêve
l’amour, que les yeux verraient d’autres lumières à l’ombre du rêve. »
traduit par Guy Rochel
Rafael José Díaz
Le Crépitement
Préface de Philippe Jaccottet
Traductions de l’espagnol par Jacques Ancet,
Bernard Banoun, Roberto San Geroteo,
Claude Held, Guy Rochel
Bilingue
L’Escampette, 2007
Douzième page pour fêter les vingt ans de L’Escampette
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mercredi, 13 février 2013
Alejandra Pizarnik, « L’Enfer musical »
La parole du désir
Cette texture spectrale de l’obscurité, ces mélodies au fond des os, ce souffle de silences divers, cette plongée en bas par le bas, cette galerie obscure, obscure, cette manière de sombrer sans sombrer.
Qu’est-ce que je suis en train de dire ? Il fait noir et je veux entrer. Je ne sais quoi dire d’autre. (Je ne veux pas dire, je veux entrer.) La douleur dans les os, le langage brisé à coups de pelle, peu à peu reconstituer le diagramme de l’irréalité.
De possessions, je n’en ai pas (ça c’est sûr ; enfin quelque chose de sûr). Ensuite une mélodie. C’est une mélodie plaintive, une lumière lilas, une imminence sans destinataire. Je vois la mélodie. Présence d’une lumière orangée. Sans ton regard je ne saurai vivre, ça aussi c’est sûr. Je te suscite, te ressuscite. Et il m’a dit de sortir dans le vent et d’aller de maison en maison en demandant s’il était là.
Je passe nue, un cierge à la main, château froid, jardin des délices. La solitude ce n’est pas se tenir sur le quai, au petit jour, à regarder l’eau avec avidité. La solitude, c’est de ne pouvoir la dire parce qu’on ne peut la circonscrire parce qu’on ne peut lui donner un visage parce qu’on ne peut en faire le synonyme d’un paysage. La solitude serait cette mélodie brisée de mes phrases.
Alejandra Pizarnik
L’Enfer musical
Traduction et postface de Jacques Ancet
Ypsilon éditeur, 2012
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