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jacques ancet

  • Jean de la Croix, « Chansons entre l’âme et l’époux, 27-30 »

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    Époux

    Elle est entrée, l’épouse,

    dans le verger amène et désiré

    et à son gré repose,

    son cou vient s’incliner

    sur la douceur des bras du bien-aimé.

     

    Au-dessous du pommier

    comme épouse t’ai prise près de moi,

    la main je t’ai donnée

    et là fut ton rachat

    où ta mère fut violée autrefois.

     

    Ô vous légers oiseaux,

    lions et chevreuils et daims qui bondissez,

    ardeurs, souffles et eaux,

    rives, monts et vallées,

    craintes aussi de la nuit qui veillez,

     

    Par les lyres légères,

    par le chant des sirènes, vous conjure,

    laissez votre colère

    ne touchez pas au mur

    pour que l’épouse ait un sommeil plus sûr.

     

    Jean de la Croix

    Cantique spirituel

    Traduit par Jacques Ancet

    in Thérèse d’Avila, Jean de la Croix, Œuvres

    La Pléiade, Gallimard, 2012

  • Jean de la Croix, « Chanson entre l’âme et l’époux 1 à 12 »

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    « I

    Épouse

    Mais où t’es-tu caché

    me laissant gémissante mon ami ?

    Après m’avoir blessée

    tel le cerf tu as fui,

    sortant j’ai crié, tu étais parti.

     

    2

    Pâtres qui monterez

    là-haut sur les collines aux bergeries,

    si par chance voyez

    qui j’aime dites-lui

    que je languis, je souffre et meurs pour lui.

     

    3

    Mes amours poursuivrai,

    j’irai par les montagnes et les rivières,

    les fleurs ne cueillerai,

    ne craindrai lions, panthères

    et passerai les forts et les frontières.

     

    4

    Demande aux créatures

    Ô forêts et taillis

    que mon ami a de sa main plantés,

    verdoyantes prairies

    de fleurs tout émaillées,

    dites si parmi vous il est passé.

     

    5

    Réponse des créatures

    Mille grâces versant,

    en hâte par ces bois il est passé

    et en les regardant

    son visage a jeté

    sur eux le vêtement de la beauté.

     

    6

    Épouse

    Ah, qui me guérira !

    Achève enfin d’entièrement t’offrir,

    ne me dépêche pas

    d’envoyés pour me dire

    ce qui ne peut répondre à mon désir.

     

    7

    Et tous ceux-là qui errent

    me vont de toi mille grâces évoquant

    et tous plus me lacèrent

    et me laisse mourante

    je ne sais quoi qu’ils vont balbutiant.

     

    8

    Mais comment vivre encore,

    âme, là où tu vis ne vivant pas,

    et faisant pour ta mort

    les traits que tu reçois

    de ce qu’en toi de l’ami tu conçois ?

     

    9

    Pourquoi l’ayant meurtri,

    n’as-tu pas soulagé le cœur blessé

    et, me l’ayant ravi,

    pourquoi l’avoir laissé

    sans emporter ce que tu as volé ?

     

    10

    Mon tourment, éteins-le

    puisqu’à l’apaiser nul ne suffira

    et que te voient mes yeux

    car tu es leur éclat

    et je ne veux les avoir que pour toi.

     

    11

    Cristalline fontaine,

    si, parmi tes visages argentés,

    tu figurais, soudaine,

    les yeux si désirés

    qui sont dans mes entrailles dessinés.

     

    12

    Ami détourne-les,

    le vol me prend

    Époux

    Colombe, reviens-moi,

    voici le cerf blessé

    qu’au tertre on aperçoit,

    qui au vent de ton vol s’aère et boit. »

     

    Jean de la Croix

    Cantique spirituel

    traduit de l’espagnol par Jacques Ancet

    in « Thérèse d’Avila, Jean de la Croix, Œuvres »

    édition de Jean Canavaggio

    Pléiade / Gallimard, 2012

  • Luis Cernuda, « Le printemps »

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    DR

     

    « Cette année tu ne connais pas l’éveil du printemps dans ces champs lointains, lorsque sous le ciel gris, tôt le matin, tu entendais les sifflements impatients des oiseaux, surpris sur les branches encore sèches de l’épaisseur feuillue et humide de rosée qui devait maintenant les abriter. Au lieu des prairies émaillées de corolles de safran, c’est l’asphalte sale de ces rues ; et ce n’est pas l’air de mars d’une tiédeur prématurée mais le froid tardif qui t’assaille dans ta marche, et te gèle à chaque carrefour.

    Perdu dans cette rêverie, tu suis avec nostalgie l’allée du parc, où tournoie spectrale, au ras du sol, te précédant, aile fugitive et terreuse, une feuille du dernier automne. Si sèche et sombre qu’on la dirait morte depuis des années ; son impossible verdeur et sa fraîcheur évanouies, comme la jeunesse de ce vieillard, immobile là-bas, de l’autre côté de la grille, voûté, mains dans les poches, et qui attend tu ne sais quoi.

    Puis en t’approchant, tu découvres aux pieds du vieillard des bouquets de fleurs précoces, asphodèles, hyacinthes, tulipes, aux couleurs vives et incroyables dans cette atmosphère glacée. Il est presque triste de les voir ainsi, exposées sur ce marché du Nord, comme si également elles sentaient leur beauté sans défense face à la sombre hostilité du lieu.

    Mais le printemps est là, fou et généreux. Il provoque tes sens, et à travers eux ton cœur qu’il pénètre, apaisant ton sang, illuminant ton esprit ; tes sens qui, sous l’invocation magique, en dépit du froid, de la misère, de l’absence de lumière, ne peuvent contenir l’allégresse printanière que ces fleurs, comme si elles en étaient la promesse, t’ont apportée et ont communiquée à ta peur, ton désespoir et ton apathie. »

     

    Luis Cernuda

    Ocnos

    Traduit de l’espagnol et préfacé par Jacques Ancet

    Les cahiers des brisants, 1987

  • Juan Gelman, « Notes XII & XIII »

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    DR»

     

    « NOTE XII

     

    les rêves brisés par la réalité

    les compagnons brisés par la réalité/

    les rêves de compagnons brisés

    sont-ils vraiment brisés/perdus/rien/

     

    pourrissent-ils sous la terre ?/leur éclat brisé

    disséminé en petits morceaux sous la terre ?/un jour

    les petits morceaux vont-ils s’unir ?

    va-t-il y avoir la fête des petits morceaux qui se réunissent ?

     

    et les petits morceaux des compagnons/se réuniront-ils une fois ?

    marchent-il sous terre pour se réunir un jour comme dit manuel ?/se réuniront-ils/ un jour ?

    de ces petits morceaux aimés est faite notre concrète solitude/

    nous avons per/du la douceur de paco/la tristesse d’haroldo/la lucidité de rodolfo/le courage de tant et tant

     

    à présent ils sont de petits morceaux disséminés sous tout le pays

    de petites feuilles tombées de la ferveur/de l’espoir/de la foi/

    de petits morceaux qui furent joie/lutte/confiance

    dans les rêves/les rêves/les rêves/les rêves/

     

    et les petits morceaux du rêve/se réuniront-ils une fois ?

    se réuniront-ils un jour/les petits morceaux ?

    nous disent-ils de les accrocher au tissu du rêve général ?

    nous disent-ils de rêver mieux ?

    à manuel scorza

     

     

    NOTE XIII

     

    chaque compagnon avait un morceau de soleil/

    dans l’âme/dans le cœur/dans la mémoire/

    chaque compagnon avait un morceau de soleil/

    et c’est de cela que je parle

     

    je ne parle pas des erreurs qui

    nous ont conduits à la défaite/pour l’instant/non

    je parle de l’arrogance/de l’aveuglement/du délire militariste de la direction/

    je dis que chaque compagnon avait un morceau de soleil

     

    qui lui illuminait le visage/

    lui donnait chaud dans l’effroi nocturne/

    l’embellissait en lui mettant la joie aux yeux/

    le faisait voler/voler/voler/

     

    se sont-ils éteints ces morceaux de soleil à présent ?/à présent que les compagnons sont morts/se

    sont-ils éteints leurs morceaux de soleil ?/ne leur éclairent-ils pas toujours

    âme/mémoire/cœur/leur réchauffant

    le talon les os mitraillés d’ombre ?

     

    petit soleil qui ainsi s’éteignait/

    tu éclaires encore cette nuit/

    où nous restons à regarder la nuit

    vers le côté où monte le soleil »

    Juan Gelman

    Vers le sud et autres poèmes

    Présenté et traduit de l’espagnol (Argentine) par Jacques Ancet
    postface de Julio Cortázar

    Gallimard, coll. Poésie, 2014

     

  • Luis Cernuda, « Ombres »

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    DR

     

    «  Ombres

     

    Il était blond et fin — avec un visage d’enfant, ajouterais-je, si je ne me rappelais ses yeux bleus, ce regard de qui a goûté la vie et l’a trouvée amère. Au poignet de sa manche, rouge comme une blessure fraîche, il portait un galon de caporal gagné au Maroc d’où il venait.

    Il était sur un char et déchargeait des bottes de paille dorée pour les chevaux qui, impatients à l’intérieur, logés comme des monstres infernaux sous d’énormes voûtes obscures, blessaient les pierres de leurs sabots en secouant les chaînes qui les maintenaient à la mangeoire.

    Son air distant et absorbé, dans l’humilité de sa tâche, rappelait le jeune héros d’un récit oriental qui, chassé du palais familial où tant d’esclaves veillaient à satisfaire ses moindres désirs sait se plier à leur travail, sans perdre pour autant sa grâce altière.

    *

    Il passait au crépuscule, petite tête ronde aux courtes boucles noires, bouche fraîche où s’ébauchait un sourire moqueur. Son corps agile, fort et harmonieux, rappelait l’Hermès de Praxitèle, un Hermès qui eût porté sous son bras replié contre la hanche, au lieu de Dionysos enfant, une énorme pastèque, l’écorce verte et obscure toute veinées de blanc.

    *

    Ces êtres dont nous avons un jour admiré la beauté, que sont-ils devenus ? Ils sont déchus, salis, vaincus, sinon morts. Mais l’éternelle merveille de la jeunesse reste vivante et, à la contemplation d’un nouveau corps jeune, certaine ressemblance parfois éveille un écho, une trace de celui que jadis nous avons aimé. Cependant, à la pensée que vingt ans séparent l’un de l’autre, que cet être n’était pas encore né quand le premier portait déjà allumée la torche inextinguible que les générations se passent de main en main, une douleur impuissante nous assaille, car nous découvrons, derrière la persistance de la beauté, la fugacité des corps. Ah ! temps, temps cruel, qui pour nous tenter par la fraîche rose d’aujourd’hui détruisis la douce rose d’hier. »

     

    Luis Cernuda

    Ocnos

    Traduit de l’espagnol et préfacé par Jacques Ancet

    Les Cahiers des Brisants, 1987

     

     

  • Jean de la Croix, « Chansons entre l’âme et l’époux »

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               « Au profond du cellier

    de mon ami j’ai bu, et je sortais

                parmi cette vallée

                et plus rien ne savais

    ayant perdu le troupeau que j’avais.

     

                Là mon cœur m’a offert,

    là, exquise science m’a enseignée,

                et à lui toute entière

                moi je me suis donnée,

    là j’ai promis d’être son épousée.

     

                Mon âme est employée

    ainsi que tout mon bien à son service,

                de troupeau n’ai gardé

                et n’ai plus d’autre office,

    car dans l’amour j’ai mon seul exercice.

     

                Si donc en nos pâtures

    nul ne peut plus me voir ni me trouver,

                vous me direz perdue,

                car d’amour emportée

    j’ai voulu me perdre et me suis gagnée. »

     

    Jean de la Croix

    Cantique spirituel

    Traduit par Jacques Ancet

    in Thérèse d’Avila, Jean de la Croix, Œuvres

    La Pléiade, Gallimard, 2012

  • Juan Gelman, « Vers le sud »

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    sur la poésie

     

    « il y aurait deux choses à dire/

    que personne ne la lit beaucoup/

    que ce personne c’est très peu de gens/

    que tout le monde ne pense qu’aux problèmes de la crise mondiale/et

     

    au problème de manger tous les jours/il s’agit

    d’un sujet important/je me rappelle

    quand l’oncle juan est mort de faim/

    il disait que manger il ne s’en souvenait même pas et qu’il n’y avait pas de problème/

     

    mais le problème vint plus tard/

    il n’y avait pas d’argent pour le cercueil/

    et quand finalement le camion municipal passa pour l’emporter

    l’oncle juan ressemblait à un petit oiseau/

     

    ceux de la municipalité le regardèrent avec mépris et dédain/ils murmuraient

    qu’on leur casse toujours les pieds/

    qu’eux ils étaient des hommes et qu’ils enterraient des hommes/et non

    des oisillons comme l’oncle juan/spécialement

     

    parce que l’oncle s’était mis à chanter cui-cui tout le long du voyage au crématorium municipal/

    ce qui leur avait semblé un manque de respect dont ils étaient très offensés/

    et quand ils lui donnaient une tape pour qu’il ferme sa boîte/

    le cui-cui volait dans la cabine du camion et ils sentaient que ça leur faisait cui-cui dans la tête/l’

     

    oncle juan était comme ça/il aimait chanter/

    et il ne voyait pas pourquoi la mort était une raison pour ne pas chanter/

    il entra dans le four en chantant cui-cui/on sortit ses cendres elles piaillèrent un moment/

    et les compagnons municipaux regardèrent leurs chaussures grises de honte/mais

     

    pour en revenir à la poésie/

    le poètes aujourd’hui vont assez mal/

    personne ne les lit beaucoup/ce personne c’est très peu de gens/

    le métier a perdu son prestige/pour un poète c’est tous les jours plus difficile

     

    d’obtenir l’amour d’une fille/

    d’être candidat à la présidence/d’avoir la confiance d’un épicier/

    d’avoir un guerrier de qui chanter les exploits/

    un roi pour lui payer trois pièces d’or le vers/

     

    et personne ne sait si ça se passe comme ça parce qu’il n’y a plus de filles/d’épiciers/de guerriers/de rois/

    ou simplement de poètes/

    ou les deux choses à la fois et il est inutile

    de se casser la tête à penser au problème/

     

    ce qui est bon c’est de savoir qu’on peut chanter cui-cui

    dans les plus étranges circonstances/

    l’oncle juan après sa mort/moi à présent

    pour que tu m’aimes/ »

     Juan Gelman

    Vers le sud et autres poèmes

    Présenté et traduit de l’espagnol (Argentine) par Jacques Ancet
    postface de Julio Cortázar

    Gallimard, coll. Poésie, 2014

  • Rafael José Díaz, « Le Crépitement »

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    les sept gorges

     

    « Le volcan n’est pas un rêve. Nous en avons fait le tour

    toi et moi, par les sept gorges sous le soleil

    qui tournait plus lentement que nous.

     

    Le volcan ne dormait pas. Il tenait compagnie

    aux pas entre les fleurs, aux étreintes furtives

    comme des incendies au bord d’un autre ciel.

     

    Tu découvris pour moi deux oiseaux

    qui conversaient embrasés sur les branches

    brûlantes du feu ancien du volcan.

     

    Le soleil ou l’œil ou le cratère

    jetaient leur lumière et absorbaient

    la seule lumière jetée par les paupières du rêve.

     

    Paupières,

    tes paupières,

    prises au rêve des miennes.

     

    Comme la toile d’araignée

    que nous vîmes résister à la brise,

    à la présence obscure du volcan,

    de même, les fines paupières

    cherchaient dans l’air le centre intact

    de la vie et de la mort.

     

    Demeure secrète de l’amour, où

    tu  accourais de très loin, du centre

    d’une toile tissée entre le soleil et le néant.

     

    Il n’était pas un rêve, le volcan. Par les sept gorges

    la lumière nous disait qu’il n’était pas un rêve

    l’amour, que les yeux verraient d’autres lumières à l’ombre du rêve. »

    traduit par Guy Rochel

     

    Rafael José Díaz

    Le Crépitement

    Préface de Philippe Jaccottet

    Traductions de l’espagnol par Jacques Ancet,

     Bernard Banoun, Roberto San Geroteo,

     Claude Held, Guy Rochel

     Bilingue

    L’Escampette, 2007

     

    Douzième page pour fêter les vingt ans de L’Escampette

     

  • Alejandra Pizarnik, « L’Enfer musical »

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    La parole du désir

     

    Cette texture spectrale de l’obscurité, ces mélodies au fond des os, ce souffle de silences divers, cette plongée en bas par le bas, cette galerie obscure, obscure, cette manière de sombrer sans sombrer.

     

    Qu’est-ce que je suis en train de dire ? Il fait noir et je veux entrer. Je ne sais quoi dire d’autre. (Je ne veux pas dire, je veux entrer.) La douleur dans les os, le langage brisé à coups de pelle, peu à peu reconstituer le diagramme de l’irréalité.

     

    De possessions, je n’en ai pas (ça c’est sûr ; enfin quelque chose de sûr). Ensuite une mélodie. C’est une mélodie plaintive, une lumière lilas, une imminence sans destinataire. Je vois la mélodie. Présence d’une lumière orangée. Sans ton regard je ne saurai vivre, ça aussi c’est sûr. Je te suscite, te ressuscite. Et il m’a dit de sortir dans le vent et d’aller de maison en maison en demandant s’il était là.

     

    Je passe nue, un cierge à la main, château froid, jardin des délices. La solitude ce n’est pas se tenir sur le quai, au petit jour, à regarder l’eau avec avidité. La solitude, c’est de ne pouvoir la dire parce qu’on ne peut la circonscrire parce qu’on ne peut lui donner un visage parce qu’on ne peut en faire le synonyme d’un paysage. La solitude serait cette mélodie brisée de mes phrases.

     

    Alejandra Pizarnik

     L’Enfer musical

     Traduction et postface de Jacques Ancet

    Ypsilon éditeur, 2012