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  • Pascal Quignard, « La leçon de musique »

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    Marin Marais par André Bouys, 1704

     

     

    « La cloison sonore est première dans l’ordre du temps. Mais je songe – avant que nous soyons enveloppés de notre propre chair – à la cloison tégumentaire d’un ventre autre. Puis la pudeur sexuelle, la présence ou la menace de l’émasculation, qui ne sont pas dissociables de la cloison vestimentaire. Non pas les corps : certaines parties du corps, non pas les plus personnelles, mais assurément les plus distinctes, qui sont soustraites à la curiosité d’autrui. Il faut alors supposer une espèce de son étouffé qui est comme le sexe dérobé. C’est le secret de la musique. Dans ce sens Marin Marais décide de devenir le virtuose de la basse de viole, dût-il passer sur le corps de son maître. Sans doute une espèce de son étouffé peut être formée à l’aide du piano-forte ou du violoncelle. Mais de nos jours, dans le cas du clavecin, de la viole de gambe, il en va comme si une tenture, une tapisserie, une cloison nous séparaient de ces sons étouffés, et les étouffent. Le plus lointain en nous, il nous brûle les doigts. Nous le cachons dans notre sein et pourtant il nous paraît plus ancien que la préhistoire, ou plus loin que Saturne. Jean de La Fontaine, dans le même temps, cherche à l’aide de vieux mots, de vieilles images revigorées, la nouveauté, la jeunesse même d’un effet archaïque. Je n’avais pas la vue dans ce temps, pas plus que je n’avais la disposition du souffle, ni du vent, ni de l’air atmosphérique, ni de la profondeur des cieux. J’ai intensément et comme à jamais l’impression de ne pas entendre tout à fait et de ne pas être sûr de comprendre tout à fait.

     

    […]

     

    Rue de l’Oursine, il s’était fait aménager un cabinet de musique qui donnait sur le jardin et qui causait de la surprise aux musiciens de ses amis et aux élèves tant il était en proportion petit. On ne pouvait y jouer à plus de deux violes et c’est pourquoi Marais avait été contraint de louer une salle plus vaste, rue du Batoir, pour y donner ses cours. C’était une réplique de la cabane de Sainte-Colombe, cinquante ans plus tôt, dans le bois de mûrier. Il était recouvert de boiseries de chêne clair. Deux tabourets recouverts de velours de Gênes rouge. Près de la fenêtre – d’où Marais avait plaisir à voir ses arbres et ses fleurs – une chaise longue datant du XVIIe siècle, une vieille “duchesse” de velours jaune, une table à écrire, un nécessaire à écrire au couvercle fait de pierres d’agate.

     

    […]

     

    Durant les années 1726, 1727, 1728, il avait à peu près cessé de parler. Comme les vieillards qui, pour justifier la mort ou pour supporter la proximité de plus en plus pressante et de plus en plus effrayante de leur fin, édifient à pleines mains mille motifs de haïr le monde qu’ils quittent sans qu’ils le veuillent, il prétendait qu’il avait chuchoté un chant à des oreilles qui ne se trouvaient plus sur les visages. Que, sans qu’il sache comment, il était comme un poète qui écrirait des vers dans une langue dont le peuple aurait été décimé en une nuit. Que l’art de la viole avait connu son plus haut état alors que le public avait déjà cessé de lui accorder son attention. Qu’il avait écrit sur l’eau, au rebours du courant, dans le mouvement impossible qui va de nouveau vers la source. »

     

    Pascal Quignard

    La leçon de musique

    Textes du XXe siècle, Hachette, 1987, rééd. Folio, 2002

     

    Marin Marais est né le 31 mai 1656 à Paris, où il est mort le 15 août 1728.

  • Jude Stéfan, « Aux poètes »

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    DR

     

    « Chers collègues,

     

    car d’eux d’entre nous sont déjà morts, comme nous disons en notre langage d’aveugle, morts autrement que nous, Salabreuil, Perros, j’eus de l’amitié pour eux, de la reconnaissance, de l’estime pour d’autres – mais que recouvrirait le terme impossible d’“ami” ? Qu’est-ce que la poésie en ce moment pour moi, pour nous, en partage ? On connaît la chanson : on apprend la mort effective par suicide, vieillesse ou cancer, à trente ou cinquante ou quatre-vingts ans du poète X qui avait publié trois ou cinq – c’est meilleur signe – ou cinquante recueils remarqués des trois cents amateurs parisiens ou étrangers : alors peut-être on fouillera dans ses traces pour trouver quoi ? de la vie, mais lui, l’était, la vie, peut-être, lorsqu’il y était, en elle. Entretemps comment donc avoir vécu, sans ou avec la poésie ? Vivre est un fait de prose et qui se suffit à soi-même : manger, dormir, marcher, parler, lire des journaux. On écrit à défaut, ou en outre, ou à côté de la poésie qu’on épouse parfois dans l’enfance, l’effusion corporelle, des instants de voyage et qui restent, la joie de disparaître. Il y a un désastre de la poésie des années 60-80, dont quelques rocs, quelques noms commençant par D. ou R. témoigneront aux mains des béats successeurs, tous les bricoleurs actuels – électriciens ou concasseurs, étoileurs de pages, aussi les éternels vieux sentimentaux radotant leurs émotions, ou les asphyxiés du verbe – eux, oubliés de leur vivant même, pâlis, effacés, dépassés. Or je ne suis pas de ceux qui continuent et mes vers ne dureront pas plus ni moins que ceux d’un “écrivant” : honteuse justification ! Non, une tombe gravée sera notre seul poème vrai : on s’incline, on lit enfin avec respect les dates et les noms. Certes on écrit - vit - aime ; je ne dissocierai pas ma mort de mes cris vifs; il n’est aucune poésie dans la naissance, cette expulsion au champ du pire, ce miracle pour sages-femmes et bêtasses – mais elle est tout ce qu’on invente après-coup, malade d’un désir. J’ai écrit de faux vers, parfois de beaux à l’ancienne, la métrique est pour les professeurs. Il nous faut être debout, nous chausser, nous savoir, croire en tel siècle : rude courage ! La poésie (re) commencera grâce à des gueux artisans sensibles qui n’auront pas plus la pudeur de se taire, on recommencera l’effort de Rimbaud et Denis Roche, par comble ! Un “jeune” poète aura toujours quarante ans. Souvent je suis dans l’impensé, ayant honte d’avoir vécu inacceptable, incapable de savoir quoi se rate dans l’usage de la langue, pris dans l’inguérissable manie de raturer le sens qu’on a mis partout, dans les cités, les rapports humains (il n’y en a que de sexuels), les destins, à me voir incapable de dormir innocent de mes rêves, à devoir deviner qui je marche, qui je suis, qui je parle. Donc je suis : c’est la conclusion; or ce n’était que le commencement. Heureusement l’univers n’a pas de sens, ni la mort, ni la nuit, ni la beauté, ni l’amour, ni donc la poésie. Oui, c’est vrai, je n’aurais voulu écrire que par tout cela effaré, si seul écrire me guérissait de moi-même. »

    Jude Stéfan

    Lettres tombales (ad familiares)

    Le temps qu’il fait, 1983

    http://www.letempsquilfait.com/Pages/Pages%20auteurs%20A-Z/Page%20auteurs%20S.html