UA-62381023-1

Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

  • Pai Chu Yi, « En plantant un pin »

    W020100617398441246897.jpg

     

    « 1

    J’aime ce pin d’un pied à peine,

    Replanté de mes propres mains.

    Il garde encore le vert que reflétait le ruisseau,

    Il est encore voilé de la brume humide de la montagne.

    Je l’ai replanté au soir de mon âge,

    Il mettra longtemps à grandir.

    Pourquoi passé quarante ans,

    Planter un arbrisseau de quelques pouces ?

    Pourrais-je voir ses ombrages ?

    Vivre soixante-dix ans est bien rare.

     

    2

    J’aime votre ténacité devant l’hiver,

    Et j’aime votre droiture.

    Pour vous voir chaque jour,

    Je vous ai planté devant mes marches.

    Si la mort ne vous en empêche,

    Je sais que vous atteindrez les nuages. »

     

    Pai Chu Yi (Bai Juyi) – 772-846

    in La poésie chinoise des origines à la révolution

    Traduction, choix et présentation de Patricia Guillermaz

    Seghers, 1957, rééd. Marabout université, 1966

  • Mario Rigoni Stern, « Histoire de Tönle »

    mrs-testata-2-rit.jpg

    DR

     

    « Les saisons s’écoulaient pour revenir ensuite. De la fonte des neiges jusqu’aux premières chutes, il allait d’un pays à l’autre, à travers les États de l’Autriche-Hongrie, travaillant au hasard des occasions, avec tantôt de bons tantôt de moins bons résultats. En hiver il restait dans son trou, chez lui. Il ne quittait pas le hameau, sauf quand il allait au bois dans la forêt ou qu’il se réfugiait dans quelque cabane, craignant de se faire surprendre par les carabiniers qui l’avaient toujours sur leurs listes pour l’arrêter et, bien sûr, lui faire purger ses quatre années de prison. Mais chaque fois, au début de l’hiver, à l’approche de Noël, il rentrait chez lui aux premières heures de la nuit, après que le soir avait fait s’évanouir dans l’obscurité le cerisier sur le toit de chaume. Et quand il franchissait la porte de la maison il trouvait un nouveau fils ou une nouvelle fille, qu’à l’état civil on enregistrait sous son nom avec quelque ironie mais l’archiprêtre tranchait : si les carabiniers du roi n’arrivaient pas à arrêter le père dont on disait qu’il était en fuite de l’autre côté de la frontière, il n’y avait pas de raison de supposer que sa femme concevait d’un autre que lui !

    Le temps cependant, marquait les visages des gens de la famille et des amis. Il se produisait des choses nouvelles, et de nouvelles idées circulaient jusque parmi les habitants de nos hameaux. Beaucoup, maintenant, allaient travailler au-delà des frontières. Ils partaient au printemps, par groupes, avec leurs outils dans une brouette et, à pied, suivaient la route de l’Asstal et le Menador jusqu’à Trente, où ceux qui avaient des sous pouvaient même prendre le chemin de fer. Parfois se joignaient à ces groupes des enfants qui avaient à peine achevé l’école primaire et, à la frontière du Termine, les douaniers des deux côtés les laissaient passer sans la moindre formalité : tout au plus leur demandaient-ils s’ils avaient un certificat de baptême sur eux.

    Ceux qui avaient réussi, après avoir travaillé en Prusse ou en Autiche-Hongrie, à accumuler l’argent nécessaire pour payer le prix du bateau émigraient aux Amériques. Là-bas, écrivaient-ils, c’était tout autre chose : le travail ne manquait jamais et la paye était plus élevée que dans n’importe quel autre pays.

    On commença aussi à parler de socialisme, d’associations ouvrières, de coopératives d’artisans. Ceux qui n’avaient pas le courage de prononcer le mot “socialisme” disaient et écrivaient “socialité” mais, chose curieuse, les usagers des biens de la communauté, c’est-à-dire tous ceux qui résidaient dans nos communes étaient appelés “communistes”, même sur les papiers officiels. »

     

    Mario Rigoni Stern

    Histoire de Tönle

    Traduit de l’italien par Claude Ambroise et Sabine Zanon Dal Bo

    Préface de Claude Ambroise

    Coll. Terra d’altri, 1998, rééd. Verdier poche, 2008

    https://editions-verdier.fr/livre/histoire-de-tonle/

  • Pierre Bergounioux, « Hôtel du Brésil »

    IMG_7288.jpg

    © cchambard

     

    « La vie intérieure, entre quatre murs, sous plafond, sur parquet, dans les étages, comprime, exaspère la vie intérieure. Des pensées qui, dehors, se perdraient dans l’étendue, se dilueraient dans l’atmosphère, se trouveraient ramenées à leurs justes proportions par les choses prochaines, ici tournent en rond, se heurtent aux cloisons, reviennent sur celui qui les forme, l’accaparent, l’obsèdent.

    Je me souviens d’avoir perçu, à tort ou à raison, comme une sourde affinité entre les livres de Freud et ceux, par exemple, de Kafka, de Thomas Mann, ses compatriotes et quasi contemporains, que je découvrais au même endroit, à la même époque. Une littérature d’appartement, de chambre, celle dans laquelle le pauvre Gregor Samsa s’éveille, un matin, métamorphosé en cloporte (en blaps mortifère, selon Nabokob), celle que regagne, chaque soir, Hans Castorp au sanatorium de La Montagne magique et puis la pièce, avec un divan, de lourdes tentures, de fragiles statuettes, Bergasse 19, à Vienne, où des citadins viennent confier leurs hantises, leurs rêves, leurs malheurs.

    La contribution de Freud à la clarification de l’énigme que nous sommes à nous-mêmes est assurément éminente. Il est de ceux, peu nombreux, qui, d’âge en âge, ont illuminé notre nuit. Mais pour concerné que je fusse, étant homme, par ce qu’il nous a dit, mon humanité se trouvait augmentée ou diminuée d’une simplicité champêtre (ou d’une idiotie rurale) qui restait en dehors, aux deux sens du terme, du principe explicatif qu’il était descendu chercher, salon sa propre expression, aux Enfers – Acheronta movebo. »

     

    Pierre Bergounioux

    Hôtel du Brésil

    Coll. Connaissance de l’inconscient / Le principe de plaisir, Gallimard, 2019

     

  • Michaël Glück, « Ciel déchiré, après la pluie »

    ob_772e58_dsc-2746.gif

    © Michel Durigneux

     

    « Ce pourrait être, s’il fallait raconter, s’il fallait répondre aux désirs d’histoires qui tentent de combler un vain, un pitoyable besoin de consolation d’on ne sait plus quelle souffrance, ce pourrait être ainsi qu’il faudrait commencer – bien que tout soit depuis si longtemps commencé et redit, répété. Ou recommencer plutôt – car récits ont été commencés, même s’ils nous perdent et aggravent notre dispersion plus qu’il ne la réparent. Ce pourrait être donc, quelque part en Europe, oui ce nom-là et cet autre Sangatte ou cet autre Mukacevo, des jungles, des villes de réfugiés, mais non les villes-refuges qu’on eût pu espérer, lieux d’hospitalité – car pour ce qui est de l’hospitalité, ces villes, qui n’en sont pas, non pas vraiment ou qui n’en sont plus, si elles furent – cités de transit, faudrait-il dire, d’attente, de tri, de sélection. Ce pourrai-être, s’il fallait raconter des voix, oui des voix, issues de corps trafiqués par l’exténuation de vivre, la misère, les lendemains qui déchantent. Ce pourrait être l’une de ces villes ou bien encore ailleurs, sur d’autres continents, favélas, townships ou bidonvilles, sous-sols où s’agitent des survivants tandis qu’au-dessus, incessantes, tombent une pluie noire et la nuit. Et des voix qui se fuient, qui gémissent, geignent, s’éraillent, s’étouffent, des voix qui chercheraient des corps à habiter au-delà du théâtre d’ombres. Quelqu’un viendrait au milieu des voix, quelqu’un prendrait enfin corps – comme on dit prendre feu – parlerait dans le désarroi, aurait pourtant des gestes simples, annoncerait des évènements mineurs la neige, le passage d’un train, une mort, une naissance. Quelqu’un dirait avoir aperçu plus loin, dans les vieilles caves des quartiers nord, près d’une chaudière hors d’usage, une femme qui allaitait un enfant chauve, un vieillard qui peignait la chevelure blanche d’une vieille, un petit garçon qui souriait en berçant dans ses bras une poupée acéphale ou bien un ours borgne lequel, par son ventre béant, décousu, recrachait la paille dont il avait été bourré. Quelqu’un dirait plus tard que le petit garçon avait mangé toute la paille. Quelqu’une, une autre viendrait dire qu’elle avait fermé les paupières d’un récitant qui prétendait, lors d’une sortie du sous-sol, cela se produisait parfois, avoir vu, là-haut, dehors, un homme qui marchait sous la pluie le long d’une voix ferrée. Et un autre demanderait comment pouvait-il voir celui-là, comment lui qui nous dit avoir cousu la nuit dans ses yeux, comment oui, eût-il pu voir alors que tu sais, comme nous savons tous, que, sous nos paupières, il n’y a que des nids d’araignées qui tissent nos ténèbres. Comment, toi qui viens de dire, peux-tu nous mentir ainsi et pourquoi. Puis un autre ajouterait : les mensonges sont nos récits. »

     

    Michaël Glück

    Ciel déchiré, après la pluie

    L’Armourier, 2019

    http://www.amourier.com/672-ciel-dechire-apres-la-pluie.php