© Michel Durigneux
« Ce pourrait être, s’il fallait raconter, s’il fallait répondre aux désirs d’histoires qui tentent de combler un vain, un pitoyable besoin de consolation d’on ne sait plus quelle souffrance, ce pourrait être ainsi qu’il faudrait commencer – bien que tout soit depuis si longtemps commencé et redit, répété. Ou recommencer plutôt – car récits ont été commencés, même s’ils nous perdent et aggravent notre dispersion plus qu’il ne la réparent. Ce pourrait être donc, quelque part en Europe, oui ce nom-là et cet autre Sangatte ou cet autre Mukacevo, des jungles, des villes de réfugiés, mais non les villes-refuges qu’on eût pu espérer, lieux d’hospitalité – car pour ce qui est de l’hospitalité, ces villes, qui n’en sont pas, non pas vraiment ou qui n’en sont plus, si elles furent – cités de transit, faudrait-il dire, d’attente, de tri, de sélection. Ce pourrai-être, s’il fallait raconter des voix, oui des voix, issues de corps trafiqués par l’exténuation de vivre, la misère, les lendemains qui déchantent. Ce pourrait être l’une de ces villes ou bien encore ailleurs, sur d’autres continents, favélas, townships ou bidonvilles, sous-sols où s’agitent des survivants tandis qu’au-dessus, incessantes, tombent une pluie noire et la nuit. Et des voix qui se fuient, qui gémissent, geignent, s’éraillent, s’étouffent, des voix qui chercheraient des corps à habiter au-delà du théâtre d’ombres. Quelqu’un viendrait au milieu des voix, quelqu’un prendrait enfin corps – comme on dit prendre feu – parlerait dans le désarroi, aurait pourtant des gestes simples, annoncerait des évènements mineurs la neige, le passage d’un train, une mort, une naissance. Quelqu’un dirait avoir aperçu plus loin, dans les vieilles caves des quartiers nord, près d’une chaudière hors d’usage, une femme qui allaitait un enfant chauve, un vieillard qui peignait la chevelure blanche d’une vieille, un petit garçon qui souriait en berçant dans ses bras une poupée acéphale ou bien un ours borgne lequel, par son ventre béant, décousu, recrachait la paille dont il avait été bourré. Quelqu’un dirait plus tard que le petit garçon avait mangé toute la paille. Quelqu’une, une autre viendrait dire qu’elle avait fermé les paupières d’un récitant qui prétendait, lors d’une sortie du sous-sol, cela se produisait parfois, avoir vu, là-haut, dehors, un homme qui marchait sous la pluie le long d’une voix ferrée. Et un autre demanderait comment pouvait-il voir celui-là, comment lui qui nous dit avoir cousu la nuit dans ses yeux, comment oui, eût-il pu voir alors que tu sais, comme nous savons tous, que, sous nos paupières, il n’y a que des nids d’araignées qui tissent nos ténèbres. Comment, toi qui viens de dire, peux-tu nous mentir ainsi et pourquoi. Puis un autre ajouterait : les mensonges sont nos récits. »
Michaël Glück
Ciel déchiré, après la pluie
L’Armourier, 2019
http://www.amourier.com/672-ciel-dechire-apres-la-pluie.php