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Œuvres 1919-1922

  • Vélimir Khlebnikov, « La famine »

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    Vélimir Khlebnikov par Vladimir Maïakovski, 1913

     

    « Pourquoi cerfs et lièvres galopent dans les bois d’automne

    s’éloignant au loin ?

    Les hommes ont mangé l’écorce du tremble

    les pousses vertes des sapins

    Femmes et enfants errent dans les bois

    ils cueillent des feuilles de bouleau

    pour faire de la soupe aux choux    de la soupe froide    du borchtch

    Sommités des sapins et mousse tendrement argentée –

    nourriture des bois

    Les sapins rendront les dents semblables à celles du cerf

    “Plus de glands !    Les hommes ont mangé tous les glands” –

    sautillait     se plaignait l’écureuil

    Dans les bois taupes et souris ont disparu

    nulle part le renard ne peut attraper la volaille

    La femelle du lièvre fuit mécontente –

    le chou a disparu des potagers

    Les enfants    éclaireurs de nourriture

    errent dans les bosquets

    grillent sur des feux les vers blancs

    les grandes mauves des bois et les chenilles grasses

    les vers gras des lucanes

    ils les déterrent et se les mettent sous la dent

    cuisent de petits pains d’arroche

    la faim les fait courir après les papillons

    Et les petits enfants gazouillent doucement comme font les enfants

    ils parlent d’autres temps

    leurs yeux en énorme tache sombre

    Pour que la famine regarde à travers les visages d’enfant

    comme un maître barbu

    Les petits enfants fondent

    Leurs bouches sont devenues énormes   se sont étirées jusqu’aux oreilles

    leurs yeux comme des cernes bleus ou noirs

    brillent en cercle sur les visages   comme un miroir lisse

    l’arête du nez s’est affinée

    pointue comme un canif    avec son extrémité blême d’oiseau

    Les enfants dans la forêt

    brillent face au monde comme un cierge blanc près du cercueil

    Tous se sont perdus dans la contemplation ravie

    d’un lièvre qui tendrement bondissant

    galope dans les bois

    comme à l’apparition d’un esprit lumineux

    Mais il s’enfuit    vision légère

    le bout de son oreille faisant une tache noire

    Et les enfants longtemps sont restés    par lui fascinés

    C’est un repas copieux qui s’est envolé

    Si on avait pu le rôtir et le manger !

    Feuille douce     savoureuse d’entre les savoureuses

    petite herbe douce    plus douce que craquelin

    “Regarde un peu    un papillon là-bas est passé” –

    “Attrape-le    course-le    et ici un bleu” –

    Un garçon dans la rivière a attrapé

    trois grenouilles

    grasses    grosses et vertes

    “Mieux que le poulet ” –

    disait-il à ses sœurs réjouies

    Le soir les enfants se réuniront près du feu

    et mangeront ensemble les grenouilles

    en babillant doucement

    Et peut-être     aujourd’hui    il y aura une soupe de papillons »

    1921

     

    Vélimir Khlebnikov

    Œuvres — 1919 – 1922

    Traduit du russe préfacé et annoté par Yvan Mignot

    coll. « Slovo », Verdier, 2017

    https://editions-verdier.fr/auteur/velimir-khlebnikov/

    Depuis sa parution, en 2017, ce livre ne quitte pas mon établi. La puissance de l'écriture de Khlebnikov me sidère — et donc la traduction d'Yvan Mignot — et je ne suis pas loin de penser comme Jakobson qu'« il était, pour le dire en un mot, le plus grand poète du monde en notre siècle ». Du moins un des plus importants, un des plus inattendus, un des plus neufs qui soient encore aujourd'hui.

     

  • Vélimir Khlebnikov, « Le livre »

    260px-Vélimir_Khlebnikov.jpg

     

    J’ai vu les noirs Véda

    le Coran et l’Évangile

    et les livres aux plats

    de soie des Mongols

    eux-mêmes faits de la cendre des steppes

    du kizäk odorant

    comme le font

    les femmes kalmoukes chaque matin

    faire un feu

    et se coucher soi-même sur lui

    veuves blanches

    cachées dans un nuage de fumée

    pour accélérer la venue

    du livre

    Ce livre un

    bientôt vous le lirez     bientôt

    Blanches     les mers brillent

    dans les côtes mortes des baleines

    Chant sacré     voix sauvage mais juste

    Et les fleuves azur     sont les marque-pages

    où le lecteur lit

    où est l’arrêt des yeux qui lisent

    Ce sont les grands fleuves –

    la Volga où la nuit on chante à Razine

    où on allume des feux sur les barques

    le Nil jaune     où l’on prie le soleil

    le Yang-Tsé-Kiang     où est la fange épaisse des humains

    le Seine     où sont vendues des femmes aux yeux sombres

    et le Danube     où toutes les nuits brillent

    des hommes blancs sur les vagues     sur des barques en chemises blanches

    la Tamise     où est l’ennui gris des bâtiments – dieux pour les foules

    l’Ob renfrogné     où on fouette le dieu tous les soirs

    et où on danse devant un ours à l’anneau de fer sur son cou blanc

    avant qu’il ne soit mangé par toute la tribu

    et le Mississippi     où les hommes ont pris pour pantalon le ciel étoilé

    et portent un chiffon de ce ciel sur des bâtons

    Le genre humain est le lecteur du livre

    et la couverture porte l’inscription du créateur

    mon nom     archaïques caractères bleus *

    Mais tu lis nonchalamment

    plus d’attention !

    Tu es trop distrait et tu regardes en paresseux

    comme si c’était les leçons d’un catéchisme

    Ces chaînes de montagnes enneigées et ces grandes mers

    ce livre un

    bientôt     bientôt tu vas le lire

    Dans ces pages saute la baleine

    et l’aigle     qui a plié la page de l’angle

    se pose sur les vagues marines

    pour se reposer sur le lit du pygargue **

    [1920] ms. automne 1921

     

    * Des signes d’écriture archaïques, comme si de tout temps la couverture du livre portait le nom

    ** Le Livre évoque par son aspect de « montagnes enneigées » l’espace nietzschéen, il reprend l’ancien topique du monde comme livre dans une version cinétique. L’aigle quitte les sommets pour se poser sur la mer et devenir aigle des mers. Je ne sais si Khlebnikov pensait à la Thora d’en haut qui suit le même mouvement. Quoi qu’il en soit, puisqu’encore une fois il s’agit du temps, et plus spécifiquement du temps de la lecture, on pourrait dire que Khlebnikov, là aussi, introduit la discontinuité. Ndt.

     

    Vélimir Khlebnikov

    Œuvres 1919 – 1922

    Traduit du russe préfacé et annoté par Yvan Mignot

    coll. « Slovo », Verdier, 2017

    https://editions-verdier.fr/auteur/velimir-khlebnikov/

    Depuis sa parution, en 2017, ce livre ne quitte pas la table, la forge. La puissance de l'écriture de Khlebnikov me sidère — et donc la traduction d'Yvan Mignot — et je ne suis pas loin de penser comme Jakobson qu'« il était, pour le dire en un mot, le plus grand poète du monde en notre siècle ». Du moins un des plus importants, un des plus inattendus, un des plus neufs qui soient encore aujourd'hui.

  • Vélimir Khlebnikov, « Œuvres, 1919-1922 »

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    DR

     

    Les tables du destin

    « Feuillet I

    28.I.1922

     

    Si je transforme l’humanité en montre

    et indique comment l’aiguille des siècles se meut

    est-ce que vraiment de notre portion de temps

    la guerre ne s’envolerait pas comme une lettre inutile ?

    Là où le genre humain a attrapé des hémorroïdes

    en restant pendant des siècles assis dans les fauteuils de la guerre à ressorts

    je vous raconterai ce que je sens qui vient de l’avenir

    mes rêves transhumains

    Je sais que vous êtes des loups orthodoxes

    avec les cinq doigts de vos fusillades je serre les miens

    mais est-il possible que vous n’entendiez bruire l’aiguille-destinée

    cette merveilleuse couturière ?

    Sous le déluge de la force de ma pensée je noierai

    les constructions des gouvernements existants

    j’ouvrirai la Kitèje féériquement surgie

    aux serfs de la vieille bêtise

    Et quand la bande des Présidents du globe terrestre

    sera jetée comme une écorce verte à la terrible famine

    l’écrou existant de chaque gouvernement

    obéira à notre tournevis

    Et quand la jeune fille à la barbe

    aura jeté la pierre promise

    vous direz : “C’est ce

    que nous avions attendu pendant des siècles”

    Montre de l’humanité   par ton tic-tac

    fais se mouvoir l’aiguille de ma pensée !

    Que celle-ci grandisse en suicide des gouvernements et en livre – celle-là

    la terre sera non ordonnancée !

    présidentglobeterrestrélevée !

    Que le chant lui soit lierre !

    je raconterai que l’univers est une allumette avec de la suie

    sur le visage du calcul

    et que ma pensée est comme un passe-partout

    pour des portes derrière lesquelles quelqu’un s’est tiré une balle… »

     

    Vélimir Khlebnikov

    Œuvres, 1919-1922

    Traduit du russe, préfacé et annoté par Yvan Mignot

    Coll. « Slovo », Verdier, 2017

    http://editions-verdier.fr/livre/oeuvres-1919-1922/