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du monde entier

  • Louise Glück, « Matines »

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    DR

     

    « Tu veux savoir ce que je fais de mon temps ?
    Je marche dans la pelouse devant la maison, je feins de 
    désherber. Tu devrais savoir 
    que je ne mets jamais à genoux pour désherber, arracher 
    des bottes de trèfles des parterres de fleurs : en fait,
     je cherche le courage, une preuve 
    que ma vie va changer, mais 
    cela prend un temps infini, l’examen de 
    chaque botte pour y trouver la feuille 
    symbolique, et bientôt l’été s’achève, déjà 
    les feuilles virent de couleur, encore et toujours les arbres malades 
    s’en vont les premiers, les mourants deviennent 
    jaune luisant, alors que quelques sinistres freux jouent 
    leur musique de couvre-feu. Tu veux voir mes mains ?
    Aussi vides à présent qu’à la première note.
    Ou le but était-il
    De continuer sans un signe ? »


    Louise Glück
    L’Iris sauvage (1992)
    Traduit de l’anglais (États-Unis) et préfacé par Marie Olivier
    Bilingue
    Gallimard, Du monde entier, 2021

     

    De son jardin, Louise Glück, tire sa poésie, faite de rapport au divin, à l'humain, à la nature. Elle nous dit ce qu'il y a de plus tragique dans ces vies qui sont de brèves floraisons.

  • Durs Grünbein, « Deux poèmes »

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    DR

     

    « Un mouvement

     

    Ce petit coup de vent éphémère, tourbillon aérien

         infinitésimal, quand un

             moineau effrayé s’envola sous

                   mon nez, déjà il était

     

    hors de vue, et une des

                   feuilles les plus légères le suivit déchiquetée dans

                        son sillage. (1988)

     

    D’un livre des faiblesses

     

    Un gigantesque agenda, cette vie –

    Si différente de ce qu’on attendait, et pourtant telle.

    Nous nous voyons, en fermant les yeux,

    Dans un ascenceur qui passe par les années comme par des étages.

    Souvent, quelqu’un descend en route, court dans le couloir

    À la rencontre de lui-même, son propre double.

    On trébuche une moitié du chemin, on frappe à la mauvaise porte

    Parce qu’un cœur est dessiné dessus. Et alors –

    S’affaisser d’épuisement fait tellement de bien.

     

    Chaque jour à présent un pétale tombe

    Du bouquet de fleurs délirant qui, hier, manquait

    De faire exploser le vase par sa splendeur.

    Hortensias bleus, anémones sauvages, tulipes noires –

    Tout ça à l’air d’une improvisation libre :

    Études pour un piano d’enfant – vers inconsistant.

    Et cette inconsistance veut dire : nous mourons

    Imperceptiblement ; et soudain nous prenons plaisir

    À vivre comme si nous étions immortels,

    Alors que l’écriture nous endigue et que le moindre

    Mot est crucial. Alors vas-y,

    Écris un livre sur tes faiblesses quotidiennes. (2017) »

     

    Durs Grünbein

    Presque un chant

    suivi de « Notes sur moi-même » par l’auteur

    Traduits de l’allemand et présenté par Jean-Yves Masson & Fedora Wesseler

    Coll. Du monde entier, Gallimard, 2019

  • Yannis Ritsos, « Trois poèmes »

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    DR

     

    « Résurrection

     

    Il regarde à nouveau, il observe, il distingue

    à une distance qui ne signifie rien,

    dans une durée qui n’humilie plus,

    les boules de naphtaline dans le sac en papier,

    les feuilles de vignes sèches dans le seau percé,

    la bicyclette sur le trottoir d’en face.

                                       Brusquement,

    il entend le coup derrière le mur,

    ce même coup convenu, unique,

    le coup le plus profond. Il se sent innocent

    d’avoir oublié les morts

                               À présent, la nuit,

    il n’utilise plus de boules Quies – il les a laissées

    dans son tiroir avec ses décorations

    et son dernier masque – le masque le plus raté.

    Mais saurait-il dire s’il s’agit du dernier ?

     

    Difficile aveu

     

    Les clous et les planches, c’est moi qui les ai pris. Ne me dénonce pas.

    J’aurais pu ne rien te dire. Je ne pouvais pas. À l’heure où les autres

    tout nus dans le soleil frappaient leurs marteaux, il grimpa, lui,

    très chic et cravaté. Il déplia le vaste plan de l’ouvrage

    et désigna du doigt. Il me glaça. Les marteaux s’étaient arrêtés.

     

    À présent, je sais quelle différence il y a entre le papier et le fer. Le monde

    est coupé en deux. Que tu l’avoues ou non, – cela ne le réunira pas pour autant.

     

    Son dernier métier

     

    Voici, dit-il, mon dernier métier – un foulard

    de paysan, très grand, à carreaux bleus et blancs ;

    je le plie, je le déplie, j’essuie ma sueur

    et parfois mes yeux. J’y ramasse tous mes biens,

    quelques livres, un fauteuil, mes cigarettes, mon briquet,

    mon miroir à raser grossissant, et l’autre,

    ce miroir rapetissant qui me sert à voir des choses désagréables

    ou celles qu’on dit chimériques.

                                                   Dans ce foulard,

    juste au milieu, il y a un trou. C’est par là

    qu’entre l’oiseau au cours des nuits les plus obscures,

    mon oiseau secret qui saute sur mon épaule ou mon genou

    pour me nourrir d’un épi, d’une étoile ou d’un ver. »

     

    Yannis Ritsos

    Hélène suivi de Conciergerie

    Traduit du grec par Gérard Pierrat

    Gallimard, Du monde entier, 1975