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le chemin

  • Roger Laporte, « La Veille »

    Pour saluer la réouverture du groupe consacré à Roger Laporte sur Facebook https://www.facebook.com/groups/45486574813/?fref=ts voici les premières lignes du premier livre de l’œuvre d’une vie…

     

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     « Il a disparu. — Le moment propice est donc enfin venu de mettre mon projet à exécution, mais pourquoi ce malaise inattendu ? Je redoutais, en décidant d’écrire, de commettre une imprudence, de lui offrir malgré moi un terrain propice, de susciter sa venue de manière si prompte que je n’aurais même pas eu le temps d’écrire le premier mot, et certes, pendant longtemps, il me suffisait d’envisager même timidement mon projet pour qu’il mît fin à ma tranquillité, mais cette fois mon appréhension a été vaine : j’écris, et pourtant il ne s’est toujours pas manifesté. — Ai-je vraiment craint son retour ? Je ne voulais exécuter mon projet qu’en toute quiétude, donc en son absence : cette condition préalable était réalisée, car, avant de me mettre à écrire, j’ai plusieurs fois, et en toute tranquillité, pensé à mon projet, et pourtant je ne l’ai pas mis à exécution. Il me harcelait, le répit dont je bénéficiais, pouvait donc sans préavis se terminer d’un moment à l’autre : pourquoi, bien loin de me saisir de l’occasion, ai-je longtemps tergiversé et perdu ce temps libre sans m’en émouvoir ? — Il me faut avouer ce que j’aurais pu dire dès le début : il s’était tout à fait effacé, mais, contrairement à mon attente, mon projet, au lieu d’être enfin exécutable, s’était décoloré de tout attrait à tel point que ce n’est pas par désir, mais par dépit, que j’ai commencé d’écrire.

    Je me suis mis au travail à un moment où j’aurais pu tout aussi bien ne pas écrire, j’ai espéré commettre ainsi une imprudence sans recours, mais elle a été sans conséquence : j’écris, mais il ne s’est toujours pas montré. Chaque fois qu’il était à proximité, je me suis gardé d’écrire ; depuis qu’il s’est retiré, condition que j’ai cru nécessaire à l’exécution de mon projet, je n’ai plus éprouvé la moindre envie d’écrire : c’est à contrecœur que je poursuis cette tâche inutile ; j’ai le sentiment que mon dessein est devenu irréalisable, mais je persévère dans la même voie, car j’espère encore provoquer son apparition en exposant pleinement mon projet. — Quel projet ? De quoi s’agissait-il donc ? Je suis incapable de le dire ! Peu m’importe que ce projet soit inexécutable, mais j’ai le sentiment d’être abandonné et je redoute qu’il ne s’éloigne encore davantage.

    Parler ainsi est inexact : naguère il était proche, trop proche, mais à présent je ne peux même pas dire qu’il est très loin, car le terme d’éloignement est impropre : la distance ne peut ni diminuer, ni augmenter, car aucun espace ne nous sépare. Je ne peux même pas me plaindre d’être délaissé, car je dois dire seulement : je n’ai avec lui aucun rapport. — Comment ai-je jamais pu écrire ! »

     

     Roger Laporte

     La Veille

     Coll. Le Chemin, Gallimard, 1963

     Repris dans Une Vie, P.O.L, 1986

  • Jean Roudaut, « Autre part »

     

    AVT_Jean-Roudaut_5180.jpgFerme ses livres. Les regroupe. Range ses documents, ses photocopies, ses stylos. Allons. Pressons. On ferme. Porte son paquet de livres. Fait la queue pour reprendre sa carte. Revient à sa place. Enle son manteau. Prend sa serviette. L’ouvre au contrôle. Rend son carton. Salue l’abbé Eines. S’éloigne. La cour dans une nuit de loup. Le froid noir. Les pierres sur le sol comme des dalles funéraires. Peu à peu effacées. Les mots manquant. Des inscriptions lacunaires. Creuser dans la pierre de la façade des feuilles, des fruits, des lézards pour attendre le printemps. Dans moins d’un mois. Faire de chaque pierre un blason. Autour des fenêtres, de longs serpents enroulés. Dans les fenêtres des statues agenouillées face à face, les mains sur les épaules, les visages accolés. La façade, comme celle de S. Cristobal de Las Casas au Mexique, ondulant, s’avançant vers le soleil prochain, se retirant, se resserrant dans la pluie. Tenture dans le vent. Les colonnes torsadées poussent au-delà des toits leur vis sans n. La cour sans herbe, sans eau, sans arbre. S’arrête sous le porche. La salle de garde. Allume une cigarette. Cherche de la monnaie. Achète le journal. Lit : « Le journal a les lecteurs qu’il mérite. » Le jette. Acheter ailleurs un autre journal. La lourde porte déjà à demi fermée. Une phrase effacée. Inaudible. Répéter. Recopier. Écrire.

     

    Jean Roudaut

    Autre part

    Coll. Le Chemin

    Gallimard, 1979

    Photo de Jean Roudaut : © : David Collin