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les derniers jours

  • Jean Clair, « Paranoïa »

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    Fresque de Gorgone dans la Casa dei Vettii, Pompéi

     

    « […] Se retourner, réfléchir, relire, reprendre, c’est découvrir la face terrifiante de Méduse, subir son engourdissement qui mène à l’ankylose de la pierre. Rêver, c’est revenir, c’est devenir un revenant et commencer d’habiter chez les morts.

    La mort n’est pas devant nous, comme on le croit communément, elle est derrière nous, dans notre dos. Se retourner, c’est découvrir sa face de nuit au cœur de la nuit même, et comme Orphée impatient, ne plus jamais, paralysé, revoir la lumière du petit jour. La mort n’est pas non plus un sac d’os, comme on la voit communément figurée dans les fresques du Campo Santo, une assemblée de squelettes qui s’agitent en une ronde de fête foraine. C’est un masque, immobile et seul.

    On dit aussi que les souvenirs douloureux, insupportables, s’effacent avec le temps. La mémoire serait miséricordieuse. On oublierait qu’on a été malheureux. Mais non, il suffit de se retourner – et plus le temps s’avance, plus l’envie de se retourner grandit – pour voir qu’ils sont toujours là, et même on les redécouvre, immobiles, plus graves, plus lourds, plus pesants, avec leur rictus de pierre et leurs crocs prêts à déchirer, pour nous rappeler que cela a bien eu lieu, irrémédiablement, et qu’on ne pourra pas indéfiniment leur échapper.

    Lorsqu’on relit un livre, qu’on réfléchit à ce qui a été, qu’on revoit un visage disparu, lorsqu’on s'arrête un instant, tout simplement, pour revenir sur un moment de son passé, de quelle mort est-on menacé dont l’élan du présent, si irréfléchi soit-il, nous protège ? Quel étrange équilibre doit-on conserver entre cette réflexion qui nous fait nous retourner sur soi au péril de la vie et de la démarche hésitante qui nous permet malgré tout de continuer d’avancer, d’écrire, d’aller droit son chemin en quête précisément de cette indicible vérité dont le pressentiment nous paralyse, et qui probablement nous tuerait s’il nous fallait l’affronter.

    Croiser le regard de la Méduse, et aller jusqu’à oser lui trancher la tête, c’est alors se donner le pouvoir qu’elle ôte aux humains, celui de figurer, de représenter, d’imaginer ce qui a été et ce qui demeure. »

     

    Jean Clair

    Les derniers jours

    Gallimard, 2013

  • Jean Clair, « Lire, écrire »

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    DR

     

    « […]

    Autrefois, je lisais pour ralentir mes impatiences, la lecture était capricieuse. Lire aujourd’hui réchauffe un froid intérieur et elle exige temps et continuité.

     

    On ne lit pas en fait, on relit — comme l’enfant qui demandait qu’on lui redît le même conte pour vérifier que les personnages étaient toujours là, les mêmes visages, confrontés aux mêmes périls, et prononçant, page après page, les mêmes choses. On constatait alors que les adultes sont des gens en qui l’on peut croire. Mais on relit, devenu adulte, à son tour, pour retrouver les émotions anciennes et les moments perdus.

    […]

     

    L’obsession de relire qui s’est installée en moi n’est en réalité que la morsure adoucie, devant la peur de la mort, de la nécessité d’écrire, son substitut inoffensif, un placebo aimable. On relit pour vérifier que ce que l’on a lu autrefois était toujours là.

    Mais on écrit pour vérifier que ce que l’on a vécu jadis a bien été vécu. L ‘angoisse est tout autre.

    […]

     

    Écrire, comme on lit, pour échapper au temps et oublier la lourdeur des choses mais, en même temps, s’assurer de la présence du temps.

    Répéter. Relire. Reprendre. Recommencer. Rabâcher. Radoter. Retomber en enfance. Les enfants répètent leur ritournelle pour occuper le temps, et les vieillards se répètent pour tromper le temps.

    Retour à l’école, soixante après que j’en suis sorti.

    […]

     

    En lisant, en écrivant : Julien Gracq omet le troisième commandement de la Loi invisible inscrite autrefois au fronton des écoles : “compter”.

    Compter, pour mesurer désormais le temps qui reste. Chaque page numérotée fait du livre un sablier dont les mots sont le grain. Nul temps n’est plus compté que celui employé à lire, et nul temps n’est, dans le même temps, aussi libéré du temps que le temps de la lecture. C’est le charme de la comptine qui est à la fois conte et décompte, dans le seul et même plaisir de lire sans mesurer les heures.

    […]

     

    Il y a des auteurs, me dit cet ami, qui sont faits pour être relus, et non pas pour être lus.

    Il faut cependant qu’il y ait une première fois… Le lecteur qui aime relire devient alors le compagnon privilégié de celui qui écrit non pour être lu mais pour être relu. »

     

    Jean Clair

    Les derniers jours

    Gallimard, 2013