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patrick varetz

  • Patrick Varetz, « Sous vide »

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    DR

     

    « Tout peut s’oublier, à commencer par la douleur. Vos gestes – allez savoir pourquoi – se font avec le temps moins spontanés, les mots vous jaillissent moins facilement. On dirait qu’une fine paroi de corne vous pousse sous la peau, dans l’intention de la doubler secrètement. Quelque chose, en vous – isolé du monde, infiniment petit dans les replis du ventre –, consent à se taire, et vous apprenez simplement à vivre avec cette gêne permanente. Patiemment, pendant des années, on plante en vous des cris et des insultes, on vous ouvre les yeux sur la férocité de vos semblables, et le malheur – celui des autres, justement – s’installe en vous à demeure, ce qui empêche certaines images – parmi les plus inacceptables – de continuer de vous hanter durant votre sommeil. Les frayeurs et les tensions s’accumulent au point de s’annuler. Ce phénomène de la douleur, au fond, s’apparente – mais à plus vaste échelle – à celui du tartre qui va se loger derrière les dents. On s’en accommode sans mal, bien heureux encore de s’y écorcher la langue de temps à autre. Ainsi je porte en moi, tel un avorton, l’agglomérat de mon salaud de père et de ma folle de mère, et leur douleur à tous deux – quoique oubliée en partie, presque niée – est là qui me cimente, et me fait tenir d’une seule pièce malgré la dislocation annoncée de mon existence. Je ne veux pas voir le chaos qui se jette sous mes pas, ni cette mauvaise route au bord de laquelle – au sortir de l’adolescence – j’abandonne mes parents. Renoncer à affronter la réalité qui se présente, c’est tout autant refuser de regarder en arrière. L’excédent de salive, dans ma bouche, se charge à la longue d’une saveur métallique, fade à mourir. Je voudrais cracher, me retourner l’estomac, mais je ne dispose plus du ressort nécessaire pour me révolter. La douleur, au terme de cette expérience, se résume à une nausée sourde dont il serait vain de vouloir se débarrasser. »

    Patrick Varetz

    Sous vide

    P.O.L, 2017

  • Patrick Varetz, « Petite vie »

    patrick varetz,petite vie,pol

    DR

     

    « Écrire relève du cauchemar, puisqu’il nous faut sans cesse retourner au point de départ, lui pour se racler le crâne, et moi – serrant les doigts et les dents – pour retranscrire des phrases que je connais par cœur. Les mot, à force d’être répétés, acquièrent des sonorités fantasques, pour ne rien dire d’une opacité inquiétante qui achève de les désunir. Daniel, mon pauvre père, remue les lèvres sans parvenir à rassembler ses esprits, pointant du doigt – dès qu’il le peut – mon manque d’attention. Il a beau aligner les propositions les unes derrière les autres, tout cela ne tient pas. Le souffle qui traditionnellement lui manque, à chaque effort ou irritation soudaine, lui fait également défaut en matière de style. Proprement désorienté, il est incapable de se projeter au-delà de la dernière syllabe qu’il vient de prononcer. Le vocabulaire inoffensif, qu’il se contraint pour cette fois à employer, ne possède pas – il le déplore – la vigueur de l’invective dont il est coutumier. À défaut de me laisser recopier en l’état la dernière version à laquelle nous venons d’aboutir, il lui faut retravailler – jusqu’à l’obsession – la chute dont il entend parachever notre chef-d’œuvre. Régulièrement, j’interroge la minuscule horloge en formica, accrochée au-dessus de ma tête, priant pour que le temps ait secrètement précipité la rotation de ses aiguilles. Violette, ma mère – la cigarette au bec –, se résout enfin à poser deux assiettes vides sur un coin de table, mais il n’entre pas dans les vues de mon père de nous accorder la poindre pause. Impuissant à trouver le repos, il avale son vin débout, et – en tirant lui aussi sur une Gauloise – s’empresse de se resservir. La bouche noircie, le visage exsangue, il paraît brûler d’une rage froide qui exclut toute forme de compromission. »

     

    Patrick Varetz

    Petite vie

    P.O.L, 2015