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peter utz

  • Robert Walser, « La forêt (extrait) »

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    Karl Walser

     

    « C’est en été naturellement que les forêts sont les plus belles, parce que, alors, rien ne manque à la pétulante richesse de sa parure. L’automne donne aux forêts un dernier charme, bref, mais d’une beauté indescriptible. L’hiver enfin n’est certainement pas propice aux forêts, mais même les forêts hivernales sont encore belles. Y a-t-il du reste dans la nature quelque chose qui ne soit pas beau ? Les gens qui aiment la nature sourient à cette question ; toutes les saisons leur sont également chères et ont la même importance car eux-mêmes se fondent en chacune d’elles par les sensations et la jouissance qu’ils en tirent. Comme sont splendides les forêts de sapin en hiver, quand ces hauts et sveltes sapins sont plus que lourdement chargés de neige, molle, épaisse, de sorte que leurs branches pendent longuement, mollement, jusqu’au sol, rendu lui-même invisible tant la neige est partout. Moi-même, l’auteur, je me suis beaucoup promené à travers les forêts de sapins en hiver et j’ai toujours très bien pu alors oublier les plus belles forêts d’été. C’est comme ça : ou bien on doit tout aimer dans la nature, ou bien on se voit interdit d’y aimer et reconnaître quoi que ce soit. Mais les forêts d’été sont quand même celles qui se gravent le plus vite et le plus vivement dans la mémoire, et ce n’est pas étonnant. La couleur se grave en nous mieux que la forme, ou que ce genre de couleurs monotones que sont le gris ou le blanc. Et en été la forêt est tout entière couleur, lourde, débordante. Tout alors est vert, le vert est partout, le vert règne et commande, ne laisse paraître d’autres couleurs, qui voudraient aussi se faire remarquer, que par rapport à lui. Le vert jette sa lumière sur toutes les formes de sorte que les formes disparaissent et deviennent des éclats. On ne prend plus garde aux formes en été, on ne voit plus qu’un grand ruissellement de couleur plein de pensées. Le monde alors a son visage, son caractère, il a ce visage-là ; dans les belles années de notre jeunesse il a eu ce visage, nous y croyons car nous ne connaissons rien d’autre. Avec quel bonheur la plupart des gens pensent à leur jeunesse : la jeunesse leur envoie des rayons verts, car c’est dans la forêt qu’elle a été le plus délicieuse et la plus captivante. Ensuite on est devenu grand, et les forêts sont devenues aussi plus vieilles, mais tout ce qui est important n’est-il pas resté le même ? Celui qui dans sa jeunesse était un garnement, il portera toujours un petit air, un petit insigne de garnement, qu’il gardera toute sa vie, et de même pour celui qui déjà en ce temps-là était un arriviste, ou un lâche. Le vert, le tout-puissant vert des forêts d’été, ne se laisse pas oublier ni des uns ni des autres ; à tous ceux qui vivent, qui veulent arriver, qui grandissent, il est pour toute la vie inoubliable. Et comme c’est bien que quelque chose d’aussi bon, d’aussi aimable, reste inoubliable de cette façon ! Père et mère et frères et sœurs, et coups et caresses et goujateries, et, liant tout cela, le fil intérieur de ce vert unique. »

     

    Robert Walser

    Les rédactions de Fritz Kocher (1904)

    Illustrations de Karl Walser

    Traduit de l’allemand par Jean Launay

    Postface de Peter Utz

    Gallimard, 1999, nouvelle édition Zoé Poche, 2024

  • Robert Walser, « L’Enfant du bonheur »

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    L’amie

     

    « Un petit livre que j’ai en quelque sorte savouré récemment porte ce titre sentimental : Quand on aime on pardonne. Comme le petit ouvrage me paraissait écrit avec brio, je lui ai porté une certaine attention. Le contenu révèle qu’il se passe dans une grande ville populeuse. On le croit volontiers. D’entre deux femmes, la première se trouve dans son logis confortable et accueillant. Elle a, comme il se doit, un époux, et elle le considère comme un bijou parfait, tant il lui semble fidèle et distingué. Il gagne facilement beaucoup d’argent grâce à son zèle et son intelligence, et il est en même temps aussi économe qu’on peut le souhaiter. Deux marmots, qui ne vont même pas encore à l’école, incarnent une vitalité de la plus belle espèce. La petite bonne femme a de bonnes raisons de se croire heureuse. Mais voilà qu’on sonne. Qui cela peut-il bien être ? Qui s’annonce chez elle ? Elle va ouvrir, c’est-à-dire que non, elle ne le fait pas elle-même, sa bonne s’en occupe. Entre alors son amie de jeunesse, l’air d’une créature entièrement écrasée par la vie, elle raconte que ses pas ont été accompagnés de malheur. Qu’elle était mariée avec un homme peut-être par trop intéressant, qui l’a trompée, qu’elle l’a quitté pour toujours et cherche à présent quelque emploi convenable. “Reste pour l’instant tranquillement chez nous, tu seras une amie pour mes enfants, pour moi et pour mon excellent mari”, pria la gentille, apparemment touchée par le récit de la méchante. La gentille avait peut-être plus de chance qu’elle n’était gentille, et la méchante avait eu à souffrir plus de malheur qu’elle n’était méchante. La gentille était jolie, mais la méchante était repoussante et en même temps, fascinante. L’époux commença par trouver la fascinante ennuyeuse. Petit à petit, cependant, il en tomba amoureux, à tous égards. Y avait-il là de la méchanceté de la part de la méchante ? Je ne veux pas creuser cela. Il ne fallut pas longtemps pour qu’il tombât à genoux devant elle. Quel succès, pour celle qui tout d’abord, avait été pour ainsi dire méprisée, ou regardée avec condescendance ! Elle sourit triomphalement et lui dit : “Tu me méprisais, et maintenant, tu ne te connais plus tant ma personne t’inspire de respect.” Sur ces mots, elle lui tendit sa longue main qu’il baisa un nombre incalculable de fois. En même temps, elle obtint une place lucrative auprès d’un veuf qui souhaita la prendre pour femme. Le mari de la gentille le désirait également. Celle qui avait été écrasée avait de nombreuses raisons d’envisager son avenir avec insouciance. La serviable et gentille se vit lamentablement abandonnée, mais au bout de quelque temps, le brave petit mari repenti revint à elle dans une posture suppliante. Il avait été planté là par la méchante, rapporta-t-il. Il avait l’air brisé. “Pourras-tu encore m’aimer ?” demanda-t-il anxieusement. Elle voulut tout d’abord répondre : “Oh oui.” Mais l’émotion l’empêchait de prononcer un seul mot. Pour ne pas devoir parler, elle se jeta au cou du repenti. Dans sa belle âme, le ravissement batifolait comme une bande d’enfants dans le jardin.

    11.7.1931 »

     

    Robert Walser

    L’Enfant du bonheur et autres proses pour Berlin

    Traduit de l’allemand par Marion Graf

    Postface de Peter Utz

    Zoé, 2015

    http://www.editionszoe.ch/