UA-62381023-1

Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

  • Marcel Proust, né à Auteuil le 10 juillet 1871

    Marcel-Proust-001.jpg« Si c’était cette notion du temps incorporé, des années passées non séparées de nous, que j’avais maintenant l’intention de mettre si fort en relief, c’est qu’à ce moment même, dans l’hôtel du prince de Guermantes, ce bruit des pas de mes parents reconduisant M. Swann, ce tintement rebondissant, ferrugineux, intarissable, criard et frais de la petit sonnette qui m’annonçait qu’enfin M. Swann était parti et que maman allait monter, je les entendis encore, je les entendis eux-mêmes, eux situés pourtant si loin dans le passé. Alors, en pensant à tous les événements qui se plaçaient forcément entre l’instant où je les avais entendus et la matinée Guermantes, je fus effrayé de penser que c’était bien cette sonnette qui tintait encore en moi, sans que je pusse rien changer aux criaillements de son grelot, puisque, ne me rappelant plus bien comment ils s’éteignaient, pour le réapprendre, pour bien l’écouter, je dus m’efforcer de ne plus entendre le son des conversations que les masques tenaient autour de moi. Pour tâcher de l’entendre de plus près, c’est en moi-même que j’étais obligé de redescendre. C’est donc que ce tintement y était toujours, et aussi, entre lui et l’instant présent, tout ce passé indéfiniment déroulé que je ne savais que je portais. Quand elle avait tinté, j’existais déjà, et depuis, pour que je l’entendisse encore ce tintement, il fallait qu’il n’y eût pas eu discontinuité, que je n’eusse pas un instant cessé d’exister, de penser, d’avoir conscience de moi, puisque cet instant ancien tenait encore à moi, que je pouvais encore retourner jusqu’à lui, rien qu’en descendant plus profondément en moi. Et c’est parce qu’ils contiennent ainsi les heures du passé que les corps humains peuvent faire tant de mal à ceux qui les aiment, parce qu’ils contiennent tant de souvenirs de joies et de désirs déjà effacés pour eux, mais si cruels pour celui qui contemple et prolonge dans l’ordre du temps le corps chéri dont il est jaloux, jaloux jusqu’à en souhaiter la destruction. Car après la mort le Temps se retire du corps, et les souvenirs, si indifférents, si pâlis, sont effacés de celle qui n’est plus et le seront bientôt de celui qu’ils torturent encore, mais en qui ils finiront par périr quand le désir d’un corps vivant ne les entretiendra plus.

    J’éprouvais un sentiment de fatigue et d’effroi à sentir que tout ce temps si long non seulement avait, sans une interruption, été vécu, pensé, secrété par moi, qu’il était ma vie, qu’il était moi-même, mais encore que j’avais à toute minute à le maintenir attaché à moi, qu’il me supportait, moi, juché à son sommet vertigineux, que je ne pouvais me mouvoir sans le déplacer. La date à laquelle j’entendais le bruit de la sonnette du jardin de Combray, si distant et pourtant intérieur, était un point de repère dans cette dimension énorme que je ne me savais pas avoir. J’avais le vertige de voir au-dessous de moi, en moi pourtant, comme si j’avais des lieues de hauteur, tant d’années. »

     

    Marcel Proust

    Le Temps retrouvé

    Bibliothèque de la Pléiade, 1983

  • David Gascoyne

    Fête

     

     

    Après avoir eu longtemps soif du ciel, c’était le ciel,                 

    Ce lac d’éther ; vaste voûte azurée,

    Intense étendue entre les bords de l’horizon !

    Sur les quais

    Les fenêtres ouvertes brillaient comme des ailes,

    Tissant de longs rayons parmi les arbres sans feuilles ;

    Les sirènes des chalands à la dérive chantaient,

    Et la journée entière

    Buvait le cours fertile du ciel.

     

    Et dans les faubourgs de la ville

    Où les dernières bâtisses portent leur regard vide

    À travers les terrains vagues, où des ruisseaux rouilleux

    Parmi des carrés bruns de sol élimé

    Poursuivent leur infiltration, un train sauvage

    Se ruait dans une traverse avec des cris de triomphe,

    Lâchant des banderoles d’épaisses fumée en tourbillons

    Qui montaient et restaient suspendus, pressentiments, dans l’air…

     

    Encore une fois la terre, son âme enfouie ranimée,

    Aspirait à la splendide explosion de l’Été

    Ainsi qu’à une mort illustre.

     

    Paris, 1938

     

    1284848809_20f71abeca.jpgDavid Gascoyne

    Misere

    Traduit de l’anglais par François Xavier Jaujard

    Granit, 1989