UA-62381023-1

Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

  • Laura Kasischke, « Mariées rebelles »

    Laura_Kasischke.jpg

    DR

     

    « ROSIER

     

    J’ai déterré mon grand-père   par accident

    en plantant le rosier derrière l’appentis

     

    Ses cheveux enterrés de longue date sont aussi doux et blancs

    qu’une toile d’araignée, et l’araignée est argentée

    et elle la tisse   la tisse

    et en se relevant, il me dit :     Bon

    je n’ai pas beaucoup de temps pour t’expliquer, ma chérie

    alors il faudra que tu organises tout

    toute seule   Assure-toi de trouver une place

    pour chacun de nous

     

    Mon grand-père me parle gentiment depuis la mort

    et les mots sont si étincelants qu’ils volent

    autour de sa tête comme une pluie

    d’oiseaux éblouissants   et je suis soulagée de voir

    que cette modeste tombe

    ait pu comprimer toute cette douleur en lumière d’étoiles

    dans mon propre jardin   où un beau jour mes enfants

    pourront entailler le chagrin

    à coups de burins et de piques

    et le faire briller et le brandir à la lumière

    du soleil   pour voir clairement la douleur dans la mort

    comme je n’ai jamais pu la voir dans la vie   Les enfants

    voici l’endroit

    où votre arrière-grand-père

    s’est changé en cendres de verre   C’était un homme

    qui pleurait des larmes étincelantes

    qui sa vie durant a bu

    et pour qui le tourment se sirotait pur

     

    C’était un homme gentil qui détestait les enfants

    mais aimait les victimes et savait

    quelles chairs palper parmi les plus tendres

    et les abîmés de la vie le connaissaient à des kilomètres à la ronde

    et l’appelaient par son nom

     

    Mais voyez   sa souffrance s’est changée

    en une poussière d’étincelles si fine qu’elle choque le regard

    La mort doit finalement lui convenir

    La mort doit énormément lui plaire

     

    Il dit :   Bon

    Assure-toi de prévoir largement pour les uns et les autres

    et n’aie pas peur   nous serons rentrés lundi

    et personne ne saura jamais que nous sommes partis

     

    Je délire de joie comme un enfant fiévreux

    et me rend compte qu’il est la source

    de toute musique   de toute la musique

    que ma vie a créée   de lui émane un chœur aveuglant

    et je pleure enfin   à genoux 

    dans la terre   les bras chargés d’épines   je

    suis prêt à le suivre   n’importe où   prête

    à emmener tout le monde avec moi

     

    Mais quand vient le jour   (car il vient)

    je ne suis plus si sûre   je

    ne suis plus si sûre d’être

    prête à partir »

     

    Laura Kasischke

    Mariées rebelles

    Traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Céline Leroy

    Préface de Marie Desplechin

    Page à Page, 2016

     

  • Fleur Jaeggy, « Proleterka »

    jaeggy20.JPG

    DR

     

    « Plusieurs années ont passé et j’ai, ce matin, un désir soudain : je voudrais les cendres de mon père.

    Après la crémation, on m’a envoyé un petit objet qui avait résisté au feu. Un clou. On me le rendit intact. Je me demandais alors si on l’avait vraiment laissé dans la poche du costume. Il doit brûler avec Johannes, avais-je dit aux employés du crématorium. On ne devait pas l’ôter de sa poche. Dans ses mains, il eut été trop visible. Aujourd’hui, je voudrais les cendres. Ce doit être une urne comme tant d’autres. Le nom gravé sur une petite plaque. Un peu comme les plaques des soldats. Comment se fait-il qu’il ne me vint pas à l’esprit alors de demander les cendres ?

    À cette époque, je ne pensais pas aux morts. Ils viennent vers nous tardivement. Ils se rappellent à nous quand ils sentent que nous devenons des proies et qu’il est temps d’aller à la chasse. Quand Johannes est mort, je n’ai pas pensé qu’il était vraiment mort. J’ai pris part aux obsèques. Rien d’autre. Après la cérémonie funèbre, je suis partie tout de suite. C’était une journée bleue, tout était fini. Mademoiselle Gerda s’est occupé de tous les détails. Je lui sais gré de cela. Elle a pris rendez-vous pour moi chez le coiffeur. Elle m’a trouvé un tailleur noir. Modeste. Elle a suivi scrupuleusement les volontés de Johannes.

    Mon père, je l’ai vu pour la dernière fois dans un lieu où il faisait froid. Je l’ai salué. À côté de moi, il y avait mademoiselle Gerda. Je dépendais d’elle, en tout. Je ne savais pas ce que l’on fait quand une personne meurt. Elle connaissait avec précision toutes les formalités. Elle est efficace, silencieuse, timidement triste. Comme une hache, elle avance dans les méandres du deuil. Elle sait choisir, elle ne doute pas. Elle a été si diligente. Je n’ai même pas pu être un peu triste. C’est elle qui avait pris toute la tristesse. Je la lui aurais donnée de toute façon, la tristesse. À moi, il ne me restait rien.

    Je lui ai dit que je voulais me trouver un moment seule. Quelques minutes. La salle était glaciale. Pendant ces quelques minutes, j’ai glissé le clou dans la poche du costume gris de Johannes. Je ne voulais pas le regarder. Son visage est dans mon esprit, dans mes yeux. Je n’ai pas besoin de le regarder. Au lieu de le regarder, je faisais le contraire. Ou plutôt, je le regardais bien, pour voir, et savoir, s’il y avait les marques de la souffrance. Et je fis une erreur. Comme je le regardais très attentivement, son visage m’a échappé. J’ai oublié sa physionomie, son vrai visage, celui de toujours.

    Mademoiselle Gerda est revenue me chercher. Je tente d’embrasser Johannes sur le front. Mademoiselle a un mouvement de dégoût. Elle m’en empêche. Ce fut un désir si soudain, ce matin, de couloir les cendres de Johannes. À présent, il s’est évanoui. »

     

    Fleur Jaeggy

    Proleterka

    Traduit de l’italien par Jean-Paul Manganaro

    Gallimard, 2001