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  • Rahel Hutmacher, « Fille »

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    © : Mara Meier

     

    COURSE DE VITESSE

     

    Voici ma fille qui arrive, s’arrête devant mon portail et appelle ; j’ouvre donc le portail et lui souhaite la bienvenue. Elle vient chercher ce que j’ai accumulé. Elle vient avec des carrioles et des bateaux.

    Elle dit : C’est donc ici que tu t’es cachée. Cette fois j’ai mis longtemps à te trouver. Mais je ne t’ai pas oubliée. Je n’ai pas renoncé à chercher, et maintenant je t’ai trouvée.

    Ma fille emporte ce que j’ai accumulé, cela ne m’appartient plus. Cela ne m’a jamais appartenu. Quand je suis arrivée ici et que je me suis aperçue qu’elle avait perdu ma trace, j’ai attendu qu’elle me trouve ; vienne me rappeler ma promesse : que rien ne m’appartient, que je ne possède rien. Mais elle n’est pas venue.

    J’habitais ici en paix ; personne ne me donnait d’ordres, personne ne me disait : Donne donne. Je me suis construit un mur autour de cette maison, comme je l’avais appris auprès de l’ourse ; et un portail dans le mur, que je fermais chaque soir, comme je l’avais appris auprès de l’ourse. J’ai mis des choses dans ma maison ; personne n’est venu me les prendre. Je commençais à habiter ; plantais de petits plantes et semais des graines. Grâce aux formules que j’avais apprises auprès de l’ourse, mes arbustes ont poussé vite. Les graines ont donné un jardin, qui fleurissait en été. Personne ne perturbait mon sommeil.

    Un jour quelqu’un m’a demandé à qui appartenait ce beau jardin, cette belle maison. À moi, dis-je sans hésiter.

    Maintenant ma fille me lève les fleurs de mon jardin, m’emporte mes arbustes et la table ; est assise sur mes chaises, mange tout ce qu’il y a dans mes placards. Tu as oublié ta promesse, me dit-elle la bouche pleine. Mais je ne l’ai pas oubliée.

    Elle charge ses bateaux, jusqu’à ce qu’ils enfoncent dans l’eau, des choses qui m’ont appartenu toutes ces années ; qui ne m’ont absolument jamais appartenu. Maintenant elles sont sur son bateau, mon lit, mon armoire, ma table, et paraissent petites et étrangères.

    Tu m’appartiens, dit ma fille et mange toutes les provisions que j’ai portées dans la cave pour l’hiver. Tout ici m’appartient dit-elle et palpe mes vêtements moelleux ; tu l’as promis.

    Je lui porte les tapis sur le bateau. Je ne contredis pas, je ne me défends pas. Comment le devrais-je, comment le pourrais-je, elle a raison.

    La nuit cependant, quand elle dort dans mes coussins, rassasiée de mes provisions et bercée par mon silence accommodant. La nuit je m’en vais. Une fois de plus je laisse tout, une fois de plus je n’emporte rien, car rien ne m’appartient : je lui ai promis. Je m’en vais ; dis la formule pour la vitesse, celle que j’ai apprise auprès de l’ourse, et cours toute la nuit. Quand ma fille s’éveille le matin et m’appelle, une fois de plus je suis introuvable.

    Je dis la formule pour la pluie, celle que j’ai apprise auprès de l’ourse ; il se met à pleuvoir, cela efface ma trace. Je cours ; comme la dernière fois, l’avant-dernière fois et toutes les fois précédentes où je lui ai laissé tout ce que j’avais amassé, et m’étais enfuie la nuit en douce, je me sens joyeuse et légère. »

     

    Rahel Hutmacher

    Fille

    Traduit de l’allemand (Suisse) par Fernand Cambon

    Collection Merveilleux (les contemporain) n° 43

    Corti, 2010

  • Claude Simon, « Le Cheval »

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    Claude Simon, 31e Dragons, Luneville, 1935

     

    « J’essayai de chanter. Je me mis à brailler à tue-tête. Mais personne ne continua. Pourtant il fallait absolument faire quelque chose. Je tâchai alors pour moi tout seul (et en réalité cela n’avait jamais été que pour moi tout seul mais j’avais espéré que les autres m’aideraient) de chanter quelque chose au-dedans de moi. J’essayai de retrouver le début du Sixième Brandebourgeois, cette espèce d’explosion baroque, nasillarde, cette chose caustique où de gras barons allemands à perruques Louis XIV semblent dialoguer, argumenter, tonitruants, aigres, moqueurs, inspirés, à travers une sorte d’architecture mathématique tellement précise que la joie éclate, se développe, se déchaîne selon les lois de cette algèbre mystérieuse qui préside à l’organisation des bourgeons, des conques marines et des cristaux. “Mais ils n’avaient pas encore inventé Wagner, pensais-je, ni Wagner ni son gros porc de copain d’Hitler. Il est vrai que nous avons bien inventé la Patrie en Danger, la Conscription Obligatoire, et avec ça empoisonné toute l’Europe pendant une bonne vingtaine d’années, et après l’Europe les nègres, et après les nègres les jaunes, et à la fin tout de même préféré à tout ça la pêche à la ligne. Alors peut-être un jour se remettront-ils à laisser de nouveau pousser leurs ventres et à souffler en mesure dans des clarinettes. Certainement il n’est pas défendu de l’espérer. Il y a à vrai dire assez peu de chances pour que d’ici longtemps personne dans ce vieux monde qui se met à tourner de plus en plus vite n’ait le temps de laisser pousser son ventre et c’est une idée parfaitement idiote, mais enfin il n’y a pas de mal à espérer voir ça un jour…” – “À condition que tu sois encore en vie ce jour-là, pensais-je aussi. À condition qu’aucun des types en face, qu’aucun obus, ou même pas un obus : un éclat, ou même pas un éclat : un simple petit bout de plomb de rien du tout…” Et de nouveau j’essayai de me représenter l’effet que pouvait faire une balle qui vous traversait la poitrine, ou le ventre, ou encore la mâchoire, ou encore… Mais ce n’était vraiment pas drôle et mieux valait essayer de penser à autre chose. Aux flûtistes brandebourgeois par exemple. Aux principicules allemands et à leurs kapellmeisters. Aux ducs et aux gras margraves hautboïstes ou passionnés de viole de gambe et dont les arrières-petits-fils en ce moment même… Car, au fait, le Sixième Brandebourgeois, ça devait sans aucun doute être aussi le nom d’un régiment. Un régiment et un concerto. Le concerto ramenait au régiment et le régiment aux petits bouts de plomb. Décidément il n’y avait pas moyens d’en sortir. Une question particulièrement tracassante c’était de savoir si je serais lâche ou courageux. Mais cela non plus ce n’était pas un genre de problème très drôle à remuer dans sa tête, dans le noir le plus complet, sous la pluie, vers les trois heures du matin, à cheval sur un cagneux fourbu, et fourbu soi-même… Non, ce n’était pas drôle. Seulement, il n’y a pas tellement de choses drôles à quoi un homme peut penser dans ces moments-là, et alors je décidai de me mettre à ne plus penser, à ne plus être (puisque je ne pouvais plus me permettre d’avoir un passé et encore moins de m’imaginer un avenir) que le présent : un cavalier dans la nuit, un soldat, c’est-à-dire rien, rien du tout, moins que rien dans cette immensité humide et nocturne où au même moment et un peu partout en Europe nous étions des milliers ou plutôt des dizaines de milliers, des centaines de milliers, des millions à n’être rien, à ne pas plus compter que des grains de sable ou tout au plus des pions dont la perte, la mort, puisqu’en définitive nous n’étions là que pour tuer et être tués, n’allait même pas compter en tant que mort, chair martyrisée, souffrances et larmes, mais plus simplement, et somme toute plus rationnellement dans la vaste et prolifique nature, en tant (et cela seulement à partir d’un certain nombre, et d’un nombre suffisamment élevé) que modifications aux tableaux des effectifs. »

     

    Claude Simon

    Le Cheval

    Postface de Mireille Calle-Gruber

    Cahier de photographies et fac simile du manuscrit

    Le chemin de fer, 2016

    1ère édition in « Les lettres Nouvelles », 1938

    http://www.chemindefer.org/

     

  • Emmanuel Hocquard, « Ma vie privée »

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    DR

     

    « 18. Quand j’étais petit, je recopiais des livres entiers ou des passages entiers de livres que j’envoyais à mon amie. J’aurais pu lui envoyer les livres, mais je lui envoyais des copies, écrites de ma main, des livres que j’aimais. Si je lui avais envoyé les livres, je lui aurais envoyé de la littérature. Telle ne devait pas être mon intention. Mon intention devait être de lui dire que je l’aimais en lui envoyant, copiés de ma main, des livres ou des passages de livres que j’aimais. En lui adressant des copies je lui adressais de la littéralité.

     

    19. Très importante, à mes yeux, la littéralité. Je prends le mot littéralement, c’est-à-dire à la lettre. Par définition, la littéralité ne peut concerner ce qui relève, à la lettre, du langage, oral ou écrit, quelle que soit par ailleurs la valeur de vérité de l’énoncé. Ce qui exclut des propositions telles que : “Édouard était littéralement fou” ou “Ça m’est littéralement arrivé. Littéralement signifie ici quelque chose comme vraiment.

     

    20. Il s’ensuit que, si on parle de littéralité, celle-ci ne peut porter que sur une proposition déjà formulée, oralement ou par écrit. Autrement dit, il ne peut être question de littéralité qu’à l’occasion de la répétition de la proposition, dans un contexte de surdité, d’interrogation ou d’incertitude. Dans un contexte ténébreux. Ou avec une intention ludique. Les enfants jouent à répéter.
    Exemple. Olivier dit à Emmanuel : la robe de Pascalle est rouge. Emmanuel, qui n’a pas entendu, ou qui n’est pas certain d’avoir bien saisi ce qu’Olivier a dit ou qui s’étonne parce qu’il a vu que la robe de Pascalle est verte, se tourne vers Pierre qui lui répète ce qu’a dit Olivier : la robe de Pascalle est rouge.
    Nous sommes ici devant un type particulier de représentation. Non la représentation d’une observation première portant sur la couleur réelle de la robe de Pascalle, mais la re-présentation de l’énoncé de l’observation en question. Peu importe que la robe de Pascalle (de la première proposition : la robe de Pascalle est rouge) soit réellement rouge. Ce qui compte est que la seconde proposition : la robe de Pascalle est rouge, soit, littéralement, la même que la première. C’est cette sorte de tautologie que produit la littéralité. Et comme = est impossible, la robe de Pascalle est rouge dit autre chose que la robe de Pascalle est rouge. Tout est clair ?

     

    21. Ce que j’écris relève de cet écart. »

     

    Emmanuel Hocquard

    Ma vie privée

    Revue de littérature générale n°1, 1995

    repris in Ma Haie – Un privé à Tanger 2

    P.O.L, 2001

     

    Bon anniversaire Emmanuel.