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  • W. G. Sebald, « Les émigrants »

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    DR

     

    « Nous partions aussi à la campagne, les jours où il faisait particulièrement beau, pour découvrir le règne végétal ou, sous prétexte d’herboriser, nous occuper tout simplement à ne rien faire. Pour ces sorties qui avaient lieu le plus souvent au début de l’été, il arrivait que se joignît à nous le fils du coiffeur et “croque-mort” Wohlfahrt, qui passait pour n’avoir pas toute sa tête. D’âge indéterminé et d’une humeur infantile et toujours égale, ce grand échalas que personne n’appelait jamais autrement que Mangold, vocable qui désigne à la fois un prénom et ce légume filandreux qu’est la bette, était aux anges quand il pouvait nous accompagner, nous qui n’étions même pas encore adolescents, et nous faire la démonstration que, bien qu’incapable de venir à bout du calcul le plus élémentaire, il était en mesure de dire à quel jour de la semaine correspondait n’importe quelle date prise au hasard dans le passé ou le futur.

    Ainsi, si l’on disait à Mangold que l’on était né le 18 mai 1944, il répondait aussitôt que c’était un jeudi. Et quand on essayait de le mettre à l’épreuve en lui posant des questions plus difficiles, comme la date de naissance du pape ou du roi Louis, il nous disait illico qu’il s’agissait de tel jour ou de tel autre. Paul, qui lui-même était excellent mathématicien et de surcroît très bon en calcul mental, essaya des années durant, en le soumettant à toutes sortes d’expériences et de tests sophistiqués, de percer le secret de Mangold. Mais autant que je sache, ni lui ni personne n’y parvint jamais, pour la simple raison que Mangold ne comprenait presque rien aux questions qu’on pouvait lui poser. »

     

    W. G. Sebald

    « Paul Bereyter », in Les Émigrants — 1992

    Traduit de l’allemand par Patrick Charbonneau

    Actes Sud, 1999

    Max Sebald est né le 18 mai 1944.

    Bon anniversaire Max.

  • Patrick Varetz, « Rougeville »

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    DR

     

    « Oui. Pourquoi continuer de m’appeler Rougeville puisque les âmes, ici, à l’instar des façades des maisons qui les abritent, semblent accepter comme une fatalité l’idée de devoir noircir ? Les crises se succèdent, leurs effets s’additionnent, et la contamination gagne. Comment pourrait-il sérieusement en être autrement ? Dois-je vous rappeler les scores réalisés par les tenants de l’extrême droite lors des trois dernières élections ? Autrefois, on vous envoyait au fond de la mine – parfois dès votre plus jeune âge –, et le maigre salaire que vous en rapportiez, tous les quinze jours, servait à alimenter l’économie locale. Mais qu’en est-il à présent, quand il y a de moins en moins de travail et aucune perspective ? Pour exister c’est comme partout : les gens n’ont de cesse de courir confier leur argent – celui bien souvent de l’allocation chômage ou des minima sociaux – aux grandes enseignes du commerce mondialisé (celles-là même qui répandent le vide autour d’elles). Au siècle dernier et au siècle d’avant, les puissants qui nous faisaient courber la tête habitaient encore de grandes maisons sous les fenêtres desquelles ont pouvait – les cas échéant – aller défiler pour hurler sa colère. Mais aujourd’hui, vers qui se tourner ? On ignore jusqu’à l’endroit où se cachent ceux qui nous ont abandonnés. C’est sans doute pour cela que chacun peu à peu se replie dans le silence, occupé – faute de mieux – à cultiver la haine de l’étranger qu’il a cessé d’être. Oui. Car c’est soi-même que l’on apprend à détester. […]

     

    Passé la quarantaine, je m’étais finalement mis à écrire de la littérature avec les mots d’un autre. Chaque phrase que j’alignais à la suite des précédentes, avec le sentiment d’avancer au jugé, venait résonner étrangement à mon oreille (comme une langue inconnue). Jamais de tels propos, animés par de telles pensées, ne me seraient un jour sortis par la bouche. Alors que je prenais un malin plaisir à retourner fouiller parmi les ténèbres de mes origines, je devenais pour toujours – comble de l’ironie – étranger à moi-même. Sur la base de quelques souvenirs décousus, je m’ingéniais, d’un livre à l’autre, à reconstituer l’apparence d’une existence cohérente (et je m’inventais, pour faire bonne mesure, un personnage en capacité d’incarner cette fiction). Je déballais tout, la faiblesse de caractère de mes parents, leur propension au renoncement et à la défaite, la violence et la folie qui marquaient leur destin, n’hésitant jamais – en l’espèce – à grossir le trait, et donc à le noircir. La seule chose au fond que je m’interdisais, c’était de situer l’action à Rougeville (tant j’étais convaincu que l’évocation de ma ville natale ferait figure de lieu commun). »

     

    Patrick Varetz

    Rougeville

    La Contre Allée, 2018

    http://www.lacontreallee.com/catalogue/les-p%C3%A9riph%C3%A9ries/rougeville-promenade-%C3%A9l%C3%A9giaqu

     

    en complément, https://www.humanite.fr/le-bassin-minier-vu-par-de-rougeville-marles-les-mines-654566

     

  • John Keats, « Lorsque me vient la peur de pouvoir cesser d’être »

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    par Joseph Severn, 1819

     

    « Lorsque me vient la peur de pouvoir cesser d’être 

    Avant que ma plume ait glané mon fertile cerveau,

    Avant qu’en haute pile les livres, imprimés,

    Enserrent, greniers pleins, la récolte bien mûre ;

    Lorsque sur la face étoilée de la nuit j’aperçois

    Les immenses symboles nuageux d’une grande épopée,

    Et pense que peut-être je ne vivrai assez

    Pour en tracer les ombres de la main magique du hasard ;

    Et puis lorsque je sens, belle créature d’une heure,

    Que sur toi mon regard ne se posera plus jamais,

    Que jamais plus je ne goûterai au pouvoir féérique

    De l’amour sans souci ; alors sur le rivage

    Du vaste monde, seul je demeure et songe

    Le temps qu’Amour et Gloire s’abîment au néant. »

    22-31 janvier 1818

     

    John Keats

    Seul la splendeur

    Traduit de l’anglais et présenté par Robert Davreu

    Ophée, La Différence, 1990