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  • Michel de Montaigne, « De la solitude »

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    « C’est assez vescu pour aultruy ; vivons pour nous au moins ce bout de vie ; ramenons à nous et à nostre ayse nos pensees et nos intentions. Ce n’est pas une legiere partie que de faire seurement sa retraicte : elle nous empesche assez, sans y mesler d’aultres entreprinses. Puisque Dieu nous donne loisir de disposer de nostre deslogement, préparons nous y ; plions bagage, prenons de bonne heure congé de la compaignie ; despetrons nous de ces violentes prinses qui nous engagent ailleurs et esloignent de nous.

    Il fault desnouer ces obligations si fortes ; et meshuy* aymer cecy et cela, mais n’espouser rien que soy ; c’est à dire, le reste soit à nous, mais non pas ioinct et collé en façon qu’on ne le puisse despendre sans nous escorcher et arracher ensemble quelque piece du nostre. La plus grande chose du monde, c’est de sçavoir estre à soy. »

    * maintenant

    Michel de Montaigne

    Essais, livre I, chapitre XXXVIII

     

    Bon anniversaire Michel de Montaigne, 28 février 1533

  • Thomas Bernhard, « Un enfant »

    thomas bernhard,un enfant,grand-père,24 février 1890,gallimard

     

     

    « Les grands-pères sont les maîtres, les véritables philosophes de tout être humain, ils ouvrent toujours en grand le rideau que les autres ferment continuellement. Nous voyons, quand nous sommes en leur compagnie, ce qui est réellement, non seulement la salle, nous voyons la scène et nous voyons tout, derrière la scène. Depuis des millénaires les grands-pères créent le diable là où sans eux il n’y aurait que le Bon Dieu. Par eux nous avons l’expérience du spectacle entier dans son intégralité, non seulement du misérable reste, le reste mensonger, considéré comme une farce. Les grands-pères placent la tête de leur petit-fils là où il y a au moins quelque chose d’intéressant à voir, bien que ce ne soit pas toujours quelque chose d’élémentaire, et, par cette attention continuelle à l’essentiel qui leur est propre, ils nous affranchissent de la médiocrité désespérante dans laquelle, sans les grands-pères, indubitablement nous mourrions bientôt d’asphyxie. Mon grand-père me sauva du morne abrutissement et de la puanteur désolée de la tragédie de notre monde, dans laquelle des milliards et des milliards sont déjà morts d’asphyxie. Il me tira suffisamment tôt du bourbier universel non sans un processus douloureux de correction, heureusement la tête en premier, puis le reste du corps. Il dirigea mon attention suffisamment tôt mais effectivement il fut le seul à l’avoir dirigée, sur le fait que l’homme a une tête et sur ce que cela signifie. Sur le fait qu’en plus de sa capacité de marcher, la capacité de penser doit commencer aussitôt que possible. »

     

    Thomas Bernhard

    Un enfant

    Traduit de l’allemand par Albert Kohn

    Gallimard, 1984 (première édition allemande, 1982)

     

    pour le 24 février 1890

  • Gustave Roud, « Ô mère… »

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    « Ô mère, c’en est fini de ces questions remâchées au long des ans, dans l’usure de toute résignation, comme une herbe d’amertume.

    Ô mère, un oiseau m’a donné la seule réponse. De deuil en deuil, il a fallu toute une vie, toute ma vie pour recevoir enfin ce don immérité : le secret qui va nous joindre.

     

    Ô mère, écoute : il n’y a plus d’ailleurs. »

     

    Gustave Roud

    Requiem

    Payot, 1967 – actuellement disponible dans la collection Mini Zoé

     

    pour le 20 février 1926

  • Gustave Roud, « Le rameau de cerisier »

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    Fenêtre à Carrouge, photographie de Gustave Roud

     

    « Nos années, l’une après l’autre, élèvent autour de nous un palais de miroirs profonds, la source d’une grandissante féérie. Chaque cycle de saisons laisse en nous sa trace – qui diffère de toutes les autres et compose avec elles un accord toujours plus riche : est-il impossible d’imaginer une longue vie devenue si chargée de ces résonances temporelles qu’elle soit, dans une certaine mesure, victorieuse du temps lui-même ? Chaque instant nouveau (et périssable) éveillant à travers la mémoire les instants semblables qui le précédèrent, l’homme écouterait sans fin (au cœur d’une sorte de Présent perpétuel et magique) vibrer ensemble les harmoniques de son passé.

    Ce rameau de cerisier sauvage qu’avril une fois encore jette au milieu de nos glaces imaginaires, cette petite chose nue et pure comme une seule note très limpide, tue aussitôt que chantée, mille échos temporels s’en emparent et l’orchestrent. De trois corolles les jeux du souvenir font naître un arbre immense, un orage de pétales, d’abeilles et d’odeur. Celui qui suffoque enfin sous le délice de cette floraison spirituelle faut-il lui reprocher comme un crime la pensée qui le hante, née sournoisement d’une attente jamais lasse. “Il faut que l’herbe et la fleur des champs soient fauchées et se flétrissent pour être sauvées par l’homme. C’est lorsqu’une chose n’est plus qu’elle commence à exister pour lui : l’absence, condition de la possession véritable, le périssable, substance de l’éternel”. »

    Gustave Roud

    Les fleurs et les saisons

    Photographies de l’auteur

    Édition préparée et postfacée par Philippe Jaccottet

    La Dogana, 1991

    https://ladogana.ch/les-fleurs-et-les-saisons

  • Gustave Roud, « Le bois-gentil »

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    photogramme du film de Michel Soutter, Gustave Roud, poète, 1965

     

    « Un petit arbuste aux lisières des forêts, aux pentes des ravins, parmi les broussailles des clairières, dans les jeunes plantations de hêtres et de sapins. Mais pour le promeneur d’avant-printemps, qui se repose sur la souche humide et ronde, couleur d’orange, des fûts fraîchement sciés, ce n’est tout d’abord qu’une gorgée d’odeur aussi puissante qu’un appel. Il se retourne : là, parmi le réseau des ramilles, à la hauteur de son genou, ces deux ou trois taches roses, d’un rose vineux, le bois-gentil en fleur ! Qu’il défasse délicatement les branches enchevêtrées, qu’il se penche sur l’arbrisseau sans en tirer à lui les tiges, car un geste brusque ferait choir les fleurs rangées en épi lâche, par petits bouquets irréguliers à même l’écorce lisse d’un gris touché de beige. Chacune, à l’extrémité d’une gorge tubulaire, épanouit une croix de quatre pétales charnus, modelés dans une cire grenue et translucide, dont les étamines aiguisent le rose, au centre de la croix, d’un imperceptible pointillis d’or. Et de chacune pleut goute à goutte ce parfum épais et sucré comme un miel où chancelante encore de l’interminable hiver s’englue irrésistiblement la pensée.

    Mais qu’il tienne couteau en poche, celui qui voudrait cueillir le bois-gentil ! À tenter de le rompre avec ses seuls doigts, il ne parvient qu’à déraciner toute la plante ou sinon, c’est une baguette nue qui lui reste dans la main, avec des lanières de tenace écorce déchirée et leur odeur vireuse, comme celle de certains champignons mortels.

     

    Gustave Roud

    Les fleurs et les saisons

    Photographies de l’auteur

    Édition préparée et postfacée par Philippe Jaccottet

    La Dogana, 1991

    https://ladogana.ch/les-fleurs-et-les-saisons