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« le matin, qui dans nos yeux »

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Pour Grand-père, pour le 22 décembre 1971

 

 

« Dit : le matin, qui dans nos yeux se fane pour devenir un midi qui tranche la journée en deux parts, est ce petit répit entre la nuit & le jour, entre tous les gestes obligés du quotidien. Il développe, à son insu sans doute, une infusion de sucs qui rafraîchissent les gorges longtemps fermées par le sommeil, une présence plus affutée, plus subtile, plus ample, réveillant une envie parfois de tout lâcher pour s’engloutir dans un vide qu’on imagine apaisant, d’ici, depuis notre berge instable. Oui, instable, dit-il, inquiet d’être instable, nous l’étions toujours, & moi en particulier. Je me demandais comment vivait le monde, lointain, inexploré, c’est-à-dire inconnu. Dans le livre de géographie à la couverture cartonnée, verte, il y avait des cartes du monde entier, par continents, pays par pays & de nombreux espaces blancs car personne n’en était revenu afin d’en dresser la carte. Ces îles mystérieuses au sein de l’océan du monde, étaient à la fois inquiétantes & donnaient envie d’aller y voir de plus près. Regarder, que dis-je, scruter les cartes de mon livre de géographie ­— j’avais bien demandé une mappemonde au Père Noël mais je ne l’ai jamais trouvée dans mes petits souliers —, était une de mes plus prenantes occupations. Je ne voyais plus le temps passer, penché sur ces espaces prodigieux & pourtant je n’avais nulle idée de voyager. Le plus lointain voyage que j’avais jamais fait, & c’était une expédition, était celui de Dijon, deux fois l’an, à la fin de l’été et au début du printemps, pour nous procurer, en famille, les grandes affaires que le petit bazar du village ne proposait pas, lui qui vendait disait-il pourtant de tout & surtout pas grand-chose. Ainsi, chaussures, vêtements, couvre chefs, maroquinerie, & le passage inévitable chez Mulot & Petitjean, place Bossuet, dans l’Hôtel Catin de Richemont, avec ses beaux colombages rouges, où nous nous procurions les grandioses pains d’épices au froment & aux goûts & parfums mystérieux & enivrants, les nonnettes les plus délicieuses qui soient — nulles autres, même celles de la Mère n’arrivaient à cette onctuosité, elles étaient bonnes mais c’était autre chose —, les glacés minces au si joli dos blanc, les gimblettes aux fruits confits, les croquets aux amandes, puis juste avant de reprendre la patache, Papa se précipitait chez L’Héritier-Guyot pour se fournir en crème de cassis, sans laquelle la vie aurait été bien sinistre, disait-il la moustache & l’œil humides.

Oui, vois-tu, dit l’Aîné, voyager était un concept qui ne me traversait pas l’esprit. Je n’imaginais pas, alors, que pourtant j’en verrai des sacrément grands bouts du monde.

 

Marcher le long de la rivière, grimper la colline, aller jusqu’au cimetière pour rendre visite aux ancêtres. Longer les vignes, les tailler avec infiniment de patience, faucher avec la fratrie & le Père, sous l’œil sévère de la mère, engranger le blé, l’avoine, les fourrages, cueillir aux saisons les fruits, ramasser ceux à terre, les ranger sans les taler dans les hottes & les paniers en osier, soigneusement empilés dans la carriole & les brouettes que nous tirions & poussions, du verger sur la route de Lux — celui où nous allons encore — jusqu’à la maison, se rendre en procession chez les cousins à Gemeaux où est la fontaine aux secrets, voilà ce qu’étaient les voyages que j’aimais & qui occuperaient, pensais-je, dit l’Aîné, toute une vie. »

 

Claude Chambard

Entrelesdeuxrivières

Travail en cours, 2022

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