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Un nécessaire malentendu - Page 40

  • William Butler Yeats « Cinquante et un poèmes »

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    DR

     

    « Un nid de sansonnets à ma fenêtre

     

    Les abeilles bâtissent dans les crevasses

    Entre les pierres qui se délitent et c’est là

    Que les oiseaux apportent leurs vers et leurs mouches ;

    Mon mur se délite ; abeilles à miel

    Venez bâtir dans la maison abandonnée du sansonnet.

     

    Nous avons fermé la porte, tourné la clef

    Sur notre incertitude : quelque part

    Un homme est tué, une maison brûlée

    Rien pourtant de précis, aucun fait :

    Venez bâtir dans la maison abandonnée du sansonnet.

     

    Une barricade de pierres et de bois ;

    Une quinzaine de jours de guerre civile ;

    Hier soir ils ont traîné dans son sang

    Mort sur la route ce jeune soldat :

    Venez bâtir dans la maison abandonnée du sansonnet.

     

    Nous avions nourri notre cœur de visions,

    De cette chère le cœur a fait de la violence ;

    Plus solide est notre haine

    Que notre amour : ô, abeilles à miel,

    Venez bâtir dans la maison abandonnée du sansonnet.

     

    William Butler Yeats

    « Méditations du Temps de la Guerre Civile » (1928) in Cinquante et un poèmes

    Bilingue

    Traduction de l’anglais et notes par Jean Briat

    William Blake & Co. Edit, 1989, rééd. 1998

    http://www.editions-william-blake-and-co.com/

  • Peter Gizzi, « Chansons du seuil »

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    Stéphane Bouquet & Peter Gizzi, lecture à Double Change, le 29 mai 2012

    https://www.youtube.com/watch?v=wGBbgC4jzjI

     

    « CLAIR DE LUNE & VIEILLES DENTELLES

    d’après Blakelock

     

    Et quand je suis mort

    j’ai rejoint un clair de lune peint

    vers la fin du XIXème.

    Me voici

    clignant des yeux dans les verts, les violets.

    D’abord un mirage gloussant

    de crépuscule et de peinture.

    Invasion de joie.

    Une couronne de lucioles

    à l’huile blanche autour de moi.

    Lanterne japonaise.

    Mais tant bien que mal

    ce qui quand on est mort

    prend une éternité je commence

    à m’installer dans la picturalité

    et la grâce vive

    des touches légère de lune

    et la vraie profondeur

    de ce clair de lune.

    Argent et vieilles dentelles

    leur relation à la musique

    tous penchés sur la miroir de la nature.

    Mais le centre vide

    de traces blanchâtres

    son air indélébile

     

    arctique et tranchant

    me transperce.

    Je ne suis pas plus

    vivant qu’une toile.

    Pas plus mort que vivant.

    À qui sont ces vents qui divaguent ?

    Quelle mesure sans grâce

    se déroule à mes pieds ?

    Parle monde

    foudroie et brûle

    illumine ton caprice

    qu’accroissaient ces instants.

    Je sais qu’il y a un monde

    là-bas devant. »

     

    Peter Gizzi

    Chansons du seuil

    Traduit de l’anglais (États Unis) par Stéphane Bouquet

    « Série américaine », Corti, 2017

  • Yaël Cange, « J’ai regret de vous »

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    « N’en peux plus de cette douleur, comprenez. Trop longtemps que ça dure.
    Demain j’écrirai une lettre…
    Faudra trouver les mots oui. Serais-je sans le savoir ? Je le pourrai. Le peux. Bien qu’à certains moments, ils me quittent. Bon. Pas de mal à espérer. Mais pour qui ces mots ? : des histoires de douleur — y en a t-il qu’on puisse entendre ? Ainsi — de celles-là : qui font crier le fond jusqu’à la gorge : “De grâce, de grâce, vous ! Par bonté, soutenez-moi.” Quand ce n’est pas que j’espère — j’implore, voyez. Dans tous les cas — c’est tant que je peux. Et puis je sais maintenant : ce n’est pas trop endurer ce que vous êtes. À voir jusqu’où — corps — pèse lourd sur moi, force m’est de supporter. Le faut pourtant. Vite. Vite. Avant que s’humilie, sinon la voix — du moins, le ferveur sauvage.

    *

    “Soutenez-moi” je disais. L’ai-je vraiment cru possible ? N’était-ce pas, plutôt, penser sans la parole, le geste : ce qu’il leur faudrait, à eux aussi — de peines ravagées.

    Ô vous ! Préparez-moi — à affronter en l’être — le désert terrassant qu’amour ne laissa pas d’exercer.

    Préparez-moi à l’affront devenu — avouable.

    Préparez-moi. 

    *

    Misère de tout ! Pour autant que je rêve — n’en demeure pas moins vrai — qu’anges — parfois, s’ils semblent éclairer, se prennent eux-mêmes — à leur propre déperdition.

     

    Que s’achève, en ce cas — cette manière de désastre que je suis — serait chose peu concevable.

     

    Force m’est seulement de supporter jusqu’où le cœur me bat. »

     

    Yaël Cange

    J’ai regret de vous

    Dessins de Robert Groborne

    Préface de Claude Louis-Combet

    Coll. Écri(peind)re, Æncrages & Co., 2012

    http://www.aencrages.com/

  • Enrique Vila-Matas, « Mac et son contretemps »

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    DR

     

    « Lectures qui laissent à jamais une trace. 53 jours, par exemple, le roman inachevé de Georges Perec. En fait, je crois qu’il a discrètement influencé ce journal d’apprentissage. Non, ce n’est pas que je le crois, c’est que je suis sûr maintenant qu’il a influencé mon journal, même si je l’avais oublié jusqu’à aujourd’hui. Le titre du livre de Perec, allusion directe au nombre de jours qu’il a fallu à Stendhal pour dicter son chef-d’œuvre, La Chartreuse de Parme, me fascine.

    Perec n’a pas pu terminer son livre, il est mort en l’écrivant. Mais il faudrait peut-être nuancer. Depuis que j’ai lu, il y a un an, 53 jours, j’essaie de m’expliquer quelque chose d’étrange, pourquoi le manuscrit, ayant échoué chez ses amis oulipiens Harry Mathews et Jacques Roubaud, était-il pratiquement prêt à être édité. Comment l’expliquer ? Le manuscrit est divisé en deux parties parfaitement délimitées : la seconde étudie de nouvelles possibilités contenues dans l’histoire policière racontée dans la première et va jusqu’à la modifier. Ces deux parties sont suivies de quelques curieuses remarques intitulées “Notes renvoyant aux pages rédigées” qui, non seulement donnent un nouveau tour d’écrou déjà apporté par la seconde partie à la première, mais semblent en plus révéler ce qui suit : le roman de Perec n’a pas été interrompu par la mort et n’est donc pas inachevé, mais il avait besoin d’un contretemps aussi sérieux que la mort — déjà incorporée par Perec au texte lui-même — pour être complété même si, à première vue, il puisse paraître interrompu ou incomplet.

    Un roman donc parfaitement planifié et “terminé” dans lequel Perec a tout calculé, y compris l’interruption finale.

    Chaque fois que je feuillette de nouveau 53 jours, il me plaît de croire que Perec a écrit ce roman pour tourner la mort en dérision. Car n’est-ce pas tourner l’arrogante Mort en dérision que de lui cacher que l’auteur s’est joué d’elle en laissant croire à cette pauvre vaniteuse que c’est sa ridicule faux qui a interrompu 53 jours ? »

     

    Enrique Vila-Matas

    Mac et son contretemps

    Traduit de l’espagnol par André Gabastou

    Christian Bourgois, 2017

  • Ingeborg Bachmann, « Avec douceur et délicatesse »

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    DR

     

    « Tout est mort. Tout mort.

    Et dans ma panière à pain argentée

    moisit le trognon de pomme séché

    qui ne pouvait plus descendre.

     

    Sur mes assiettes, qui y mange,

    il doit rester un morceau de la corde

    qui a été tressée pour moi.

    Dans mon lit, qui y est couché,

    doit encore bruisser la nuit le bout de papier

    que j’y ai cousu.

     

    Si peu de présence ! Il n’y a

    que les objets lointains que je hante encore,

    la lampe, la lumière,

    là je l’allume et signifie :

     

    tout le sang, ce flot de sang qui

    a coulé. Mes assassins. »

     

    Ingeborg Bachmann

    Toute personne qui tombe a des ailes

    Édition, introduction et traduction de l’allemand (Autriche) par Françoise Rétif

    Poésie / Gallimard, 2015

     

     

     

  • Anne Portugal, « et comment nous voilà moins épais »

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    DR

     

    « et si c’est sur la table des moitiés

     

    nous nous asseyons sur la pierre qu’est

    l’identique suivant et les met en demeure

    qu’est-ce que c’est qu’il disait le passant

    que telle physique n’est pas si grande il

    rigole aux escarpins souliers pointus d’à

    la limite toucher voulant être poli n’étant

    point laissant là dans le plat tombe à terre

    le vœu d’attachement sincère à son lapin

     

    @plantagenêt

     

    ————————————————————

     

    un protocole

     

    ce n’est pas moi oh non pas du tout

    l’outsider accompagné d’amis

    n’ai pas le portrait campé

    noir et le vert épinard

    il y avait une terrasse à partir

    et les hachures à penser

    où un appareil transmettait

    la conversation et les visages

    d’eux mêmes qui tombent

     

    intermédiaires et services à ses

    membres moi je dors avec vous

     

    @mantegna

     

    Anne Portugal

    et comment nous voilà moins épais

    P.O.L, 2017

  • Julien Blaine, « Débuts de roman »

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    © : sophie chambard

     

    « 7

    En retournant de chez ses parents : lui, le père nonagénaire dégoulinant sur son fauteuil roulant et elle, la mère, dont l’ego était si éblouissant qu’il brûlait toutes celles et ceux qui l’approchaient, il envoya ce texto à ses enfants : “si un jour je me suicide, je n’aurais pas besoin de laisser un mot !”

     

    12

    C’est au moment et au centre d’une curieuse torpeur que Toussaint se murmura : “Moi, je regarde et considère ces jeunes gens comme s’ils avaient mon âge et, eux, me voient comme si j’avais le mien…”

    Au bruit d’une feuille froissée, il se retourna.

    Pourquoi le regardait-elle ainsi ?

     

    22

    Depuis longtemps, très jeune, déjà, il parlait de la vieillesse, de sa vieillesse et le voilà ce matin, septuagénaire, en train de se brosser les dents en se mirant dans la glace de la salle de bain…

    En fait, de cet état, de cet âge, il n’en savait rien.

     

    60

    Ainsi va la vie, on perd de vue des amis très chers irremplaçables au détour d’un jour, ou à la fin d’une interminable nuit on ne sait même plus s’ils sont vivants ou morts et soudain » 

     

    Julien Blaine

    Débuts de roman

    Éditions des Vanneaux, 2017

    editionsdesvanneaux.wordpress.com

  • Hsia Yu, « Salsa »

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    DR

     

    « To be elsewhere

     

    Ils se sont rencontrés dans un village de la côte

    ils ont partagé une nuit merveilleuse puis se sont quittés sans laisser d’adresse

    chacun sa route. Trois ans plus tard

    ils se sont rencontrés à nouveau, sans le vouloir.

    Pendant trois ans

    ils ont été abandonnés

    par la narration du roman

    ils ne savaient plus qui ils étaient

    seule flottait dans l’air cette sensation de s’être un jour connus

    dans un autre récit

    l’un demande : qui es-tu qui parais si froid et si fatigué ?

    l’autre répond : je sais seulement que mon pull est décousu

    et que si tu tires le fil de plus en plus

    c’est tout mon être qui finira par disparaître »

     

    Hsia Yu

    Salsa

    Traduit du chinois (Taïwan) et présenté par Gwennaël Gaffric

    Circé, 2017

    http://editions-circe.fr/

  • Franck Venaille, « Requiem de guerre »

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    DR

     

    « Ah ! s’en aller pleurer sur un banc de bois le dimanche.

    Rejoindre la compagnie des hérissons. C’est ainsi. C’est fait. Nous ne recommencerons plus les erreurs d’antan.

    Il y a chez cet écrivain, une volonté farouche de faire entendre ses silences. Eh ! L’ami ! C’est bien à toi que je m’adresse. Tu avais le regard clair de celui qui donne tout et qui, sans angoisse, fait état de sa peur, de ses rages, continue d’être un homme qui a su combattre et vaincre les Furies.

    Nous irons, pieds nus, marcher sur les braises.

    Nous briserons leurs marmites de sorcières ah ! quelle journée !

    Je peux en témoigner : il ne s’agissait nullement d’un rêve mais bien d’un morceau de réel comme toute mère en prépare pour son grand fils afin qu’il calme sa faim le moment venu.

    Il ne s’agit plus de montrer sa peur. Il suffit de dire : “me voici” et les murs des longs couloirs prennent une couleur nouvelle. C’est là que j’ai croisé celui qui devait être l’ami de Kafka. Même redingote. Semblable démarche. Je m’enferme dans ma chambre pour relire le Journal. Cette douleur née de l’intérieur du corps des hommes comment la nommer ? Comment lire leur destin sur une mappemonde ?

    Je me bats et je me débats. Je suis le personnage central d’un film. Je vais, maladroitement, d’un point à l’autre. Je rêve. Beaucoup. Et trop. La nuit je guette les bruits de pas des visiteurs étranges. Je suis allongé.

    Je me tourne sur le côté droit avec difficulté. Dites ! Pourquoi cacher la vérité sortie nue du corps de la femme au bain ? Je suis un homme qui ne croit plus en son pouvoir d’agir sur les merveilles du monde. »

     

    Franck Venaille

    Requiem de guerre

    Mercure de France, 2017

     

    Franck Venaille vient de recevoir le Prix Goncourt de la Poésie 2017

     

  • Joseph Guglielmi, « Le mouvement de la mort »

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    Sans titre, 1977 © Thérèse Bonnelalbay, Galerie Christian Berst

     

    « clandestin de cette nuit

    je n’habite nulle part,

    la source de vent tarie

    du sang triste un temps de pluie

    Deux oiseaux sur une lune.

    Un chien mâche la prairie

    Un poème sur le mur

    avec le mur immobile.

    Qui lira les mots minutes

    Carré le fleuve soleil

    et la mer dans la vitrine ?

    le corps creuse dans la mort

    comme une statue de sel

    pliée sa gorge de sel

    Lune rouge bisaëule

    ointe pour le sacrifice,

    Vermine du faux garden

    ou du livre de raison.

    Ici que le néant ronge

    souvenir d’un corps vivant.

    Te roule un puissant dictame,

    quelque souvenir de noces

    cette éclipse somptuaire !

    La toute fillette impure

    avec jambes de gazelle

    Montagnes aromatiques

    en miracle du mois doux.

    Compter ces podes antiques

    Samedi un feuillet neuf.

    Au square le dieu muet

    silencieux comme une flûte.

    Les chiures des maisons

    et poussières de murmures.

    Que c’est toujours samedi,

    un vol éclair d’hirondelles

    sur la pensée régulière.

    Puis on oublie désespoir

    (entre le vrai et le faux)

    la détente de la mort.

    Au doigt ce mamour tremblant. »

     

    Joseph Guglielmi

    Le mouvement de la mort

    P.O.L, 1988

     

    Joseph Gulielmi, né à Marseille en 1929, vient de disparaître.
    Le dessin est de Thérèse Bonnelalbay, qui fut son épouse de 1959 à sa mort – dans la Seine – le 16 février 1980.

  • Caroline Sagot Duvauroux, « Un bout du pré »

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    DR

     

    « L’arbre

     

    Les livres se présentent et la mémoire y laboure à sa guise, tout s’actualise de sorte que le livre nait au moment de l’histoire où il n’était pas encore lu. Lire c’est revenir sur la terre mais on ignore où vous débarque la mémoire (cet engin) tout près d’aujourd’hui parfois dans le grand hier. Toutes les plantes ne sont pas annuelles ni vivaces ; celle qui sort là que je n’avais jamais vue, élaborait ses sèves, derrière déjà ; c’est là que j’alunis. D’où venais-je ? je l’ignore, j’emporte d’où je viens au promenoir de ce qui vient. »

     

    Caroline Sagot Duvauroux

    Un bout du pré

    Éditions Corti, 2017

    http://www.jose-corti.fr/

  • Jacques Sicard, « La Géode & l’Éclipse »

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    À Paul Celan

     

    « Un rien

    nous étions, nous sommes, nous

    resterons, en fleur :

    la rose de rien, de

    personne

     

    Comment entendre ces vers ? – À Treblinka, les nazis pratiquèrent comme ils le préméditaient de le faire avec d’autres camps d’extermination, sans en avoir le temps. En 1943, après l’assassinat de près d’un million de juifs, les chambres à gaz sont dynamitées et détruites. Les baraquements, les clôtures et les autres installations démontées jusqu’à totale disparition. Le sol est labouré, planté d’arbres et semé de lupin. Ici, il n’y aura rien eu que le passage des saisons et personne pour témoigner qu’y éclosent des fleurs de lupin. Le lupin qui appartient à la sous-classe des rosidae, dont la rose fait partie.

    Comment entendre autrement ces vers ? Une variante de l’Odyssée. “Personne”, Ulysse ; “rien”, la Reine ; “rose”, la prose. C’est sous ce nom qu’Ulysse pour le tromper se présente au cyclope Polyphène, mais aussi à partir de ce nom que devient clair son projet de différer indéfiniment son retour à Ithaque. C’est la place nulle que Pénélope occupe à la suite de ce changement d’identité, où elle tisse et détisse pour Personne. C’est l’efflorescence de la prose qui tout en permettant l’étendue, confère à toute cette vacuité le parfum soutenu de la Rose. Il y a tant de manières de ne pas revenir, sans vous faire injure, n’est-ce pas Paul Celan ? »

     

    Jacques Sicard

    La Géode & l’Éclipse

    Éditions Le Pli, 2017