UA-62381023-1

Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

claude dourguin

  • Claude Dourguin, « La forêt périlleuse »

    Caspar_David_Friedrich_-_Der_Heldstein_bei_Rathen_an_der_Elbe_(1828).jpg

     Caspar David Friedrich, Der Heldstein bei Rathen an der Elbe, 1828, Graphische Sammlung, Germaniches Nationalmuseum, Nuremberg

     

    « La route maintenant grimpait raide pour rejoindre les derniers ressauts du plateau. Galaad s’arrêta un instant : aussitôt venait à lui le silence de cette nuit, un silence sans mesures, royal, une sorte d’accord parfait du silence, qui lui ouvrait comme les portes d’un Grand Passage. Il se demanda comment on pouvait dormir en un tel moment, et il lui vint, de ses sommeils engorgés et des impossibles matins sur lesquels ils le jetaient, un sursaut de dégoût et de honte.

    Sur sa gauche, à une centaine de mètres, il reconnut le groupe d’ormes, silhouettes empennées de noir d’encre, qui — ainsi en avait-il depuis toujours décidé — marquait l’entrée de ses terres. La route se frayait un passage désormais facile, assigné par le ciel là-haut à la terre dénudée — qui offrait son dépouillement. Galaad la regardait encore, la reconnaissait, et, à cet instant, quelque chose se brouilla dans son cœur et dans sa vue. Face à lui, la route, ancienne ligne de vie, tendait dans la nuit, insolite, son tracé inutile. Il la voyait plus tard — ses bordures effrangées, d’herbes folles et de coulures de terre —, plus rêveuse, au bord d’une divagation, trace presque effacée, témoignage usé, retourné à la terre, absorbée par elle. Cette vision le rassurait et induisait à la fois un malaise. Il aimait, complice, la puissante digestion de la terre, l’assimilation placide, immédiate, qu’elle réalisait des constructions humaines — cette façon qu’elle avait, toujours, de reprendre le dessus, d’infiltrer sournoise, patiente, ses herbes, ses lichens, d’absorber, de camoufler. L’éternité se réinstallait avec ses saisons. Mais, en même temps, l’idée de la fin si inexorablement jetée au visage l’ébranlait. Il comprenait l’acharnement qu’il trouvait à l’ordinaire gratuit, à maintenir — des voies, des bâtiments, même inutilisés : signe, façon d’opposer une présence, d’empêcher le recouvrement. C’était une garantie morale — une distraction de la mort. »

     

    Claude Dourguin

    La forêt périlleuse

    Coll. Recueil, Champ Vallon, 1994

    http://www.champ-vallon.com/claude-dourguin-la-foret-perilleuse/

  • Claude Dourguin, « Saint Jérôme »

    claude dourguin,saint jérôme,écrats,champ vallon

    Antonello da Messina, Saint Jérôme dans son étude, National Gallery, Londres

     

    «  […] La passion de la langue t écrire Jérôme. On sait que les anges le rouèrent de coups pour avoir lu et relu tout Cicéron ; ce chrétien ne pouvait se résoudre à lire la Bible tant la langue des prophètes le blessait. Ainsi vrai écrivain. Ne méconnaissant pas le monde, dans l’attention à ce qui le fait multiple, varié, mais des livres allant aux livres. (La tradition le présente lecteur fervent, curieux de tous les écrits, vérificateur scrupuleux.) Le menu désordre des volumes autour de lui : la circumnavigation de l’écriture.

    Pas à pas, en retrait labeur efficace, et cette exigence minutieuse qui le caractérisa — dans son décor familier le goût du détail le révèle : Jérôme est d’abord un artisan. Qui se souciait de la chose faite, et si possible bien faite. Celui pour qui l’écriture est une tâche. Jérôme, loyal patron des écrivains. Et cette profondeur, ce mystère, cette évidence pourtant, ce qu’on éprouvait sans pouvoir l’expliquer comme l’une des formes les plus attachantes de la beauté, ne serait-ce pas, qui a touché le lieu, le surcroît d’être et d’intensité quand on écrit le monde ?

    Les socques de bois sont au bas de l’escalier, ample cape doublée de laine ou gilet de fourrure. Jérôme travaille, rêve — un Van Eyck nous le montre dans une pose somnolente, coude replié, joue dans la main, la page abandonnée —, ni dans l’universel ni dans l’absence, calfeutré pour mieux sentir et surtout mieux dire, dans le confort de sa cabane savante plein de cette adhésion calme à l’ordre du monde, il habite, seul, “l’espace heureux” de qui écrit. »

     

    Claude Dourguin

    Écarts

    Coll. Recueil, Champ Vallon, 1994

    http://www.champ-vallon.com/claude-dourguin-ecarts/

  • Claude Dourguin, « Lettres de l’Avent »

    images.jpg

    Hercule Segers

     

    « Je vous écris d’un pays qui est le mien, aussi. Je vous écris de ce pays d’avant.

     

    J’ai ouvert la fenêtre sur les lointains. Ici, toujours, voyez-vous, sont donnés d’abord les lointains. Sans cesse ils appellent. Ils parlent d’autres collines, de vallonnements tendres où la fraîcheur de l’air serait presque musicale.

     

    Les collines se lèvent dans les nuages. Prises chaque matin dans une brume blanche et dorée qui les enveloppe, les rend à l’indéfinité mouvante des lointains. Ceci d’abord m’attache à ce pays : la terre plus immatérielle qu’ailleurs, et le renouvellement des promesses.

    Plus tard la brume se perd vers les faîtes des collines. Immobiles et noirs, les cyprès. De la terre au ciel leur silencieuse ponctuation sur la lumière. J’attends.

    La brume toujours — les collines nées de l’indécision du ciel.

    Parfois je pleure. Insupportable, comprenez-vous, cette offrande d’éternité, insaisissable et là pourtant, toujours, comme si quelque chose nous était rendu dans ce qui s’éteint, et là seulement.

    Je ne sais plus alors la différence entre votre visage et les collines de ce pays. Je vous appelle des noms d’ici.

    Vers le soir une paix plus étale scelle les collines cernées encore de la brume bleutée. Le paysage se réduit à la modulation sur le ciel des lignes du relief, proches, données.

    Cette harmonie : là d’emblée, évidente sans qu’on en sache rien dire. À regarder les collines s’avancer dans la lueur neuve d’avant la nuit comme si elles entraient dans la fixité du temps, je songe qu’à force on devrait accéder à une autre vie — plus vacante, plus susceptible d’échos ?

     

    Voici que se sont immobilisées les dernières collines, très foncé maintenant, le bleu de la buée légère a rejoint le ciel. Sous cette tremblante lumière les murmures de votre nom et la lenteur des grandes choses exaltées, allées au fond des mers là-bas. »

     

    Claude Dourguin

    Lettres de l’Avent

    Coll. Recueil, Champ Vallon, 1991

    http://www.champ-vallon.com/claude-dourguin-lettres-de-lavent/

  • Claude Dourguin, « Points de feu »

    28180_p0008058.002.jpg

    Andrea di Bartolo, dit Solario, La Déploration sur le Christ mort,

    Musée du Louvre, cliché  A. Dequier - M. Bard

     

    « Dans la Lamentation sur le Christ mort d’Andrea Solario, le fond du panneau, par ses bleus, son paysage de monts et de rivière se dégageant de falaises, évoque Patinir. Une tranquille irréalité, le songe acclimaté ici-bas avec une part de sa force rayonnante, la plénitude radieuse qui nous attend, l’assurance d’un autre pays – où est résolu ce qui nous obsède, où l’on a fait siens les secrets contre quoi nous nous heurtons mais leur charge de mystère nullement niée, présente comme familière sinon domestiquée (à l’instar de certain lion promenant sa majesté parmi les livres.) Des constructions humaines, villes et châteaux en campagne, bois et champs, une connivence tout à la fois humble et glorieuse, chaque élément répond à l’autre sans dureté, nul ne fait allégeance, chacun échange ses qualités plutôt, afin que notre séjour soit plus riche aux marches de l’au-delà. Le peintre murmure, pressent ce qu’affirmera Patinir : que l’ailleurs est atteignable, peut-être même ici, à notre portée. Il suffit de parcourir, le monde s’ouvre à mesure que nos pas nous conduisent. Le rêve . – notre destinée. »


     

    Claude Dourguin

    Points de feu

    Éditions Corti, 2016

     

  • Claude Dourguin, « Villes saintes »

    Dourguin.jpg

     

    « Villes protégées, interdites, inaccessibles, villes données,

    offertes quand on prête écoute au chemin et à la voix qui tombe des arbres.

    *

    Enceintes silhouettées entre ciel et colline, bleues, ocres, roses, rouges – bienheureux peintres.

     

    De la dureté à la douceur. Guerriers et rêveurs. Des mathématiques à Dieu. Des chevaliers du Temple à François d’Assise.

     

    Regardez, là-bas, cette échancrure du ciel soudain : c’est elle, la voici.

    *

    On approche de la ville sainte – qui ne le sentirait ? La voie se resserre. Le chemin se raidit, s’escarpe, devient sentier en lacets. Enn deviné, l’ultime rétrécissement de la porte.

     

    Là-bas je serai apaisé

    ma soif sera étanchée

    la fatigue et la poussière du chemin

    s’envoleront

    là-bas je serai nouveau-né

    *

    En quête de l’exigeant refuge, le pas tenace, d’invincible lenteur se concilie une à une les ombres du chemin.

     

    Sentiers accrochés à la montagne. Ravins. Escaliers à anc de précipice, passage en surplomb.
    Au bord du gouffre, la ville, parce qu’elle est la main qui retient d’y tomber ? »

     

    Claude Dourguin

     Villes saintes

     Coll. Vérité intérieure, dirigée par René Daillie

    Solaire/Fédérop, 1987

  • Claude Dourguin, "Chemins et routes"

    Dourguin_Claude.jpg« Il m’arrive de rêver d’un livre des chemins, catalogue et dictionnaire à la fois, qui évoquerait, recenserait sans du tout prétendre faire œuvre savante, les figures diverses des chemins, leurs histoires, leurs particularités géographiques. », écrit Claude Dourguin au début du second tiers de son livre très à la lisière, très ancien et très original pourtant, dans une langue absolument maîtrisée qui ne se paye pas de mots, une langue de terre et de rocaille, de chemins donc et de routes, de sentes, de passages ténues, de territoires encore inexplorés, de cartes hasardeuses, d’itinéraires perdus, retrouvés, sur les traces de quelques illustres prédécesseurs… car si on est seul sur la route on n’y est pas pour autant solitaire.

     

    L’écriture advient ici par surcroit, la première aventure étant celle de la marche, de la découverte, de l’extension de soi-même peut-être. Il s’agit d’être quitte de ce que tous les lieux que l’on a habités un instant ou quelques jours nous ont donné.

     

    Des écrivains, des peintres, des musiciens, sont convoqués par Claude Dourguin, avec  qui elle est en empathie, avec qui elle se perd et se trouve, avec qui elle partage la route un moment et le secret aussi du cabinet où l’on travaille à écrire le livre des chemins que les éditions Isolato viennent de publier.

    Claude Chambard


    Claude Dourguin

     Chemins et routes

     120 p. ; 20 €

     Isolato

     

    Article initialement publié dans CCP n° 22