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  • Camillo Sbarbaro, « L’ami Natta »

     

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    « Quand la vie m’apparaît sous un jour tendre, je pense à l’ami Natta.

    Grosse tête bouclée. Visage pétillant d’ironie. Sa beau se fripe et sa bouche s’ouvre comme une longue blessure. Il raffole de friandises.

    Toute la journée il pérégrine d’un café à l’autre et reste des heures en extase à regarder le vide. Au fil des apparences il flotte comme liège et se nourrit de nuances.

     

    Une fois il m’a parlé d’un couvent qu’il avait eu la permission de visiter ; des quelques roses, du silence et de la douceur du lieu, des mains de femme du Supérieur, si bien que son image se mêle à celle de l’abbé.

     

    Son rêve est une véranda au bord d’une mer sans remous. Une compagnie aimante et dévouée lui épargnerait le contact avec le monde.

     

    Un jour où plein d’enthousiasme je lui parlais de Leopardi, il m’écouta avec bienveillance ; mais il me fit observer à la fin que le poète avait les dents gâtées.

     

    Je lui demandai par quel miracle il parvenait à ne jamais se départir de cette légèreté d’esprit. Il me confia que lorsqu’il se sentait sur le point de la perdre, il se mettait à sonner à toutes les portes et à faire des farces aux passants. Agir de la sorte était comme sentir sous la peau les bulles bruissantes du champagne.

    Sa compagnie provoque en moi un même état de grâce. Il suffit alors d’une chaise en rotin et d’un verre en cristal pour que je me taise de bonheur.

    Seulement je suis incapable de me maintenir à la surface. Tel un caillou je sombre vers le fond et y trouve l’ami Natta, l’air alangui et un peu frivole comme le jardin public au cœur de la ville. »

     

    Camillo Sbarbaro

    Copeaux, suivi de Feux follets

    Choisis, traduits et présentés par Jean-Baptiste Para

    Suivi de Souvenirs de Sbarbaro par Eugenio Montale

    Clémence Hiver éditeur, 1991

  • Camillo Sbarbaro, « À Carlo Tomba »

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    DR

     

    « Si je pense à ma jeunesse – minuscule et factice – je vois le blanc visage effilé qui me faisait face, assis dans la fausse lumière des tavernes. Le pichet posé entre nous était le centre d’un monde. Verre après verre, nous buvions jusqu’au moment où la main de l’un cherchait la main de l’autre. La glace était rompue, sous laquelle nous nous touchions comme des spectres. Et bras dessus bras dessous nous sortions dans le monde transfiguré.

    Sur la place le chanteur ambulant dilatait les cercles du sortilège que nous traversions à grand’peine. Nous partions en quête d’une auberge comme d’un eldorado, et la plus mesquine et la plus reculée semblait devoir nous révéler un nouvel aspect de la ville – que nous désespérions d’étreindre tout entière. Les quartiers pauvres étaient nos préférés. Explorant ruelles et placettes, nous en faisions des yeux l’amoureux inventaire.

    Oh ! les vies que nous avons vécues ! Nous étions, par moments, la sage demoiselle derrière le comptoir ; le comptable sorti nettoyer ses lunettes sur le seuil du magasin ; la vieille qui collecte la monnaie dans les lieux publics ; l’homme sombre qui heurte un autre passant ; la fillette qui traverse la rue à cloche-pied et qu’un porche engloutit…

    Vies d’un instant ; plus intenses que la nôtre, déserte…

    Tout se vêtait alors d’ambiguïté. Des choses n’existèrent que pour nous. Chaque rue avait une signification, chaque soupente éveillait le soupçon. Certaines mines décrépites nous angoissaient, visages chagrins, bouches muselées, fronts moites. Nous les fixions, hallucinés, avec ce regard que pose l’homme avant l’adieu sur le visage qu’il ne veut pas oublier. Il y avait des heures où une fenêtre d’entresol nous écrasait de sa personnalité.

    Que fut ma jeunesse, sinon cette dérive vagabonde ? Déraciné de l’humanité, je me dispersais dans un servile amour des choses. Marionnette tragi-comique, unique protagoniste d’une aventure inhumaine. Éponge morne qui s’imprégnait de sensations.

     

    Maintenant, depuis quand ? les carrefours et les venelles ne parlent plus le langage déchirant d’autrefois. Les arbres me consolent et les animaux me font à nouveau sourire. Depuis ce jour est mort le pantin ivre et tragique que tu connais. Suicidé, ainsi qu’il lui plaisait, il gît de guingois sur une petite place où personne ne passe.

    Mais, aux heures désolées, le survivant remâche le vieux quignon de joie, terrassier mélancolique fouillant les décombres de sa maison.

    Et cheminant sans savoir où il va – à contrecœur comme l’enfant qu’on traîne par la main – il tourne vers toi et cette larve de jeunesse son visage désespéré. »

     

    Camillo Sbarbaro

    Copeaux (1914-1918), suivi de Feux follets (1956)

    suivi de Souvenir de Sbarbaro par Eugenio Montale

    Traduit de l’italien par Jean-Baptiste Para

    Clémence Hiver, 1991

    https://www.rue-des-livres.com/livre/2905471255/copeaux____feux_follets.html