mardi, 01 septembre 2020
Gérard Haller, « Menschen »
Les Inédits du Malentendu, volume 8.
semblable maintenant d’un bord à l’autre
de la terre on dirait l’image se clôt
et l’image se déclôt qui nous tenait
ensemble et c’est comme si tout de nouveau
me quittait. Le visage autrefois du dieu
mort que tu étais. Comme s’il revenait
mourir sous mes yeux
regarde
irressemblant maintenant vide l’enclos
là-bas lumineux de ta voix
tout le heim autrefois. Regarde. Gisant
nu de part et d’autre du grillage ici
qui le défigure et les traces partout
du sang sur l’herbe et les rails et le linceul
bleu du fleuve au loin miroitant sous le bleu
incicatrisable du ciel oh et tout
le ciel comme ça lèvre contre lèvre
de nouveau qui s’ouvre et les larmes dans nous
sans mer à la fin où retourner
Gérard Haller
Inédit, extrait de Menschen
à paraître aux éditions Galilée le 17 septembre 2020
http://www.editions-galilee.fr/f/index.php?sp=liv&livre_id=3534
on pourra regarder cette lecture de Nous qui nous apparaissons de et par Gérard Haller sur le site « Philosopher au présent » ttps://www.youtube.com/watch?v=3ftmFUkUns8
Gérard Haller est un auteur rare, qui compte infiniment pour moi, dont j’attends chaque livre avec une vertueuse et tremblante patience depuis Météoriques (Seghers) en 2001, en passant par all/ein, Fini mère, Le grand unique sentiment (Galilée) etc. Dans quelques jours celui-ci, Menschen, sera sur nos tables, nul doute qu’il éclairera avec quelques rares autres – ceux d'Isabelle Baladine Howald, Fragments du discontinu (Isabelle Sauvage), Pascal Quignard, L'Homme aux trois lettres (Grasset), Camille de Toledo, Thésée, sa vie nouvelle (Verdier), pour n'en citer que trois essentiels – cet été qui se termine & cet automne qui commence.
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lundi, 11 mai 2020
André Gorz, « Lettre à D. »
André & Dorine, DR
« […] Nous pouvions presque tout mettre en commun parce que nous n’avions presque rien au départ. Il suffisait que je consente à vivre ce que je vivais, à aimer plus que tout ton regard, ta voix, ton odeur, tes doigts fuselés, ta façon d’habiter ton corps pour que tout l’avenir s’ouvre pour nous.
Seulement voilà : tu m’avais fourni la possibilité de m’évader de moi-même et de m’installer dans un ailleurs dont tu étais la messagère. Avec toi je pouvais mettre ma réalité en vacances. Tu étais le complément de l’irréalisation du réel, moi-même y compris, auquel je procédais depuis sept ou huit ans par l’activité d’écrire. Tu étais porteuse pour moi de la mise entre parenthèses du monde menaçant dans lequel j’étais un réfugié à l’existence illégitime, dont l’avenir ne dépassait jamais trois mois. Je n’avais pas envie de revenir sur terre. Je trouvais refuge dans une expérience merveilleuse et refusais qu’elle soit rattrapée par le réel. Je refusais au fond de moi ce qui, dans l’idée et la réalité du mariage, implique ce retour au réel. Aussi loin que je me souvienne, j’avais toujours cherché à ne pas exister. Tu as dû travailler des années durant pour me faire assumer mon existence. Et ce travail, je crois bien, n’a jamais été achevé.
[…] J’ai eu beaucoup de difficultés avec l’amour (auquel Sartre avait consacré environ trente pages de L’Être et le Néant) car il est impossible d’expliquer philosophiquement pourquoi on aime et veut être aimé par telle personne précise à l’exclusion de toute autre.
À l’époque, je n’ai pas cherché la réponse à cette question dans l’expérience que j’étais en train de vivre. Je n’ai pas découvert, comme je viens de le faire ici, quel était le socle de notre amour. Ni que le fait d’être obsédé, à la fois douloureusement et délicieusement, par la coïncidence toujours promise et toujours évanescente du goût que nous avons de nos corps – et quand je dis corps je n’oublie pas que “l’âme est le corps” chez Merleau-Ponty aussi bien que chez Sartre – renvoie à des expériences fondatrices, plongeant leurs racines dans l’enfance : à la découverte première, originaire, des émotions qu’une voix, une odeur, une couleur de peau, une façon de se mouvoir et d’être, qui seront pour toujours la norme idéale, peuvent faire résonner en moi. C’est cela : la passion amoureuse est une manière d’entrer en résonnance avec l’autre, corps et âme, et avec lui ou elle seuls. Nous sommes en deçà et au-delà de la philosophie.
[…] Tu viens juste d’avoir quatre-vingt deux ans. Tu es toujours belle, gracieuse et désirable. Cela fait cinquante-huit ans que nous vivons ensemble et je t’aime plus que jamais. Récemment je suis retombé amoureux de toi une nouvelle fois et je porte de nouveau en moi un vide dévorant que je ne comble que ton corps serré contre le mien. La nuit je vois parfois la silhouette d’un homme qui, sur une route vide et dans un paysage désert, marche derrière un corbillard. Je suis cet homme. C’est toi que le corbillard emporte. Je ne veux pas assister à ta crémation ; je ne veux pas recevoir un bocal avec tes cendres. j’entends la voix de Kathleen Ferrier qui chante : “Die Welt ist leer, Ich will nicht leben mehr” et je me réveille. Je guette ton souffle, ma main t’effleure. Nous aimerions chacun ne pas avoir à survivre à la mort de l’autre. Nous nous sommes souvent dit que si, par impossible, nous avions une seconde vie, nous voudrions la passer ensemble. »
Kathleen Ferrier & Bruno Walter, Frauenliebe und Leben, de Robert Schumann : https://www.youtube.com/watch?v=Xljmp4jvIG4
André Gorz
Lettre à D. — Histoire d’un amour
Galilée, 2006
http://www.editions-galilee.fr/f/index.php?sp=liv&livre_id=2861
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dimanche, 10 mai 2020
Gérard Haller, « all / ein »
DR
« […]
nuit / 21
allein
allein
[TU APPELLES]
TOI : tu es là / MOI : oui
[TEMPS]
c’est comme la mer
on veut y retourner on appelle on appelle on voudrait faire que c’est fini le séparé mais non
c’est parce que la mer aussi est vide
dedans que tout vient dehors
nuit /22
c’est parce que la mer aussi sans fin se vide
là-bas qu’il y a tout ce va-et-vient ici
des corps et tout tu sais c’est de la poésie
tout ça mais quand même c’est pas rien c’est pas rien
ce reste de peuple ainsi que nous sommes non
ça doit bien faire quelque chose comme un peuple
encore d’être comme ça tenus ensemble
par rien d’autre que les autres non je veux dire
tous ces corps ici devant la mer là oui bleue
ces mouettes là voilà qui rient comme ça
bêtement oui qui crient toujours comme un qui vient
de perdre père et mère [ah les mères les mères ]
et l’air autour sur quoi elles passent leur temps
oh / et l’eau dessous qui les attend voilà qui
leur tend les bras on dirait ça fait quelque chose
non que tout ça se touche comme ça ici
exposé bord à bord / oh / peaux / oh / et os eaux
air écume embruns vents marées matière quoi
du début à la fin / ô / infini éclat
de matière tout ça à chaque peau chaque grain
de peau et chaque de poussière je dis in
ouï corps à corps tout ça de la matière oui
le plus pauvre galet aussi bien cette moule
là cette capote cette vieille bouteille (vide
tu penses bien) et cette vague au loin ces seins
de lait ce lit ce bateau ce bout de papier
à lettres (tiens tiens encore un des ces robin
son là-bas sur son lit de pluie) et cette vieille
sèche à encre et ces vers blancs dedans toujours prêts
à tout décomposer oui c’est comme ça oui
qu’il y a quelque chose comme la poé
sie
nuit / 23
allein
allein
la nuit chaque nuit les mots du dehors et les mots du dedans se joignent dans toi et disjoignent tu dis et comme ça sans fin t’abandonnent toi aussi au battement de tout
oui tu sais c’est comme ça
nuit / 24
chaque nuit tu dis ça revient
les mots d’avant te manquer
komm
viens
komm
komm jetzt
c’est fini
komm / geh
c’est fini
geh jetzt
geh
va
allez
ça va aller
oui tu sais c’est comme ça
c’est pour appeler
c’est tout c’est parce que les mots aussi sont coupés de tout qu’il faut répéter l’appel »
Gérard Haller
all / ein
Galilée, 2003
http://www.editions-galilee.fr/f/index.php?sp=liv&livre_id=2870
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jeudi, 23 avril 2020
Pascal Quignard, « Bacon à Chandos »
© : claude chambard
« […] Les mots, ce sont toutes les choses dont vous avez demandé le nom jadis quand rien ne les désignait à votre regard si rien ne venait les nommer. Du temps où vous étiez vous-même alors sans prénom et sans nom. C’est-à-dire quand vous n’étiez même pas le fantôme que votre désespoir vous fait croire que vous êtes devenu. La subjectivité n’est qu’une mélancolie, une aire nue qui n’apparaît si terriblement que quand le flot de la sève et du sang se retire, et non quand le langage déserte. Alors travaillez toutes ces impuissances à dire et forcez, pressez, cultivez toutes les détresses qui en découlent. La langue dont vous disposez a la capacité de votre émotion puisqu’elle en est le lit. Il ne faut pas travailler la langue pour jouir d’elle, ni pour s’abuser, ni pour l’orner, ni pour respecter ses règles, ni pour séduire d’autres hommes, ni même pour héler une femme qui s’est perdue à l’instant de naître et dont la perte vous poursuit d’une façon insaisissable après qu’elle vous a abandonné dans le jour. Il ne faut pas décomposer l’âme dans un esprit d’autopsie alors que ce n’est qu’un souffle emprunté à l’air que la naissance délivre. Il faut adorer, dans la langue acquise, la défaillance d’acquisition qui limite tout sans cesse et qui ne la borne jamais. Il faut lutter avec cette défaillance à dire le monde perdu. […]»
Pascal Quignard
La Réponse à Lord Chandos
Galilée, 2020
http://www.editions-galilee.fr/f/index.php?sp=liv&livre_id=3525
Recopier la page, pour souhaiter un bel anniversaire à Pascal Quignard – né le 23 avril 1948.
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lundi, 24 février 2020
Jean-Luc Nancy, « Les senteurs de la librairie»
© Jean Le Gac
« […] La librairie est une parfumerie, une rôtisserie, une pâtisserie : une officine de senteurs et de saveurs à travers lesquelles se laisse deviner, supposer, pressentir quelque chose comme une fragrance ou comme un fumet du livre. On s’y donne ou on y trouve une idée de son Idée, une esquisse, une allusion, une suggestion. Peut-être parle-t-il de ce qu’on cherchait, de ce qu’on espérait. Peut-être tient-il la promesse de son titre – Le Temps perdu, L’Être et la Néant, Le Capitaine Fracasse –, ou bien de celle du nom de l’auteur – Diderot, Joachim de Flore, Ernest Hemingway, Jane Austen –, ou bien encore du nom de l’éditeur et de la collection – Galican, Calmy-Cohen, Enseignes, Portulans, Le Typographe –, et peut-être pourrait-il tenir mieux encore la promesse discrète de l’inconnu, de l’inattendu, – L’Intrus, Des pois au lard, Relation d’un voyage en grande librairie –, ou bien peut-être, dépourvu de toute promesse et ne risquant donc pas de les trahir, assure-t-il simplement de son sérieux, de sa compétence – Histoire véridique de ma vie, Origine de la géomancie, Tristan et Isis.
La librairie ouvre au lecteur l’espace général de toutes ces espèces d’ouverture, de regard furtif, d’éclairage bref ou d’illumination, de forage, de prospection, de passage au crible, au tamis, de prélèvement ou bien de relevé. Il s’agit toujours de délier le lien qui tient le volume et de le laisser respirer, s’ébrouer un instant – perdre aussi sa suffisance et sa consistance pour ne plus être ailleurs que dans l’empressement ou dans la nonchalance des doigts qui feuillettent.
Mais le regard effeuille aussi les rayons et les tables, il se pose de place en place, sautant de couleur en format, guidé par des silhouettes, des images, des signaux divers. Il se laisse séduire, solliciter, charmer. Il envisage les épaisseurs, il parcourt les indications des quatrièmes de couverture, ou bien, lorsqu’il en trouve encore, des prière d’insérer. C’est lui qu’on prie, en fait, d’insérer dans le livre un peu de son envie, de sa curiosité, de cette imagination qui ne cesse dans son dos de lui faire attendre des mondes, des bonheurs, des savoirs, des récits. […]»
Jean-Luc Nancy
Sur le commerce des pensées
Illustrations originales de Jean Le Gac
Galilée, 2005
http://www.editions-galilee.fr/f/index.php?sp=liv&livre_id=3001
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dimanche, 18 août 2019
Pascal Quignard, « L’évanouissement »
© cchambard
« Le samedi 18 août, le premier jour de la canicule, j’étais dans le jardin, je dormais dans un fauteuil transatlantique à l’ombre du bûcher, il faisait 38 degrés, j’ai entendu un bruit sur la rivière, ou, dans un rêve, j’ai vu un enfant qui venait sur la rive, je me suis levé, j’ai voulu traverser l’herbe pour rejoindre le bord de l’Yonne mais, dans le mouvement même de me lever, j’ai eu un vertige, mon pied droit a lâché, tout mon corps a commencé une étrange rotation, ma tempe droite et mon oreille sont venues frapper la poutre qui soutient l’auvent du premier ermitage, mon corps a continué de tourner sur lui-même, s’est mis à fléchir, mon genou s’est ouvert sur une pierre, j’ai rebondi un peu sur les cailloux, un bleu s’est étendu sur ma hanche gauche, j’ai un peu sursauté dans l’herbe grillée et chaude, mon bras s’est couvert d’égratignures tandis que, mon torse se décurvant tout à coup, ma tête a été projetée en arrière sur une marche, je me suis évanoui. Étrange danse lente de tombée sur la terre faite de trois rebonds, dont j’ai le souvenir physique, comme une valse où plus aucun muscle ne fonctionnait, où plus aucune volonté n’agissait, mais dont le temps fort ne pouvait pas manquer d’être le dernier, — de s’adresser au dernier.
Je me suis éveillé plus tard dans l’après-midi, sur le dos, sur la terre, le corps en plein soleil, la nuque couverte de sang, dans le plus total silence.
La déposition de croix. Le dépôt du corps tombé en transe sur la terre. La descente du corps sur la terre dans la naissance. La tombée du corps dans la mort.
Je ne cesse de méditer que la première image humaine tombe.
Aussi bien naissance que mort, c’est le point de naissance-mort. Ce point de contact avec la terre-propre-au-second-monde. Ce point de contact du corps et de la terre, c’est le dernier royaume. »
Pascal Quignard
L’Origine de la danse
Galillée, 2013
Cette page, je me & vous l’offre pour mon anniversaire. Elle est d’un ami cher.
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mardi, 23 avril 2019
Pascal Quignard, « La vie n’est pas une biographie »
« Le nostos
“À ceux qui partent on souhaite le retour.” C’est le songe. Le rêve – qui habite au-dessous du songe – va directement au contraire de cette prière des anciens Grecs.
On quitte l’enfer.
On quitte l’enfer où les ombres vous hèlent, où les grandes robes sombres vous poursuivent. Où les visages hurlants, les chignons dénoués, les cheveux défaits, flottants, crient contre vous, ou geignent timidement.
On quitte l’autre monde pour le monde totalement autre que soi. On se déroute où on ne sait plus. On ne sait plus la forme que l’on a. On ne sait plus dans quel règne on peut être.
Puis il y a un moment dans l’opacité impénétrable de la nuit, à la fin du sommeil, où les images s’arrêtent. Alors les mots sortent comme les chants des oiseaux commencent. Des phrases complètes se déroulent sous les paupières refermées, elles poussent dans l’ombre irrésistiblement, elles circulent, se développent, s’éploient, hantent, s’affirment et il faut se lever. Il faut les noter. On monte en titubant l’escalier dans le noir, on va s’étendre et se receler dans le petit lit de l’aube, juste à l’aplomb du velux pour pouvoir écrire à la première lumière qui tombe de l’astre. Pour l’instant on allume la lampe et on transcrit la phrase toute faite et on laisse, à partir d’elle, buissonner d’autres mots, des racines de mots, des préfixes ou des morceaux de mots ou bien des assonances, d’autres phrases, un rythme, des périodes, des contrastes, des attaques, des heurts. On ne s’éveille pas tout à fait en écrivant.
Enfin la nuit insensiblement se résorbe.
La lumière naît bien avant que l’étoile paraisse.
Une pâleur illumine la page.
C’est l’aube. À l’instant où l’incroyable pluie de lumière commence de tomber d’un coup du vasistas on peut fermer les yeux, on peut chercher du bout des doigts l’olive sur le fil qui pend, on peut couper la lumière électrique, le corps peut s’alanguir et le souffle s’apaiser, on est heureux, on pose le crayon ou le minuscule feutre à la pointe si fine. On recommence de lire. La nuque et le dos reposent si bien sur les oreillers contre le mur de l’ancien grenier de la maison devenue une minuscule chambre d’enfant ne laissant place qu’à un minuscule matelas large de 80 centimètres posé sur rien, à même le plancher de bois. Petite solitude naine, étroite, indestructible, aussi enveloppante que l’arrière-faix du premier monde inguérissable, sublime. »
Pascal Quignard
La vie n’est pas une biographie
Galilée, 2019
Recopier une page de Pascal Quignard pour son anniversaire.
Bon anniversaire Pascal.
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mardi, 30 janvier 2018
Gérard Haller, « Le grand unique sentiment »
Rembrandt, La Lutte de Jacob avec l'ange, 1659
Staatliche Museen, Gemäldegalerie, Berlin
« mains bras ailes
oh ailes
visage nu de l’un face au nu
de l’autre comme ça qui se présentent
ensemble le vide d’avant et l’intime
infini.
Le lointain : qui le font désirable
komm tu dis
c’est chaque nuit.
Nous nous prenons dans les yeux les larmes
plus loin nous nous implorons komm
prends-moi etc. et c’est chaque fois
comme si c'était la première nuit
sur la terre de nouveau comme
si c’était nous là-bas les deux
tombés nus du ciel et tu es là
je suis là tu dis regarde et tout
recommence
visage de l’un face à l’autre
dedans plus loin qui appellent
encore et encore
qui demandent la lumière
et tu me fais avancer dans toi
au bord et tu prends ma tête
comme ça dans ta main
et tu la poses sur ton sein
et tu dis mon nom
komm tu dis
et je suis toi de nouveau
dans le nu de ta voix
là-bas sans moi
et je ferme les yeux
[TEMPS]
tout le temps de l’étreinte
comme si c’était pour entendre
seulement ça qui appelle dedans
nous sans nom sans voix.
Nu seulement plus nu encore
et soudain c’est toi »
Gérard Haller
Le grand unique sentiment
Coll. « Lignes fictives », Galilée, 2018
17:53 Publié dans Anniversaires, Écrivains, Édition | Lien permanent | Tags : gérard haller, le grand unique sentiment, lignes fictives, galilée
samedi, 18 juin 2016
Pascal Quignard, « Critique du jugement »
© : cchambard
« La beauté est comme l’oiseau qui se réveille sur la branche dans l’aurore. Il prend son envol dès le premier rayon du jour. L’embellissement de la beauté au sein d’elle-même, telle est la modification de l’aube. Elle n’a pas d’autre fin que l’envol dans la première lueur pour rejoindre la source de la lumière naissante. La moindre araignée, la moindre mouche s’insère dans le jaillissement de tout ce qui est neuf, innocent, intact, irradiant. Alors la beauté est ce qui vient flotter dans l’extrême fraîcheur d’une espèce de natalité sans fin. Vague invisible dans l’air qui s’élève, qui ne retombe tout à coup que pour se réélever d’une façon toujours plus neuve. Éclaboussement toujours imprévisible. La beauté est contiguë à une liberté sans fin. »
Pascal Quignard
« Sur la merveilleuse ignorance divine »
Critique du jugement
Galilée, 2016
11:50 Publié dans Écrivains, Édition | Lien permanent | Tags : pascal quignard, sur la merveilleuse ignorance divine, critique du jugement, galilée
samedi, 23 avril 2016
Pascal Quignard, « Critique du jugement »
© : cchambard
« En 1993 je me souviens avoir senti physiquement, de façon progressive mais physiquement, ma pensée s’émanciper de la faculté de juger. Noein se disjoignait de krinein. D’étranges muscles s’assouplirent. Je vis soudain clairement la Urteilskraft en action : en train de mener toutes ses guerres, guerres d’intégration, conflits d’honneur, guerre morale, guerre de religion, guerre de goût, guerre de classe (guerre faite précisément au nom d’un goût précisément dit “de classe”, classicus, classique).
Le jugement, fait d’opinions, est communautaire, c’est-à-dire linguistique, dialogique, fratricide. Le jugement est vigilance.
Attention : “Attention !”.
Il sépare, discrimine, hiérarchise, montre du doigt, exclut, tourne le pouce. C’est cette modalité de la pensée collective (judicare, krinein) que je me résolus finalement à quitter. C’était le printemps. C’était le mois d’avril. Je traversais le pont qui mène au Louvre à rebours gagnant la rue de Beaune. Je privilégiais soudain la pensée au sens plus ancien, plus radical, plus originaire, de noèsis. Pensée qui cherche la trace. Qui suit à la trace la proie qu’elle ignore et dont son flair est si curieux dans l’invisible. Veillance infiniment souple qui rêve son désir. Noein est ce museau qui re-cherche, individuellement, de vestige en indice. Yeux fermés. Étrange attention inattentive qui va jusqu’à franchir la limite de la contemplation elle-même dans l’extase (c’est le théorétique chez Aristote, c’est l’extatique chez Loggin le Rhéteur, c’est la nuit de l’âme chez Jean de La Croix). Je quittais la lecture consciente, appliquée, jugeante pour la lecture insconsciente, œuvrante, voyageante. Un autre mode de vie se cherchait dans l’habitude jusque là orientée et monotone des jours. Je poussais la porte du bureau de mon ami Antoine Gallimard et lui disais adieu. Je prévins trois amis par téléphone. Aussitôt l’Agence France-Presse distribua la nouvelle et on ne me vit plus. »
Pascal Quignard
Critique du jugement
Galilée, 2015
ce 23 avril 2016, bon anniversaire Pascal
20:27 Publié dans Écrivains, Édition | Lien permanent | Tags : pascal quignard, critique du jugement, galilée
lundi, 02 novembre 2015
Pascal Quignard, « Princesse Vieille Reine »
© cchambard
« Ce n’est pas le besoin qu’éprouvait George Sand de s’écarter le plus possible des siens, des domestiques, du groupe, de se réfugier dans un coin de l’espace qui me paraît constituer une aspiration extraordinaire, c’est le nom qu’elle donnait à ce refuge : elle l’appelait “l’absence”.
Elle ne disait pas retraite, otium, cabinet de travail, cellule, chambre à soi, solitude. Elle nommait ce “petit coin” de sa maison de Nohant : L’Absence.
Toute sa vie elle désira être absente à l’intérieur de l’Absence.
Il se trouve que, toutes les fois où elle se retrouvait chez elle, à Nohant, George Sand écrivait dans la chambre où lui avait été annoncé, lorsqu’elle était enfant, la mort de son père, désarçonné sur la route de La Châtre.
C’était là où on lui avait fait enfiler des bas noirs.
C’était là où on avait enseveli son petit corps maigrelet et nu de petite fille âgée de quatre ans sous une lourde robe de serge de Lyon beaucoup trop grande pour elle.
C’était dans cette chambre qu’on avait forcé la fillette à envelopper ses cheveux du long voile noir des veuves.
C’est dans cette chambre, toute sa vie, qu’elle attendit que son père “eût fini d’être mort”.
Où elle ouvrait son livre.
Toute sa vie on cherche le lieu d’origine, le lieu d’avant le monde, c’est-à-dire le lieu où le moi peut être absent, où le corps s’oublie.
Elle lisait.
C’est ainsi qu’elle était heureuse. »
Pascal Quignard
Princesse Vieille Reine
Galilée, 2015
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jeudi, 23 avril 2015
Pascal Quignard, « Critique du jugement »
photo © cchambard
« Publier c’est quitter la solitude, les retraits, l’errance, la nuée de la création, la pénombre de l’origine pour une espèce de tourisme dans l’horreur cancanière et fiévreuse des congénères. Le temps de la parution assujettit à un voyage sans confort et barbare (voiture, train, autocar, métro, avion). Pourquoi le faire ? Pour aller où ? Il faut le faire sans barguigner pour se rendre dans la solitude qui suit et que l’expiation elle-même protègera. Il ne faut pas hésiter à dire : “Comprenez-moi, amis que je vais visiter chaque année, il faut bien voir où le voyage mène : le paradis”. Le lieu solitaire et le temps béni et la liberté où je passe mes jours supposent le sacrifice d’un mois et demi tous les ans dans l’ombre de l’automne, sous les nuages pleins de pluie froide, dans les petites salles enfumées couvertes de livres et emplies de rhumes, de toux, de moucheries, de maussaderies, de fièvres, qui précèdent l’hiver. Ce sont des gouttes d’amertume, qui déculpabilisent la joie solitaire. Elles en sont la condition et les grippes et les angines qu’elles entrainent forment d’étranges médecines. Ce châtiment de la promotion des livres publiés fortifie la concentration de l’esprit, ravive tous les traumatismes que le corps et l’âge et sa mémoire fuyaient, et accroît son désir de recouvrer sa solitude et de connaître à nouveau le repos. Étrange balance infernale qui doit s’effectuer entre le souffle resserré, l’angor, les hoquets hémorragiques du sang, puis une âme qui se dilate, qui s’effrite, qui s’éparpille, qui s’envole enfin à nouveau. L’évacuation de l’œuvre dans le réel, l’oubli de l’œuvre dans sa parution, équilibrent la quête à l’état pur dans la solitude, la lecture, l’amour, la compagnie si flegmatique, si fidèle, si eurythmique des chats, la soumission miraculeuse des touches des pianos à double articulation, les gargouillements des radiateurs, les fleurs soudaines du silence, l’amitié rare et discrète, la sensualité rituelle, violente, cachée, profonde, imprédictible, secrète. »
Pascal Quignard
« Les expiations mystérieuses » in Critique du jugement
Galilée, 2015
11:29 Publié dans Écrivains | Lien permanent | Tags : pascal quignard, critique du jugement, galilée