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la dogana

  • Gustave Roud, « La clématite des haies »

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    ©CChambard

     

    « Une liane, et pourtant ce n’est point sa tige cannelée, verte à l’ombre et pourpre au soleil, qui s’enroule dans les haies aux branches de coudre ou de fusain. Elle monte, elle retombe, et c’est tout. Mais touchez le long pétiole des deux feuilles opposées qui s’en échappent à chaque longueur de doigt ; touchez aussi les supports de leur cinq folioles : vous les sentirez malgré leur minceur nerveux et souples, musclés comme un corps de jeune chat. Ce sont eux qui s’agrippent et se nouent autour de leurs vivants appuis. Étrange plante où chaque feuille se fait vrille !

    Est-ce donc pour cela qu’elle paraît l’hôte, et non le parasite des arbrisseaux qui l’accueillent ? Le houblon, pour exemple, le chèvrefeuille même ont une façon impérieuse de s’enrouler de tout leur corps aux rameaux. Leur étreinte, elle, avec le seul suspens léger de ses feuilles appariées, par centaines, monte sans effort jusqu’à la cime des aulnes ou des coudriers, puis s’amuse à les parer de retombantes guirlandes et, vers le temps des moissons, à les fleurir.

    Deux par deux, un à l’aisselle de chaque feuille, les corymbes de fleurs se dressent, toujours verticaux, que la tige monte, biaise ou redescende. Et chacun a la délicate architecture d’un bouquet. L’éclosion des boutons – lisses petits œufs vert-pâle – ne monte pas banalement de la base au faîte. Chaque corymbe s’étoile peu à peu, selon un ordre secret, de croix de pétales récurvés, couleur de crème, couronnés d’une épaisse touffe d’étamines. Leur parfum fait songer au miel des hautes ombellifères de mai finissant, mais un miel plus rare et moins amer.

    Le moissonneur aux épaules huilées de soleil qui passe et le respire, les bras rouges de taons écrasés, songe-t-il au temps où, petit berger d’automne, il se taillait dans la tige d’une vieille clématite, d’une vouarble, pour lui donner son nom d’ici, ses premiers, puants, héroïques cigares ? »

     

    Gustave Roud

    Les fleurs et les saisons

    Avec des photographies de l’auteur

    Postface de Philippe Jaccottet

    La Dogana, 2003

  • Gustave Roud, « Le rameau de cerisier »

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    Fenêtre à Carrouge, photographie de Gustave Roud

     

    « Nos années, l’une après l’autre, élèvent autour de nous un palais de miroirs profonds, la source d’une grandissante féérie. Chaque cycle de saisons laisse en nous sa trace – qui diffère de toutes les autres et compose avec elles un accord toujours plus riche : est-il impossible d’imaginer une longue vie devenue si chargée de ces résonances temporelles qu’elle soit, dans une certaine mesure, victorieuse du temps lui-même ? Chaque instant nouveau (et périssable) éveillant à travers la mémoire les instants semblables qui le précédèrent, l’homme écouterait sans fin (au cœur d’une sorte de Présent perpétuel et magique) vibrer ensemble les harmoniques de son passé.

    Ce rameau de cerisier sauvage qu’avril une fois encore jette au milieu de nos glaces imaginaires, cette petite chose nue et pure comme une seule note très limpide, tue aussitôt que chantée, mille échos temporels s’en emparent et l’orchestrent. De trois corolles les jeux du souvenir font naître un arbre immense, un orage de pétales, d’abeilles et d’odeur. Celui qui suffoque enfin sous le délice de cette floraison spirituelle faut-il lui reprocher comme un crime la pensée qui le hante, née sournoisement d’une attente jamais lasse. “Il faut que l’herbe et la fleur des champs soient fauchées et se flétrissent pour être sauvées par l’homme. C’est lorsqu’une chose n’est plus qu’elle commence à exister pour lui : l’absence, condition de la possession véritable, le périssable, substance de l’éternel”. »

    Gustave Roud

    Les fleurs et les saisons

    Photographies de l’auteur

    Édition préparée et postfacée par Philippe Jaccottet

    La Dogana, 1991

    https://ladogana.ch/les-fleurs-et-les-saisons

  • Gustave Roud, "Les fleurs et les saisons"

    La Rose-mousse

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    « Saluer les fauteurs de roses rares, les patients trancheurs d’étamines, toujours prêts à poindre le faux dieu Hasard de leurs ciseaux de brodeuse, à lui jeter aux yeux la poudre des pinceaux à pollen ; saluer ces baptiseurs penchés sur mille roses à naître dont une seule devant eux va trouver grâce et mériter un nom… Aimer toute rose, oui, — mais choisir la rose : tel est ici notre plaisir.

    La rose ronde et nue, la rose rose, la rose de toujours. L’antique rosier des jardins paysans qui buissonne, renaît sans relâche au long des siècles, fidèle à soi-même et sans demander nulle greffe, étant franc de pied, comme on dit. Le rosier, parmi les lys, le rosier des dimanches de juin où parfois une fiancée le visite à l’aube, soucieuse d’un bouquet glacé de nuit. Elle pose un vase de verre bleu sur le rebord de la fontaine. Elle entre et froisse au jardin de longues nappes d’odeurs endormies. Elle écoute, mais à la pointe du chemin là-bas nul pas de cheval ne bat encore et le rosier est là qui l’accueille, ses roses mal défendues par une mousse d’aiguillons impuissants, celles d’hier qui défaillent dans une odeur de vin sûri, celles dont le destin se lie au jour naissant, prêtes à débrider comme lui leur calice d’ombre, à laisser s’entrouvrir sous la coupe du ciel leur coupe de pétales.

    Cueille la plus belle, petite fiancée, et que le jeune cavalier qui l’emportera, l’adieu dit, le soir venu, la sente vivre encore à ses lèvres de village en village comme une chair, comme une soie : la soie même d’une paupière ou d’un sein ! Cueille — et laisse les autres livrer lentement leur cœur à mille abeilles vagabondes, à cette lumière d’été toute-puissante qui les fanera comme elle fane le matin pur et les fera mourir avec lui. »


    Gustave Roud

    Les fleurs et les saisons

    Photographies de l’auteur

    Postface de Philippe Jaccottet

    La Dogana, 1991, réed. 2003