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louis-rené des forêts

  • Louis-René des Forêts, « Ostinato »

     

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    DR

     

    « Le gris argent du matin, l’architecture des arbres perdus dans l’essaim de leurs feuilles.

    Le parcours du soleil, son apogée, son déclin triomphal.

    La colère des tempêtes, la pluie chaude qui saute de pierre en pierre et parfume les prairies.

    Le rire des enfants déboulant sur la meule ou jouant le soir autour d’une bougie à garder leur paume ouverte le plus longtemps sur la flamme.

    Les craquements nocturnes de la peur.

    Le goût des mûres cueillies au fourré où l’on se cache et qui fondent en eaux noires aux deux coins de la bouche.

    La rude voix de l’océan étouffé par la hauteur des murailles.

    Les caresses pénétrantes qui flattent l’enfance sans entamer sa candeur.

    La rigueur monastique, les cérémonies harassantes que les bouches façonnées aux vocables latins enveloppent dans l’exultation des liturgies pour célébrer la formidable absence du maître souverain.

    Les grands jeux dits innocents où les corps se chevauchent dans la poussière avec un trouble plaisir. Les épreuves du jeune orgueil frémissant à l’insulte et aux railleries.

    Le bel été qui tient les bêtes en arrêt et l’adolescent comme un vagabond assoupi sur la pierre.

    Le pieux mensonge filial à celle dont le cœur ne vit que d’inquiétude.

    Le vin lourd de la mélancolie, le premier éclat de la douleur, l’écharde du repentir.

    Les fêtes intimes d’une amitié éprise du même langage, la marche côte à côte sur le sentier des étangs où chacun suspend son pas aux rumeurs amoureuses des oiseaux.

    La fausse guerre dans les cavernes et la neige de Lorraine. Le désastre public sanctionné par l’ignorance, l’avilissement, les aberrations de l’esprit, les discordes, tous les décrets et spoliations qui préparent aux grands ouvrages de la mort.

    L’attente du petit jour, l’ivresse d’avoir peur, les risques encourus aux clairières à franchir d’une foulée haletante.

    La fille pendue à la cloche comme un églantier dans le ruissellement de sa robe nuptiale, le feu pervenche de ses prunelles.

    Le cri émerveillé des naissances. La riante turbulence des oisillons qui s’éveillent et s’abandonnent au vertige encore inouï de la langue.

     

    La foudre meurtrière.

    L’enfant si belle couchée dans la chaleur blanche.

    Le temps qui les en éloigne cruellement sans desserrer la souffrance.

    Les nuits de mauvais sommeil, la parole perdue, son dépôt amer. Les pages embrasées par liasses comme on se dépouille d’un habit impur.

    Le coude-à-coude serré dans l’abandon au rêve d’un renouveau qui abolirait les distances.

    Tout ce qui ne peut se dire qu’au moyen du silence, et la musique, cette musique des violons et des voix venues de si haut qu’on oublie qu’elles ne sont pas éternelles.

    Il y a ce que nul n’a vu ni connu sauf celui qui cherche dans le tourment des mots à traduire le secret que sa mémoire lui refuse.

     

    Mais quand le tour est joué, faut-il en appeler à l’ancienne vie, réinventer son théâtre étonnant, avec ses cris, ses sauvages blessures, ses folies et ses larmes, si c’est pour n’y faire figurer que cette seule ombre tout occupée par le souci de la mort à inscrire son nom sur un tas de déchets hors d’usage ? Vieilleries, vieilleries ! Mettez le feu au décor, réduisez ce décor en cendres, foulez cette cendre avec la même indifférence que la terre qui n’est qu’un charnier où le bruit de nos pas sonne aussi creux que les os des morts.

     

    – Tout ceci n’est donc qu’une fantasmagorie ! Il faut tout brûler ?

    – Laissez. Le temps s’en chargera. »

     

    Louis-René des Forêts

    Ostinato

    Mercure de France, 1997

  • Louis-René des Forêts, « Poèmes de Samuel Wood »

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    © Jacques Robert / Gallimard

     

     

    « En navigateurs aussi hardis qu’aveugles

    Peu leur importe où ils mettent le cap, ils foncent

    Par tourmentes et naufrages jusqu’au point suprême

    Et c’est le même pour chacun d’entre nous

    Ils n’y cueilleront après tant de vaillance

    Que le fruit empoisonné des ténèbres

    Auquel devra goûter pareillement quiconque

    Pour retarder la redoutable échéance

    Ne s’aventure qu’à petits pas prudents

    Ou cherche refuge dans les tâches ordinaires.

    Plus rares ceux qui lui trouvent si peu d’amertume

    Qu’ils le consomment comme un philtre bénéfique

    Délivrés d’eux-mêmes et rendus au sommeil

    Tels ces risque-tout malmenés par le sort

    Engloutis corps et biens dans l’abîme des mers.

     

    Pour nous qui ne l’avons pas bu avant l’heure

    Quand sonnera celle d’en approcher nos lèvres

    Puissions-nous l’avaler sans faire de manières

    Quoiqu’il en coûte d’y être astreint par l’âge

    Non par libre volonté de se détruire

    Ni dans le tumulte d’une action conquérante

    Mais le cœur viendrait-il à nous manquer

    Mieux vaut blêmir devant ce fiel à boire

    Que rougir d’avoir encore envie de vivre

    Ne fût-ce qu’afin de réparer nos torts

    Qui grèvent la mémoire d’un passif cuisant.

     

     

    Silence. Veille en silence. Pourquoi t’obstiner

    À discourir sans rien savoir sur la mort ?

    Que du mot même émane une force sombre

    Crois-tu par tant de mots pourvoir l’adoucir,

    Donner un sens à l’énigme du non sens ?

    Vois plutôt vaguer les oiseaux au soleil

    Écoute leur concert la nuit dans les bois

    D’où s’élèvent en trilles maints duos amoureux

    Qui sonnent clair comme les eaux des montagnes.

    Si proche soit la fin que tu sens venir

    Libère-toi de ton funèbre souci

    Épouse la liesse des créatures du ciel

    Vivre et chanter c’est tout un là-haut ! »

     

    Louis-René des Forêts

    Poèmes de Samuel Wood

    Fata Morgana, 1988

    rééd. in Œuvres complètes, Gallimard, coll. Quarto, 2015