UA-62381023-1

Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

philippe jaccottet

  • Gustave Roud, « La clématite des haies »

    D20C4125-D1DF-456A-AD8A-894630FF0FA1.jpg

    ©CChambard

     

    « Une liane, et pourtant ce n’est point sa tige cannelée, verte à l’ombre et pourpre au soleil, qui s’enroule dans les haies aux branches de coudre ou de fusain. Elle monte, elle retombe, et c’est tout. Mais touchez le long pétiole des deux feuilles opposées qui s’en échappent à chaque longueur de doigt ; touchez aussi les supports de leur cinq folioles : vous les sentirez malgré leur minceur nerveux et souples, musclés comme un corps de jeune chat. Ce sont eux qui s’agrippent et se nouent autour de leurs vivants appuis. Étrange plante où chaque feuille se fait vrille !

    Est-ce donc pour cela qu’elle paraît l’hôte, et non le parasite des arbrisseaux qui l’accueillent ? Le houblon, pour exemple, le chèvrefeuille même ont une façon impérieuse de s’enrouler de tout leur corps aux rameaux. Leur étreinte, elle, avec le seul suspens léger de ses feuilles appariées, par centaines, monte sans effort jusqu’à la cime des aulnes ou des coudriers, puis s’amuse à les parer de retombantes guirlandes et, vers le temps des moissons, à les fleurir.

    Deux par deux, un à l’aisselle de chaque feuille, les corymbes de fleurs se dressent, toujours verticaux, que la tige monte, biaise ou redescende. Et chacun a la délicate architecture d’un bouquet. L’éclosion des boutons – lisses petits œufs vert-pâle – ne monte pas banalement de la base au faîte. Chaque corymbe s’étoile peu à peu, selon un ordre secret, de croix de pétales récurvés, couleur de crème, couronnés d’une épaisse touffe d’étamines. Leur parfum fait songer au miel des hautes ombellifères de mai finissant, mais un miel plus rare et moins amer.

    Le moissonneur aux épaules huilées de soleil qui passe et le respire, les bras rouges de taons écrasés, songe-t-il au temps où, petit berger d’automne, il se taillait dans la tige d’une vieille clématite, d’une vouarble, pour lui donner son nom d’ici, ses premiers, puants, héroïques cigares ? »

     

    Gustave Roud

    Les fleurs et les saisons

    Avec des photographies de l’auteur

    Postface de Philippe Jaccottet

    La Dogana, 2003

  • Gustave Roud, « Le rameau de cerisier »

    fenetre carrouge.jpg

    Fenêtre à Carrouge, photographie de Gustave Roud

     

    « Nos années, l’une après l’autre, élèvent autour de nous un palais de miroirs profonds, la source d’une grandissante féérie. Chaque cycle de saisons laisse en nous sa trace – qui diffère de toutes les autres et compose avec elles un accord toujours plus riche : est-il impossible d’imaginer une longue vie devenue si chargée de ces résonances temporelles qu’elle soit, dans une certaine mesure, victorieuse du temps lui-même ? Chaque instant nouveau (et périssable) éveillant à travers la mémoire les instants semblables qui le précédèrent, l’homme écouterait sans fin (au cœur d’une sorte de Présent perpétuel et magique) vibrer ensemble les harmoniques de son passé.

    Ce rameau de cerisier sauvage qu’avril une fois encore jette au milieu de nos glaces imaginaires, cette petite chose nue et pure comme une seule note très limpide, tue aussitôt que chantée, mille échos temporels s’en emparent et l’orchestrent. De trois corolles les jeux du souvenir font naître un arbre immense, un orage de pétales, d’abeilles et d’odeur. Celui qui suffoque enfin sous le délice de cette floraison spirituelle faut-il lui reprocher comme un crime la pensée qui le hante, née sournoisement d’une attente jamais lasse. “Il faut que l’herbe et la fleur des champs soient fauchées et se flétrissent pour être sauvées par l’homme. C’est lorsqu’une chose n’est plus qu’elle commence à exister pour lui : l’absence, condition de la possession véritable, le périssable, substance de l’éternel”. »

    Gustave Roud

    Les fleurs et les saisons

    Photographies de l’auteur

    Édition préparée et postfacée par Philippe Jaccottet

    La Dogana, 1991

    https://ladogana.ch/les-fleurs-et-les-saisons

  • Giuseppe Ungaretti, « Trois poèmes de “Dialogue” »

    -giuseppe-ungaretti--nostalgi-20190906-134853-giuseppe-ungaretti2.jpg

    DR

     

    « Don

    Dors à présent, cœur inquiet,

    Dors à présent, va, dors.

     

    Dors, l’hiver

    T’a envahi, menace,

    Crie : “Je te tuerai,

    Tu n’auras plus sommeil.”

     

    Ma bouche, dis-tu, donne

    Paix à ton cœur,

    Dors, dors en paix,

    Écoute, va, ton amoureuse

    Pour triompher de la mort, cœur inquiet.

     

     Tu as vu dans mes yeux

     

    Tu prêtes à l’horrible solitude

    Pouvoir de courir au Jardin,

    Généreux amour.

     

    Tu as vu dans mes yeux s’éteindre

    L’amassement de tant de souvenirs

    Chaque jour plus féroces,

    Et un seul souvenir

     

    Prendre forme soudain.

    Ton âme l’a enfermé dans mon cœur

    Et je suis né de nouveau.

     

    À l’épouvante de la solitude

    Tu offres le miracle de ces libres jours.

     

    Guéris-moi de l’âge, donatrice enfant.

     

     

    L’éclair de la bouche

     

    Des milliers d’hommes avant moi,

    Même plus que moi chargés d’âge,

    Mortellement furent blessés

    Par l’éclair d’une bouche.

     

    Ce n’est pas une raison

    Qui apaise la douleur.

     

    Mais qu’avec compassion tu me regardes

    Et parles, un chant commence,

    J’oublie que la blessure brûle. »

                   1966-1968, Traduction : Philippe Jaccottet

     

    Giuseppe Ungaretti

    Vie d’un homme – Poésie 1914-1970

    Traduit de l’italien par Philippe Jaccottet, Pierre Jean Jouve, Jean Lescure, André Pieyre de Mandiargues, Francis Ponge et Armand Robin

    Préface de Philippe Jaccotet,

    Éditions de Minuit/Gallimard, 1973

  • Walter Benjamin, « Le Souhait »

    fl08_column_walter_1368457g.jpg

     

    «  Un soir pour la fin du sabbat, les juifs étaient réunis dans une misérable auberge d’un village de hassidim. C’étaient des gens du coin, à l’exception d’un individu que personne ne connaissait, un homme en haillons, particulièrement misérable, accroupi dans l’ombre du poêle, tout au fond de la salle. On avait parlé à bâtons rompus. Soudain, quelqu’un demanda quel souhait chacun formerait, si on lui en accordait un. L’un voulait de l’argent, l’autre un gendre, le troisième un établi neuf, et ainsi de suite.

    Quand chacun eut opiné, il ne resta plus que le mendiant du coin du poêle. Celui-ci n’obtempéra aux questionneurs que de mauvaise grâce et non sans hésiter :

    – Je voudrais être un roi très puissant, régnant sur une vaste contrée, et qu’une nuit, comme je dormirais dans mon palais, l’ennemi franchit la frontière et qu’avant les premières lueurs de l’aube ses cavaliers eussent atteint mon château sans rencontrer de résistance et que, brutalement tiré de mon sommeil, sans même le temps de passer un vêtement, j’eusse dû prendre la fuite, en chaise, traqué jour et nuit sans relâche par monts et vaux, forêts et collines, jusqu’à trouver refuge ici même, sur un banc, dans un coin de votre auberge. Tel est mon souhait.

    Les autres se regardaient interloqués.

    – Et qu’en aurais-tu de plus ? demanda quelqu’un.

    – Une chemise, répondit le mendiant. »

     

    Walter Benjamin

    Rastelli raconte… et autres récits

    Traduit de l’allemand par Philippe Jaccottet

     Seuil,  1987

     

    Aujourd’hui c’est l’anniversaire de Walter Benjamin, né le 15 juillet 1892 à Berlin.
    Bon anniversaire Walter Benjamin

  • Rafael José Díaz, « Le Crépitement »

    2011-02-22_IMG_2011-02-22_15-27-45_escritor.jpg

    les sept gorges

     

    « Le volcan n’est pas un rêve. Nous en avons fait le tour

    toi et moi, par les sept gorges sous le soleil

    qui tournait plus lentement que nous.

     

    Le volcan ne dormait pas. Il tenait compagnie

    aux pas entre les fleurs, aux étreintes furtives

    comme des incendies au bord d’un autre ciel.

     

    Tu découvris pour moi deux oiseaux

    qui conversaient embrasés sur les branches

    brûlantes du feu ancien du volcan.

     

    Le soleil ou l’œil ou le cratère

    jetaient leur lumière et absorbaient

    la seule lumière jetée par les paupières du rêve.

     

    Paupières,

    tes paupières,

    prises au rêve des miennes.

     

    Comme la toile d’araignée

    que nous vîmes résister à la brise,

    à la présence obscure du volcan,

    de même, les fines paupières

    cherchaient dans l’air le centre intact

    de la vie et de la mort.

     

    Demeure secrète de l’amour, où

    tu  accourais de très loin, du centre

    d’une toile tissée entre le soleil et le néant.

     

    Il n’était pas un rêve, le volcan. Par les sept gorges

    la lumière nous disait qu’il n’était pas un rêve

    l’amour, que les yeux verraient d’autres lumières à l’ombre du rêve. »

    traduit par Guy Rochel

     

    Rafael José Díaz

    Le Crépitement

    Préface de Philippe Jaccottet

    Traductions de l’espagnol par Jacques Ancet,

     Bernard Banoun, Roberto San Geroteo,

     Claude Held, Guy Rochel

     Bilingue

    L’Escampette, 2007

     

    Douzième page pour fêter les vingt ans de L’Escampette

     

  • Gustave Roud, "Les fleurs et les saisons"

    La Rose-mousse

    226-110922175228.jpg

     

    « Saluer les fauteurs de roses rares, les patients trancheurs d’étamines, toujours prêts à poindre le faux dieu Hasard de leurs ciseaux de brodeuse, à lui jeter aux yeux la poudre des pinceaux à pollen ; saluer ces baptiseurs penchés sur mille roses à naître dont une seule devant eux va trouver grâce et mériter un nom… Aimer toute rose, oui, — mais choisir la rose : tel est ici notre plaisir.

    La rose ronde et nue, la rose rose, la rose de toujours. L’antique rosier des jardins paysans qui buissonne, renaît sans relâche au long des siècles, fidèle à soi-même et sans demander nulle greffe, étant franc de pied, comme on dit. Le rosier, parmi les lys, le rosier des dimanches de juin où parfois une fiancée le visite à l’aube, soucieuse d’un bouquet glacé de nuit. Elle pose un vase de verre bleu sur le rebord de la fontaine. Elle entre et froisse au jardin de longues nappes d’odeurs endormies. Elle écoute, mais à la pointe du chemin là-bas nul pas de cheval ne bat encore et le rosier est là qui l’accueille, ses roses mal défendues par une mousse d’aiguillons impuissants, celles d’hier qui défaillent dans une odeur de vin sûri, celles dont le destin se lie au jour naissant, prêtes à débrider comme lui leur calice d’ombre, à laisser s’entrouvrir sous la coupe du ciel leur coupe de pétales.

    Cueille la plus belle, petite fiancée, et que le jeune cavalier qui l’emportera, l’adieu dit, le soir venu, la sente vivre encore à ses lèvres de village en village comme une chair, comme une soie : la soie même d’une paupière ou d’un sein ! Cueille — et laisse les autres livrer lentement leur cœur à mille abeilles vagabondes, à cette lumière d’été toute-puissante qui les fanera comme elle fane le matin pur et les fera mourir avec lui. »


    Gustave Roud

    Les fleurs et les saisons

    Photographies de l’auteur

    Postface de Philippe Jaccottet

    La Dogana, 1991, réed. 2003