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  • W. G. Sebald, « …Le paysage, depuis la pièce au plafond bleu… Austerlitz, extrait »

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    « Le paysage, depuis la pièce au plafond bleu qu’Adela désignait toujours comme ma chambre, frisait en vérité le surnaturel. Mon regard dominait la cime des arbres, pour la plupart des cèdres et des pins parasols, tableau de vertes collines étagées depuis la route en contrebas de la maison jusqu’aux rives du fleuve ; je voyais de l’autre côté les plis sombres des masses montagneuses et restais de longs moments les yeux rivés sur la mer d’Irlande, dont l’aspect changeait sans cesse au gré des heures et des caprices du temps. Combien de fois ne me suis-je planté devant cette fenêtre ouverte sans pouvoir retenir la moindre pensée à la vue de ce spectacle jamais le même. Le matin, là-bas, la face ombreuse du monde et la grisaille de l’atmosphère reposaient en strates sur les eaux. L’après-midi, au sud-ouest, de gros nuages ventrus montaient souvent à l’horizon, se bousculaient et se multipliaient à foison pour former versants à la blancheur neigeuse et abruptes falaises, s’accumulaient pour atteindre des hauteurs toujours plus vertigineuses, aussi vertigineuses, me dit un jour Gerald, que les sommets des Andes ou les montagnes de Qaraqorum. Puis, dans le lointain, des averses chassées vers les terres pendaient sur l’océan comme les lourds rideaux d’un théâtre ; et les soirs d’automne, les brumes roulaient sur la plage, s’amoncelaient sur les flancs des reliefs et partaient à l’assaut de la vallée. Mais surtout, par les lumineuses journées d’été, toute la baie de Barmouth était revêtue d’un éclat si uniforme que le sable et les eaux, la mer, le rivage, le ciel et la terre se confondaient. Toutes les formes et les couleurs étaient noyées dans une vapeur gris perle ; il n’y avait plus de contrastes ni de dégradés, seulement une pulsation imperceptible et instable de la lumière, un flou indifférencié d’où n’émergeaient que les figures les plus fugitives ; et singulièrement, je m’en souviens très bien, c’est l’évanescence de ces contours qui, à l’époque, me donna le sentiment de l’éternité. »

    W. G. Sebald

    Austerlitz

    Traduit de l’allemand par Patrick Charbonneau

    Actes Sud, 2002

  • W. G. Sebald, « Les Émigrants »

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    © : Eamonn McCabe

     

    « Quand au cimetière juif, le fonctionnaire me remit, après avoir quelque peu cherché dans un coffre ad hoc suspendu au mur, deux clés dûment étiquetées, en me donnant cette explication pour le moins étrange que pour parvenir au cimetière juif il fallait, à partir de l’hôtel de ville, marcher mille pas vers le sud, en ligne droite, jusqu’au bout de la Bergmannstrasse. Lorsque je fus arrivé devant la grille, il s’avéra qu’aucune des deux clefs n’entrait dans la serrure. J’escaladai donc le mur d’enceinte. La vision qui s’offrit à moi ne correspondait pas à l’idée qu’on se fait d’un cimetière ; je vis un terrain en friche depuis de longues années, couvert de sépultures s’affaissant et tombant progressivement en ruine, de hautes herbes, des fleurs des champs, et les ombres mouvantes de quelques arbres. Seule une pierre çà et là montrait sur l’une des tombes que quelqu’un avait dû rendre visite à un défunt – mais depuis quand ? Si les inscriptions gravées n’étaient pas toutes déchiffrables, les noms encore lisibles – Hamburger, Kissinger, Wertheimer, Friedländer, Arnsberg, Frank, Auerbach, Grunwald, Leuthold, Seeligmann, Hertz, Goldstaub, Baumblatt et Blumenthal – m’inclinèrent à penser que les Allemands n’avaient peut-être rien tant envié aux Juifs que leurs beaux noms, si liés au pays et à la langue dans lesquels ils vivaient. Un frisson me parcourut devant une tombe où reposait Meier Stern, décédé le 18 mai, soit le jour de ma naissance, et de même le symbole de la plume d’oie sur la stèle de Friederike Halbleib, morte le 28 mars 1912, provoqua en moi un trouble dont je dus m’avouer que je ne parviendrais jamais à percer complètement les raisons. Je me l’imaginais écrivain, penchée solitaire et le souffle court sur son travail, et à présent que j’écris ces lignes, il me semble que c’est moi qui l’aie perdue et que la douleur de sa perte reste entière malgré le long temps écoulé depuis sa disparition. Je suis resté au cimetière juif jusqu’à la mi-journée, parcourant les rangées de tombes en lisant les noms des morts, mais ce n’est que tout à la fin que j’ai découvert, non loin de la grille fermée, un monument funéraire plus récent portant sous les noms de Lily et Lazarus Lanzberg ceux de Fritz et de Luisa Ferber. Je présume que c’est l’oncle de Ferber, Leo, qui a fait ériger cette tombe. L’inscription dit de Lazarus Lanzberg qu’il est mort à Theresienstadt en 1942, et de Fritz et Luisa qu’ils ont été déportés en novembre 1941 et n’ont plus reparu. Je suis resté longtemps devant cette sépulture où il aura été donné à la seule Lily, qui avait mis fin elle-même à ses jours, de reposer. Je ne savais que penser, mais avant de quitter l’endroit j’ai déposé, comme le veut la coutume, une pierre sur la tombe. »

     

     W. G. Sebald

    « Max Ferber » in Les émigrants

    Traduit de l’allemand par Patrick Charbonneau

    Actes Sud, 1999 (édition originale allemande, 1992)

  • W. G. Sebald, « Le promeneur solitaire »

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    « Le premier texte que j’ai lu de Walser était son Kleist à Thoune, où il est question des souffrances endurées par un homme qui désespère de soi et de son métier, et du paysage environnant, d’une enivrante beauté. “Kleist est assis sur le mur d’un petit cimetière. Il fait un temps humide et lourd à la fois. Il ouvre son habit pour dégager sa poitrine. En contrebas, comme jeté dans les profondeurs par une puissante main divine, s’étend le lac éclairé d’une lumière rougeâtre et jaunâtre. Les Alpes se sont animées et plongent leur front dans l’eau, en mouvement merveilleux.” Plus tard, je n’ai cessé de revenir à ce bref récit de quelques pages et, partant de lui, d’explorer l’œuvre walsérienne au gré d’excursions plus ou moins étendues. Est également lié à l’expérience de ces premières lectures, remontant à la seconde moitié des années soixante, le fait que j’aie trouvé, insérée entre les pages de la biographie de Keller par Bächtold, dont j’avais acheté d’occasion les trois volumes à Manchester, une belle photographie sépia de la maison sur l’île de l’Aare dans laquelle, au milieu des buissons et des arbres, Kleist travaillait, au printemps de 1802, à son drame de la folie, La Famille Ghonorez, avant de devoir se rendre, lui-même malade, à Berne, pour y être soigné par le Dr Wyttenbach. Depuis, j’ai lentement compris que tout est lié par-delà les époques et l’espace, la vie de l’écrivain prussien Kleist et celle du prosateur suisse qui dit avoir été l’employé d’une société de brasserie par actions à Thoune, l’écho d’un coup de pistolet sur le Wannsee et le regard par une fenêtre de l’asile d’Herisau, les promenades de Walser et mes propres excursions, les dates de naissance et les dates de décès, le bonheur et le malheur, l’histoire naturelle et celle de notre industrie, celle de notre pays et celle de l’exil. Sur tous les chemins, Walser m’a sans cesse accompagné. Il suft que je quitte un moment mon travail quotidien pour l’apercevoir quelque part à l’écart, gure reconnaissable entre toutes du promeneur solitaire qui contemple un instant le paysage qui l’entoure. Et parfois je m’imagine voir par ses yeux le Seeland sous la lumière, et au milieu du Seeland, telle une île scintillante, le lac, et sur cette île au milieu du lac une autre île, l’île de Saint-Pierre, “baignant dans la légère vapeur, dans la lumière laiteuse et tremblante de l’aurore.” »

     W. G. Sebald

     Le Promeneur solitaire. En souvenir de Robert Walser

     in Séjours à la campagne

     Traduit de l’allemand par Patrick Charbonneau

     Actes Sud, 2005

    Posté le 18 mai 2014,

    soixante-dixième anniversaire de Max Sebald