lundi, 22 février 2016
François Dominique, « Dans la chambre d’Iselle »
« Lucy m’observe avec un sourire moqueur : “Souviens-toi, au début, quand nous n’étions pas sûrs d’avoir un enfant… – Oui, nous disions que si nous parvenions à faire cet enfant, il valait mieux attendre la naissance pour trouver un nom. – Nous disions Il ou Elle, et moi j’aimais dire L’Enfant… – Et puis, nous avons dit : si c’est un garçon, il s’appellera Ilan ; Ilan est l’arbre de vie en hébreu. Une fille ? Elle s’appellera Ella. – Mais Franck, tant que nous ne savions pas, c’était Ilelle, que tu as changé en Ilèle. J’ai du mal avec ce nom androgyne, parce que j’ai rêvé que notre fille naissait avec une peau rose et lisse entre les jambes, comme ces poupées en plastique que nos lointains aïeux offraient à leurs enfants. Je ne veux pas d’un enfant asexué.”
Nous regardons par la fenêtre la course lente des nuages. Lucy caresse mes lèvres du bout des doigts. “Franck, je pense à un autre nom… Ce serait Iselle. – Où as-tu déniché ce nom ? – Dans un rêve de la nuit dernière… – Que veux-tu dire ? – J’ai rêvé que j’étais à la fête des Enfants nouveaux. Il y avait une ronde autour d ‘un feu de joie. Des enfants sont en train de brûler le bonhomme hiver. La ronde tourne de plus en plus vite, jusqu’à épuisement des enfants qui s’endorment autour du brasier. Une fille ne dort pas ; elle regarde le brasier qui s’éteint. Je m’approche et lui demande son nom. Elle tend la main vers les cendres brûlantes. À ce moment précis, je vois s’élever des cendres les premières fleurs du printemps ; la chaleur ne les blesse pas, elles sont colorées, intactes : des primevères et des crocus. La fille se tourne vers moi et dit : C’est le Gisement des Noms, vous n’avez qu’à choisir ! Regardez bien, fermez les yeux, rêvez à des noms, ouvrez les yeux. J’obéis. Je m’endors, je rêve et me réveille dans mon rêve : plus de fille, plus de cendres, plus de fleurs, mais une vaste forêt claire. Je suis debout sous un arbre. Le vent agite les branches ; le bruissement des feuillages se change en voix, en mots, une litanie de noms inconnus ; et là, je me réveille tout à fait avec un seul nom au bord des lèvres : Iselle. – J’envie ton rêve, Lucy. Je suis d’accord, notre fille s’appellera Iselle : je vais composer une berceuse sur les lettres de ce nouveau nom, i. s. e. l. l. e.” »
François Dominique
Dans la chambre d’Iselle
Verdier, 2015
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samedi, 13 février 2016
Li Po, « Buvant seul sous la lune »
Li Po, portrait imaginaire par Liang Ka, XIIIe siècle
Deux traductions d'un même poème
« un pichet de vin au milieu des fleurs,
je bois seul, sans compagnon
levant ma coupe je convie la lune claire
avec mon ombre nous voilà trois
la lune hélas ! ne sait pas boire,
et mon ombre ne fait que me suivre
compagnes d’un moment, lune et ombre,
réjouissons-nous, profitons du printemps
je chante, la lune musarde
je danse, mon ombre s’égare
encore sobres ensemble nous nous égayons
ivres chacun s’en retourne
mais notre union est éternelle, notre amitié sans limite
sur le Fleuve céleste là-haut nous nous retrouverons
Li Po
Buvant seul sous la lune
Poèmes traduit du chinois par
Cheng Wing fun & Hervé Collet
Moundarren, 1998
&
« Pichet de vin posé parmi les fleurs.
Boire tout seul privé de compagnon.
Levant ma coupe, je salue la lune
Nous sommes trois : elle mon ombre et moi.
La lune cependant ne sait pas boire
L’ombre non plus qui m’a toujours suivi.
Mais buvons à mon ombre et à la lune
C’est l’éphémère joie de ce printemps.
J’entonne un chant – la lune suit mon rythme
Je danse l’ombre danse au même pas.
L’éveil et la joie pure d’être ensemble.
L’ivresse dissipée chacun se quitte.
Errants à tout jamais liés et seuls
Les retrouvailles dans la Voie lactée. »
Ombres de Chine
Douze poètes de la dynastie tang (680-870) et un épilogue
Choix, traduction et commentaire André Markowicz
Inculte / dernière marge, 2015
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jeudi, 11 février 2016
Françoise Ascal, « Des voix dans l’obscur »
« non
pas de “belles histoires” à raconter les histoires ça vole dans l’air on les capte d’une main joueuse je ne sais pas jouer je n’ai pas de filet à histoires juste du fil à coudre utile pour les plaies coudre et recoudre ce qui bée une spécialité en quelque sorte réparer recoller rafistoler ravauder avec plus ou moins de succès paroles qui tombent et se cassent dans le vide murs qui se fendent toits qui s’écroulent draps qui se déchirent peau qui se fane veines qui éclatent c’est mon lot je pose des mots-sutures sur ce qui souffre c’est une addiction comme une autre
peut-être est-ce mon corps troué que je cherche à rejoindre dans la moindre faille
glisser la langue entre les molécules disjointes mâcher les noms perdus sucer le rien saliver
lèvres closes cimenter l’absence
peut-être est-ce vous qui m’appelez vous qui n’êtes plus
vous qui avez fui sans légendes à hisser dans les livres »
Françoise Ascal
Des voix dans l’obscur
5 dessins de Gérard Titus-Carmel
coll. écri(peind)re, Æncrages & Co, 2015
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lundi, 08 février 2016
Li Qingzhao, « Le printemps est venu »
pour saluer le Nouvel An chinois – fête du Printemps
année du Singe de feu
« Le printemps est venu jusqu’à ma cour.
Tendre est le vert des herbes.
Les boutons rouges des pruniers,
à peine éclatés,
sont près à s’épanouir.
Les nuages bleus s’estompent
en poussière de jade.
Je m’attarde à mon rêve de l’aube :
Je brisais avec toi
la cruche printanière.
Les ombres des fleurs s’alanguissent
et se posent sur les portes.
La lueur pâle de la lune s’étale
sur le rideau translucide.
Un si beau soir !
Deux fois en trois ans,
tu as manqué le printemps.
Reviens, reviens vite !
Et jouissons de celui-ci
jusqu’au fond de nos cœurs ! »
Li Qingzhao (1084-1151 ?)
Les fleurs du cannelier
Traduit du chinois par Zheng Su
Interprété et présenté par Ferdinand Stoces
Ophée / La Différence, 1990
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vendredi, 05 février 2016
Yang Wan li, « la nuit, buvant »
« la nuit, je bois dans le studio vide et froid
je me déplace pour me rapprocher du poêle gainé de bambou
le vin est nouveau, pressé de ce soir
la bougie est courte, restée de la nuit dernière
un morceau de canne à sucre pourpre, gros comme une poutre
une mandarine dorée, même le miel ne saurait lui être comparé
dans l’ivresse monte un poème
je saisis mon pinceau, impossible d’écrire »
Yang Wan li –(1127-1206)
In Éloge de la cabane
Poèmes choisi et traduits du chinois par
Cheng Wing fun & Hervé Collet
Moundarren, 2009
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mercredi, 03 février 2016
Tshanyang Gyatsho, « La raison de l’oiseau »
« La fine écriture noire
se dissout goutte à goutte.
Mais les desseins muets du cœur
ne se laissent pas gommer…
*
Éclat de son teint : bien que sa bouche
ait souri à tous les gens assis,
du petit coin de l’œil où s’ouvre la paupière,
c’est mon visage de jeune homme qu’elle fixait !
*
J’ai tracé un dessin sur la terre :
Il donnait la mesure des étoiles du ciel.
Du corps de mon aimée, j’ai étreint la douceur
sans rien élucider, du fond de sa pensée…
*
Il neigeait à la brune
Quand je suis parti pour chercher mon amie :
plus question de secret,
la neige aura gardé la trace de mes pas ! »
Tshanyang Gyatsho — sixième Dalaï Lama
La raison de l’oiseau
Traduit par Bénédicte Vilgrain
Fata Morgana, 2012
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lundi, 01 février 2016
Chao Zhongzhi, « En route de nuit »
Shi T'ao, 1642-1707
« Plus je vieillis, plus le désir des mérites et de la renommée s’estompe,
Et sur ma pauvre haridelle, seul, j’emprunte la longue route.
Dans le village isolé, des lampes qui luisent jusqu’à l’aube
M’informent que toute la nuit quelqu’un a lu des livres. »
Chao Zhongzhi (1072 - ?)
La dynastie des Song du sud (1127-1279)
Traduit par Stéphane Feuillas
In Anthologie de la poésie chinoise
Pléiade / Gallimard, 2015
19:22 Publié dans Écrivains, Édition | Lien permanent | Tags : chao zhongzhi, stéphane feuillas, anthologie de la poésie chinoise, pléiade gallimard